Pour combattre le Vietminh, de 1945 jusqu’à Diên Biên Phu, le corps expéditionnaire français a enrôlé 180 000 soldats africains et maghrébins, envoyés loin de chez eux faire une guerre qui ne les concernait pas.
L’écrivain marocain, Abdellah Taïa, ne sait rien du premier mari de sa mère. Son premier amour, celui avec qui, très jeune, elle a eu son premier enfant. M’Barka Allali n’a jamais rien dit à son fils, huitième de la fratrie issue de son second mariage. L’auteur de « Vivre à ta lumière » (éd. du Seuil, 2022), hommage émouvant à sa mère, s’en veut terriblement de ne pas l’avoir questionnée de son vivant. Quel choc lorsqu’il a appris par l’une de ses sœurs lors de ses obsèques en 2010 que ce mari avait été envoyé en Indochine dans les années 1950 se battre pour la France et n’en était jamais revenu.
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« Cet homme est allé si loin faire une guerre qui ne le concernait pas, pour tuer des gens qui ne lui avaient rien fait… Il a rencontré la mort dans un territoire qui n’existait pas pour lui, un pays qui n’avait aucune réalité pour lui », nous dit Abdellah Taïa. Quelque part au Vietnam, une tombe attend depuis soixante-dix ans d’être visitée. Ou peut-être n’y a-t-il pas de tombe. Personne ne sait. « Depuis ce jour de 2010, j’ai le désir d’aller au Vietnam, essayer de retrouver là où il est mort. Pour lui rendre hommage, faire la prière musulmane à laquelle il n’a pas eu droit. Personne n’est allé sur sa tombe. C’est d’une solitude extrême », dit l’écrivain de l’exil et des identités.
On a souvent justifié l’oubli de la guerre d’Indochine par sa géographie lointaine, ainsi que par la concurrence de la guerre d’Algérie en 1954 et de celle menée par les Américains au Vietnam qui ont toutes les deux éclipsé la débâcle française en Extrême-Orient. Une autre raison explique pourquoi on s’y est peu intéressé. Pour composer le corps expéditionnaire, le gouvernement français a fait appel aux soldats de métier, à la Légion étrangère (50 % d’Allemands), mais surtout aux soldats de son empire. Une grande partie des « anciens d’Indo » étaient originaires de l’Indochine, du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne.
Les indigènes ? La France les avait déjà mobilisés, lors des deux guerres mondiales, les tirailleurs indochinois se battaient aux côtés des Sénégalais et des Algériens. Quand il s’est agi de faire la guerre en Indochine, elle décida aussi d’envoyer des soldats africains. Plus de 180 000 hommes y débarquèrent entre le printemps 1947 et l’été 1954. Soit près de 30 % des effectifs (490 000). Des dizaines de milliers y sont morts.
L’Afrique ? Un réservoir humain et une aubaine
En 1947, sur le terrain, l’armée française a besoin d’hommes. On refuse le recours aux appelés pour ne pas brusquer l’opinion publique en métropole. L’Afrique est vue par les militaires comme leur réservoir humain traditionnel, et une aubaine : les soldats africains ont l’avantage de coûter moins cher que leurs homologues français à grade égal.
Lors de la bataille de Phu Ly, le 3 juillet 1954 (après Diên Biên Phu), des tirailleurs marocains ont capturé des soldats vietminhs. JENTILE / AFP
Les responsables politiques, eux, hésitent. Est-ce bien une bonne idée d’envoyer des colonisés combattre d’autres colonisés ? Les événements de Sétif en Algérie en 1945, les soulèvements nationalistes du Maroc en 1944, les manifestations à Thiaroye au Sénégal en 1944, et la montée du communisme français font craindre un noyautage. Mais face aux difficultés de recrutement, les autorités acceptent à contrecœur, au compte-goutte d’abord, puis de manière plus systématique.
Gloire militaire et petit pécule
Pour les soldats africains, l’armée, c’est la gloire militaire et le moyen de gagner un petit pécule – une misère, en réalité – et d’échapper à la grande pauvreté. Vétérans et plus jeunes s’engagent en nombre. A l’exception des quelques gradés (comme le futur empereur de Centrafrique Jean-Bedel Bokassa, qui, devenu adjudant après sa participation à la Seconde Guerre mondiale, part en Indochine), la majorité des premiers engagés ne parlent pas français, sont illettrés, et viennent des campagnes.
On les forme à Fréjus très vite et parfois mal. On les met en garde contre les méfaits de l’alcool et les maladies vénériennes. On leur parle de ce qui les attend, la chaleur humide, les paysages verdoyants, les fameuses « congaïs », ces « petites épouses » disponibles pour les tâches ménagères et le plaisir charnel.
