11 juin 1957-11 juin 2024
«Amis de la Révolution: frères de lutte, gratitude éternelle».
Alger, mardi 11 juin 1957, rue Flaubert, 23h30. Dans la rue, des patrouilles de soldats en armes guettent les ombres furtives. Le couvre-feu boucle les Algérois chez eux.
Josette et Maurice Audin veillent encore, histoire de dissiper un tant soit peu l'inquiétude que la gravité de ces moments de tension que la «Bataille d'Alger» fait peser sur les Algériens, sans distinction. Michèle (3 ans), Louis (18 mois), et Pierre, né il y a un peu plus d'un mois, leurs trois enfants dorment.
Josette, vingt-six ans, est encore en congé maternité. Elle n'a pas repris son poste de professeur de mathématiques au lycée.
Maurice, vingt-cinq ans, est, lui, assistant à la Fac de sciences d'Alger. Il prépare une thèse de doctorat à la Sorbonne. Tous deux membres du Parti communiste algérien, interdit.
Dans la cage d'escalier, le capitaine Mevis, un lieutenant et plusieurs parachutistes du 1er RCP (Régiment de chasseurs parachutistes) grimpent quatre à quatre les escaliers. Le capitaine sonne à une porte.
Josette ouvre. Elle est entraînée dans une autre pièce pendant que les paras interrogent Maurice. Elle a un regard de tendresse pour Maurice, vite abrégé par l'officier de renseignements qui saisit le jeune homme par le bras. Maurice embrasse sa femme et ses trois enfants endormis.
Ne vous inquiétez pas, on vous le rend d'ici une heure!
Le capitaine et le lieutenant, officier de renseignement, emmènent Audin au Centre de tri
du 1er RCP à El-Biar, sur les hauteurs d'Alger, où commence son interrogatoire.
Des parachutistes s'installent dans l'appartement des Audin, interdisant le moindre contact avec l'extérieur.
Rue Flaubert, mercredi 12 juin, 15h30. Henri Alleg, directeur d'Alger Républicain, un ami, se présente au domicile des Audin. Il tombe dans la souricière. Le capitaine Soual vient vérifier l'identité de la «prise du jour»...
Mercredi 12 juin, 20h30, Centre de tri. Alleg subira la torture des heures durant.
Pour la «Question», c'est le «Docteur Scalpel» qui s'en charge. «On le surnommait ainsi parce qu'il aimait travailler les suspects au scalpel.» Henri ne parlera pas. Ce qui fait sortir de leurs gonds les militaires présents: «Amenez son complice, il est dans l'autre bâtiment!» hurle le «Docteur». Maurice arrive, flottant dans sa chemisette. Le visage défait. «Maurice, dis à ton ami les horreurs qu'on t'a faites hier soir, ça lui évitera de les subir lui aussi!» lui hurle un para.
Maurice, hagard, regarde en direction de son ami et lâche en un souffle: «C'est dur, Henri...»
Mercredi 12 juin, Centre de tri, 1h30 du matin. Un médecin, algérien, le Docteur Georges Hadjadj, en piteux état, flanqué de quatre parachutistes, dont le capitaine Mevis, est mis en présence de Maurice Audin: «J'ai vu Audin à deux reprises différentes lors de mon séjour dans l'immeuble d'El-Biar des parachutistes. La première fois, c'est au cours de la nuit du 11 au 12 juin 1957. J'étais à ce moment-là au deuxième étage, à l'infirmerie, où j'avais été amené dans l'après-midi à la suite d'une crise tétaniforme que l'électricité avait provoquée.
Il y avait par terre une porte, Audin était attaché, nu à part un slip, et étaient fixées d'une part à son oreille et d'autre part à sa main des petites pinces reliées à la magnéto par des fils.»
(...) «La seconde fois, Audin a pu, me raconter les sévices qu'il avait subis. Il en portait encore les traces: des petites escarres noires, il avait subi l'électricité. On lui avait fixé les pinces successivement à l'oreille, au petit doigt de la main, aux pieds, sur le bas-ventre, sur la verge. Il avait eu aussi l'eau. Il avait perdu son tricot parce qu'on s'en était servi pour emmailloter sa figure avant de glisser entre ses dents un morceau de bois et le tuyau, et puis bien sûr le parachutiste qui lui sautait sur l'abdomen pour lui faire restituer ce qu'il avait eu comme eau.»
