JOURNAL DE BORD DE GAZA 37
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et le siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Samedi 16 juin 2024.
Ce dimanche, c’est l’Aïd el-Adha. C’est la plus importante fête de l’islam, à l’occasion de laquelle on sacrifie un mouton. Normalement, dans les premiers jours du mois de dhou al-hija1, avant l’Aïd qui a lieu le dixième jour, on se prépare spirituellement. Mais c’est aussi l’occasion de faire des achats, de préparer des gâteaux, et surtout d’offrir des cadeaux aux enfants. Ils reçoivent une enveloppe avec de l’argent, appelée aidiyeh, comme pour l’Aïd qui suit le ramadan. Ils font le tour de la famille pour voir les oncles, les amis, et surtout pour recevoir cette petite somme d’argent. D’habitude, j’achète aussi des chocolats. Aujourd’hui, dans toute la bande de Gaza on ne trouve plus un seul bonbon.
Beaucoup d’enfants vont fêter cet Aïd sans leurs parents, ni leurs frères et sœurs, parce qu’ils ont été tués dans les massacres. Ils n’auront personne pour leur acheter de nouveaux habits ou leur donner une aidiyeh.
Comme vous le savez, j’ai quatre enfants : les trois fils de ma femme Sabah et Walid, notre petit dernier. J’ai donné un surnom à chacun des quatre. Moaz, l’aîné, qui a 14 ans, je l’appelle ‘Abkarino, « le génie », parce qu’il utilise son cerveau de façon très maligne pour diriger ses frères et les faire travailler à sa place. Le deuxième, Sajid, a 12 ans et je l’appelle ‘Adalat, « Monsieur Muscle ». C’est le petit costaud qui est toujours là pour m’aider à remplir la citerne d’eau, à faire les courses, etc. Le petit Anas, 9 ans, je l’appelle « l’international », parce que c’est un mélange des deux. Il est très malin et il est musclé. Il utilise son cerveau et en même temps il utilise ses muscles, il est aimé par tout le monde, c’est un passe-partout. Je fais cette courte présentation avant de vous raconter comment Sajid a vécu cette préparation à l’Aïd dans cette situation de guerre où nous manquons de tout.
« JE SAIS QUE CE N’EST PAS LE MOMENT »
On offre toujours des habits aux enfants ce jour-là, parce qu’ils doivent être bien vêtus pour la fête, et c’est une occasion de renouveler leurs vêtements. Mais cette année, il n’y a pas d’habits à vendre dans toute la bande de Gaza. En avril, lors de l’Aïd al-fitr, le « petit Aïd » qui marque la fin du ramadan, nous avions eu la chance de recevoir un colis de France avec des vêtements. Là, en revanche, nous attendions un envoi, mais rien n’est encore arrivé au moment où j’écris ces lignes. Sajid rêve de vêtements neufs. Il a dit à sa maman : « J’ai vu qu’il y avait un endroit où on vend des habits pour khalo . » Les enfants de Sabah m’appellent ainsi, ce mot veut dire « oncle maternel ». J’ai souri parce que j’ai bien compris ce qu’il voulait dire : il espérait que si j’achetais des habits pour moi, je devrais aussi en prendre pour lui.
Je lui ai répondu, avec un sourire en coin, pour le faire un peu marcher : « Moi, je n’en ai pas besoin, tu sais. Et puis, pourquoi fêter l’Aïd ? On vit sous une tente, je n’ai pas besoin de beaux habits. Depuis huit mois je porte en alternance deux t-shirts et deux pantalons. »
Il n’a pas réagi, mais deux ou trois heures plus tard, il a dit : « Mais je crois qu’à Nusseirat, on pourra trouver quelque chose pour Walid. » Il s’est dit que si le prétexte ne fonctionnait pas avec khalo, peut-être qu’il pourrait utiliser Walid. Toujours avec le même sourire, j’ai dit : « Ce n’est pas le moment d’acheter des choses pour Walid, et de toute façon il n’y a plus rien sur les marchés. » Sajid a insisté : « Karim dit qu’à Nusseirat, il y a des habits pour les enfants, on pourra trouver des habits pour Walid. » Karim a le même âge que Sajid, mais c’est un jeune frère de Sabah. Sajid était un peu vexé, sa mère et moi avons continué à le taquiner. Finalement, je lui ai dit :
— Tu sais, on m’a dit qu’à Nusseirat, il y a une boutique qui vend des habits pour vous, ils ont exactement vos tailles, à tous les trois. Et apparemment, ce sont de beaux vêtements.
— Oui, oui ! J’en ai entendu parler aussi !