Après avoir traversé les mers dans des conditions sordides, les soldats africains découvrent une Indochine avec des réalités sociales et un quotidien proche de leur pays d’origine. Les officiers français s’étonnent des contacts qui se nouent entre ces deux groupes de colonisés que les circonstances ont rendus adversaires.
Du vin et des flèches empoisonnées
Les soldats africains ont bien quelques superstitions. Certains craignent les esprits des eaux qui attendent le passage des humains pour les attirer dans les fonds et leur prendre leur âme. « Les troupes africaines sont en grande majorité des fantassins », note Michel Bodin (in « Les Africains dans la guerre d’Indochine », L’Harmattan, 2023), un historien parmi les rares à avoir travaillé sur les Africains dans la guerre d’Indochine.
En 2014, le goumier marocain Hammou Moussik, qui a servi plus de dix ans dans l’armée française, décrivait au « Nouvel Obs » la misère, l’eau infestée d’amibes qui l’obligeait à ne boire que du vin. « L’ennemi surgissait de partout, derrière chaque coin d’arbre, chaque rizière. » Yoro Diao avait, lui, la vingtaine. Le tirailleur sénégalais restera trois ans aux côtés de camarades maliens et ivoiriens. « C’était la guérilla. Tout était utilisé : il y avait des flèches empoisonnées, des sarbacanes », a-t-il raconté aux médias français en avril 2023.
L’administration militaire est convaincue de l’importance des ethnies en fonction des formes de combat. On estime que les Nord-Africains, parce qu’ils ont fait leurs preuves à Verdun ou lors de la campagne d’Italie en 1944, sont plus adaptés aux unités mobiles destinées à la « destruction » de l’ennemi. Quand arrive la bataille de Diên Biên Phu en 1954, les soldats africains, environ 2 600 qui y participent, sont épuisés.
Une cible pour la propagande du Dich Van
Le Vietminh prend très vite conscience que ces soldats sont une cible inespérée pour sa propagande. Le Dich Van, le service spécial de propagande, fait passer des tracts pour encourager les désertions. « Les Français se servent de vous, cette guerre n’est pas faite pour vous », leur hurle-t-on à travers des haut-parleurs, en arabe, même si l’accent est laborieux. L’une des directives préconise l’emploi de jeunes femmes pour séduire les hommes, et de porter l’effort sur les soldats africains dont on pense qu’ils sont plus faciles à berner.
A la demande d’Hô Chi Minh, l’émir du rif marocain Abdelkrim el Khattabi, figure indépendantiste, envoie un cadre du Parti communiste marocain, Maârouf (de son nom de guerre vietnamien Anh Ma) au Vietnam en 1949. Il monte un réseau de guerre psychologique à destination des troupes nord-africaines. Selon les chiffres de l’Office national des anciens combattants (Onac), qui se fondent sur les condamnations militaires pour des faits de désertions, plus de 300 soldats africains sont « passés à l’ennemi ».
Détail d’une affiche éditée par l’Etat français vers 1930 lors d’une campagne de recrutement. BRIDGEMAN IMAGES
Coté français, on fait d’ailleurs attention à bien traiter les soldats africains pour qu’ils ne désertent pas. « Des noix de kola sont distribuées aux Subsahariens. On leur envoie des instruments de musique de leurs pays, comme le balafon. Des émissions de radio avec des musiques traditionnelles sont organisées. Des moutons pour l’Aïd sont offerts aux unités nord-africaines, et on est attentif à leur régime alimentaire. Des films de western leur sont diffusés, car on pense qu’ils en sont friands. Des voyages à La Mecque pour le pèlerinage sont proposés aux plus valeureux », dit Michel Bodin. On va même jusqu’à leur « fournir » des femmes d’origine berbère ou arabe dans les bordels militaires de campagne (BMC).
Dans son journal intime, cité par l’historienne Nelcya Delanoë (in « Poussières d’empires », Puf, 2002), un lieutenant français s’inquiète pourtant du moral des troupes : « Ce matin, un tirailleur de ma compagnie s’est tiré une balle de fusil dans la tête et est mort sur le coup. […] On prend des petits montagnards à 19 ans, […] moins de huit mois après, ils sont ici et c’est la rizière. […] ils sont perdus, à la dérive. »
Mais ils continuent à faire cette guerre, pourtant. « Beaucoup considèrent leur capitaine de compagnie comme leur chef du village. Ils se battaient pour une communauté. Ce qui les intéresse, c’est de gagner des médailles et de l’argent pour faire des cadeaux en rentrant. Quand ils découvrent que leurs camarades ont été torturés par le Vietminh, certains ont voulu se venger », explique Michel Bodin.