Jeudi 12 juin, 10h00. Le motif de l'assignation de Maurice Audin est révélé: «Membre actif du Parti communiste algérien (clandestin), compromis dan
s l'affaire des bombes qui ont secoué Alger les semaines précédentes. Vérification des activités.»
Vendredi 15 juin. Le général de brigade de Bollardière adresse au général d'armée, commandant interarmées de la 10e Région militaire (Alger), une lettre: «Convoqué ce jour à dix heures par le général Massu, j'ai été obligé de prendre nettement conscience du fait que j'étais en désaccord absolu avec mon chef sur les méthodes employées. J'ai donc l'honneur de vous demander d'être immédiatement relevé de mes responsabilités.»
À la lecture de la lettre, le général Massu est fou de rage, il écrit aussitôt au général Salan: «À la suite de l'entretien d'une heure, j'ai accédé à la demande du général de Bollardière, il m'a quitté en déclarant: ‘'Je méprise ton action.''»
Samedi 16 juin. Josette Audin, aussitôt libre de ses mouvements, alerte toutes les autorités, militaires, policières, judiciaires. Josette ne reverra jamais plus son mari, Maurice Audin!
Vendredi 20 juin. Les parachutistes, qui n'ont rien pu tirer d'Henri Alleg, espèrent que Maurice Audin leur permettra, par ses aveux, d'arrêter plusieurs dirigeants communistes, et notamment André Moine, la bête noire du capitaine Soual... Ils décident donc de pratiquer un nouvel interrogatoire. Maurice Audin est alors «questionné», par le «Docteur».
Malgré l'interrogatoire musclé, Maurice ne livre aucun renseignement.
Le «Docteur Scalpel», pris d'une crise de fureur, bondit à la gorge de Maurice Audin...
Paul Aussaresses, commandant de la 10e division parachutiste, à la fin de sa vie avouera: «La vérité, c'est qu'on a tué Audin (...)» «Bien sûr, j'ai obéi à Massu. Oui, [Massu] a dit, c'est pour les faire réfléchir. Pour qu'ils s'arrêtent de faire des attentats spectaculaires... Pour l'exemple», tranchera Aussaresses face au journaliste Jean-François Deniau (in La Vérité sur la mort de Maurice Audin).
Comme on dit, «la vérité est souvent dans l'oeil de celui qui regarde!» Aussaresses est devenu borgne, comme Jean-Marie Le Pen. La vérité est à chercher ailleurs. Le contrepoint réside, indubitablement, dans la déclaration de Abdelmadjid Tebboune, faite à l'occasion de la commémoration du 79e anniversaire des massacres du 8 Mai 1945: «Le dossier de la mémoire est inaliénable et imprescriptible, et ne peut faire l'objet de concession ou de marchandage. Il restera au centre de nos préoccupations, jusqu'à ce qu'il jouisse d'un traitement objectif, audacieux, qui rende justice à la vérité historique.»
Ce sera justice rendue aussi aux autres martyrs qui ont pour nom Maurice Laban, Fernand Yveton, Henri Maillot, Raymonde Peschard, entre autres, et à ces 3 000 disparus en même temps que Audin, durant cette sanglante Bataille d'Alger. Ces Algériens de coeur et aussi aux Amis de la Révolution à qui le chef de l'État a rendu, le 5 juillet 2022, un vibrant hommage, en inaugurant une stèle dédiée aux «Amis de la Révolution algérienne», à l'occasion de la célébration du 60e anniversaire du recouvrement de la souveraineté nationale. Ornée de la mention «Amis de la Révolution: frères de lutte, gratitude éternelle».
Saïd OULD KHELIFASaïd OULD KHELIFA
00:00 | 11-06-2024
https://www.lexpressiondz.com/chroniques/en-toute-liberte/maurice-audin-une-absence-deraisonnable-328134
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