— Alors tu veux des habits pour l’Aïd ? Pourquoi tu ne me l’as pas dit directement ?
— Je ne voulais pas te le dire parce que je sais que ce n’est pas le moment, mais tu sais que j’aime être bien habillé pour la fête, surtout si on va chez ma grand-mère, comme d’habitude.
LES ISRAÉLIENS ONT INTERDIT L’ENTRÉE DES MOUTONS ET DES VEAUX POUR L’AÏD
Je lui ai dit qu’on allait se rendre à Nusseirat, même si je savais qu’on n’y trouverait pas grand-chose, parce que j’ai déjà cherché partout. Il n’y a plus rien sur les marchés dans toute la bande de Gaza. Finalement, on a quand même trouvé quelque chose, mais cela n’avait rien à voir avec des vêtements de l’Aïd. C’étaient peut-être des habits neufs, mais avant la guerre, on n’en aurait même pas voulu comme pyjama. Ces vêtements pour les trois enfants de Sabah nous ont coûté une fortune : 900 shekels (225 euros), alors qu’avant la guerre on aurait payé moins de 50 shekels (12 euros). Mais nous avons acheté ces vêtements pour faire plaisir eux enfants. Au moins, c’était nouveau. Tout le monde était content.
Si je vous raconte l’histoire de Sajid, c’est pour vous montrer que malgré tout ce qu’on est en train de vivre, les souffrances, les massacres, l’Aïd est toujours un rite important pour les enfants, loin de de tout ce qu’il se passe autour de nous.
C’est pour eux un moment de joie. Malheureusement, des milliers d’enfants n’ont pas eu de nouveaux habits, comme Sajid, parce qu’il n’y a presque plus de vêtements à acheter et que de toute façon la majorité des gens n’en ont pas les moyens. En outre, cette année, il n’y aura pas de sacrifice, parce qu’il n’y a pas de moutons ni de veaux dans toute la bande de Gaza. Les Israéliens empêchent l’entrée de l’aide humanitaire depuis presque deux semaines, et surtout, ils ont interdit l’entrée des moutons et des veaux pour l’Aïd. Quelques fermiers en ont, mais c’est loin de suffire pour tout le monde. C’est donc une fête manquée, à cause du poids dans nos esprits des massacres, des boucheries où des enfants ont perdu leurs parents, leurs proches, leurs maisons. Et puis on n’arrive pas à fêter au niveau spirituel, à vraiment vivre complètement cet événement, car le sacrifice est fortement recommandé pour ceux qui en ont les moyens.
Cet Aïd manqué nous rappelle le précédent, l’Aïd al-fitr, le « petit Aïd », quand on espérait une trêve pendant le ramadan. À chaque Aïd, on a l’espoir d’un cessez-le-feu, mais il n’arrive pas. Et là c’est pareil malheureusement. On fête l’Aïd sous les bombardements, au milieu des massacres, des crimes, des boucheries.
Malgré tout, j’étais content pour Sajid. Quand nous sommes rentrés chez nous, sous notre tente, il était si heureux qu’il s’est endormi avec ses nouveaux habits à côté de lui. Depuis deux jours, le matin, il se demande : « Est-ce que je porte ce pantalon ou celui-là ? Ce t-shirt ou l’autre ? » Et je suis heureux parce que je vois dans ses yeux qu’il est enchanté de ses vêtements. Et comme je fais tout pour que les enfants ne se rendent pas compte que nous sommes dans la misère, pour leur faire croire que nous menons une vie normale, même si c’est sous une tente, je suis content qu’ils pensent aux habits, à l’Aïd, et que Sajid ait demandé à Sabah de faire des gâteaux, des maamoul. Je suis heureux que Sajid ait ce caractère joyeux, et qu’il soit gourmand comme moi.
Je vois cette joie de vivre dans ses yeux et ceux de ses frères, ce plaisir de la fête, de s’éloigner pendant un moment des circonstances que nous vivons. J’espère qu’il y aura un cessez-le-feu et que les enfants pourront fêter l’Aïd comme il faut. Nos enfants ont vécu dans les pires conditions, ils méritent que tout ça s’arrête, et de vivre comme les autres enfants du monde, porter de beaux habits, recevoir des cadeaux, jouer dans les parcs d’attractions, aller au bord de la mer.
Vendredi, j’ai pu leur faire une surprise. J’ai apporté une petite piscine gonflable. Ils étaient ravis. Surtout Walid et « Monsieur Muscle », Sajid, qui a le cœur d’un petit enfant, et qui a joué avec Walid. Je suis tellement heureux de voir leurs yeux briller. Et d’avoir transformé notre tente en villa, avec une piscine qui fait la joie des enfants.
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