Peu de « ralliés »
Le faible chiffre des « ralliés » au Vietminh ne rend pas compte de l’ampleur du phénomène d’un point de vue politique. La déposition du sultan Mohammed V puis sa déportation à Madagascar – une autre colonie française – aura été centrale dans la désertion de nombreux Marocains. Ces « ralliés » resteront au Nord-Vietnam presque vingt ans après la fin de la guerre. Mariés avec des Vietnamiennes avec lesquelles ils ont des enfants, ils deviennent paysans dans des fermes d’Etat. Du souvenir de leur combat, il reste, au nord-ouest de Hanoï, un monument : la porte du Maroc.
« Indochine, la colonisation oubliée », le hors-série
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Qu’ils aient déserté ou non, l’impact de la guerre d’Indochine, la première guerre où des colonisés vaincront le colon, sera déterminant. Dans son livre « la Guerre d’Indochine » (1963-1967), Lucien Bodard évoque ainsi ces bataillons de goumiers marocains du troisième tabor, après le désastre de Cao Bang en 1950. « Ce sont eux qui, en racontant ce qu’ils ont subi et vu, contamineront peu à peu toutes les forces nord-africaines du corps expéditionnaire […] et qui, encore plus tard, de retour au Maghreb, serviront la Révolution. »
Ainsi, Miloud, ancien goumier, a raconté à l’historienne Nelcya Delanoë ses conversations avec des prisonniers vietnamiens. Ils lui répètent :
« Tu fais la guerre, mais contre qui ? Nous devons défendre notre indépendance ! Et un jour, vous les Marocains là-bas, ce sera la même chose. »
Les vétérans africains de la guerre d’Indochine sont estimés à 5 000 encore vivants. Beaucoup ont perdu leurs lettres et leurs souvenirs. Plus de 45 000 soldats du camp français sont restés dans les terres indochinoises. Des corps reposent encore sur les lieux des combats. Des travaux d’urbanisation sur le site de Diên Biên Phu ont fait remonter à la surface les corps des combattants abandonnés, enterrés dans des fosses communes ou ensevelis à la va-vite lors de la bataille.
Selon des informations du « Monde », l’institut médico-légal de Hanoï a analysé les ossements retrouvés. Ces premières dépouilles étudiées seraient des hommes porteurs de l’insigne d’un régiment de tirailleurs marocains. Le 29 mars, le secrétariat des Anciens Combattants annonçait que six de ses dépouilles seraient rapatriées, parmi elles deux gradés, de « type européen », trois paras. Et un soldat anonyme. Qui est peut-être, lui, marocain…
Dans « Vivre à ta lumière », Malika, qui porte la voix de la mère d’Abdellah Taïa, se donnait pour mission d’enterrer symboliquement dans un mausolée son époux mort en Indochine. Une façon pour l’écrivain de sortir de sa solitude ce soldat inconnu.
L’affaire Boudarel
« Vous avez du sang sur les mains ! » Nous sommes en février 1991, dans un colloque sur le Vietnam au palais du Luxembourg, et, alors que Georges Boudarel, éminent universitaire spécialiste de la question, s’apprête à faire son exposé, Jean-Jacques Beucler, ancien secrétaire d’Etat à la Défense sous Giscard et détenu pendant quatre ans par les vietminhs, prend la parole, avec, à ses côtés, d’autres anciens de l’Indochine. Ils accusent Boudarel d’avoir torturé des militaires français au camp 113, quand il était commissaire politique vietminh…
Soudain le passé ressurgit. Et l’histoire, hallucinante, de ce jeune homme arrivé comme professeur au lycée Marie-Curie de Saïgon, en 1948, militant communiste qui, en 1950, décide de rejoindre le Vietminh. Où il deviendra commissaire politique. Déserteur, il est condamné à mort, mais la loi d’amnistie de 1966 lui permet de revenir en France. Il fait carrière à l’université Paris-7, devient un éminent spécialiste de la question vietnamienne. Et même l’un des premiers à alerter contre le régime de Hanoï, dénonçant la mort de l’intellectuel saïgonnais Ho Huu Tuong à la sortie d’un camp de rééducation en 1980.
C’est donc une vraie déflagration dans le milieu de la recherche que cette plainte pour « crimes contre l’humanité », contre un professeur soutenu par Pierre Vidal-Naquet ou Jean Lacouture. « J’étais stalinien, je le regrette à 100 % », dit-il au « Monde » en 1991. Dans son livre « Cent fleurs écloses dans la nuit », il dissèque le communisme vietnamien en profondeur, et de fait, comme il le rappelle, « [il a] plus ou moins partagé certaines des vues qu’[il] critique aujourd’hui », et « connu certains des contestataires ou des officiels dont [il] parle ». Georges Boudarel meurt en 2003.
Par Sarah Diffalah
Publié le
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En 1885, l’empereur Ham Nghi, âgé de 13 ans, engage la guérilla contre les Français. Capturé, déporté en Algérie, il abandonne la politique pour… la peinture et la sculpture.
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