Une dizaine d’agents ou ex-agents du renseignement intérieur doivent répondre prochainement devant la justice de divers crimes et délits. Leurs affaires, présentées comme autant de dérives individuelles, posent la question de la déontologie de nos espions.
Mon premier a été condamné à cinq ans de prison ferme pour faux, escroquerie et tentative d’extorsion, il doit encore être jugé pour une « association de malfaiteurs » ayant conduit à l’assassinat de cinq personnes.
Mon deuxième, mon troisième et mon quatrième sont mis en examen pour leur implication dans des faits de « complicité de meurtre », de « tentative de meurtre », d’« enlèvement » et de « séquestration ».
Mon cinquième, mon sixième et mon septième sont mis en examen pour « violation du secret professionnel », « trafic d’influence », « vol » et « compromission du secret de la défense nationale ».
Mon huitième a été condamné pour « abus de confiance », il a fait appel et doit être rejugé.
Mon neuvième, le subalterne du huitième, a été condamné à six mois de prison ferme pour « détournement de fonds publics ».
Mon tout a pour point commun une même adresse à Levallois-Perret, celle de leur employeur, la DGSI.
Selon les décomptes de Mediapart, au moins huit agents ou ex-agents du service de renseignement intérieur français (quatre étaient encore en activité dans le service au moment des faits, un cinquième en congé parental longue durée) vont ces prochains mois être jugés par un tribunal correctionnel ou une cour d’assises ; le neuvième a déjà accepté un plaider-coupable. Cinq d’entre eux ont déjà été écroués pour ces faits.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la nature des crimes et délits qui leur sont reprochés fait mauvais genre. Très mauvais genre. Aucun autre service de renseignement français n’a autant d’agents impliqués dans des affaires judiciaires de droit commun.
Interrogée par Mediapart en 2023, la DGSI se disait pourtant « très sereine » à propos des affaires en cours et se félicitait au contraire de leur judiciarisation. « Ces affaires impliquant des agents ou des ex-agents du service sont la preuve que les contrôles sont efficients », affirmait alors le service de renseignement. Contacté de nouveau cette semaine, il nous a répondu ne pas avoir « de nouveaux éléments à apporter par rapport à ce qui [nous] avait été précédemment confié ».
La vague d’attentats qui a frappé la France a mis en lumière le rôle joué par la DGSI, à laquelle revient la tâche de conduire la lutte antiterroriste, elle lui a aussi permis d’obtenir un accroissement substantiel de ses moyens. Cela a conduit à de vrais succès, la réduction de la menace terroriste et la diminution – semble-t-il – de ces ratés dont la presse, Mediapart en tête, avait tenu la chronique.
Mais, aujourd’hui, au gré de ces affaires, présentées officiellement comme autant de dérives individuelles (une dizaine de cas sur six mille agents), c’est l’autre face de la médaille qui se révèle : additionnées les unes aux autres, elles illustrent un système, institué à la base pour contrer les terroristes, qui permet à des hommes (aucune femme n’est mise en examen) de détourner les moyens de l’État pour participer, moyennant rétribution, à des crimes et délits commis à l’encontre de simples citoyens. En creux, cela pose la question des manquements déontologiques dans les rangs de nos espions.
Pour tâcher d’y répondre, Mediapart a interrogé des agents ou anciens agents de la DGSI et s’est plongé dans quatre dossiers judiciaires : l’affaire « Haurus », celle dite des « barbouzes du PSG », l’affaire Bitcoin et, sans doute la plus emblématique, l’affaire « Légendes », ainsi nommée par les enquêteurs de la brigade criminelle de Paris en référence ironique à la série télévisée Le Bureau des légendes.
Parce qu’à l’origine, c’est l’interpellation fortuite de militaires, simples gardes-barrières à la DGSE (le renseignement extérieur), qui a permis de révéler l’existence d’un réseau criminel qui se proposait d’assassiner à peu près n’importe qui. Mais alors que l’information judiciaire vient de s’achever, la vision globale du dossier a un peu changé. Ils sont désormais trois mis en examen à être passés dans les rangs de la DGSI. Dans cette affaire « Légendes », le renseignement intérieur ne vaut pas mieux que le renseignement extérieur…
Les espions de la génération attentats
L’explication de ce phénomène est à la fois structurelle et conjoncturelle. Conjoncturelle parce que les attentats djihadistes ont confronté le service à un sérieux problème de recrutement. Il compte désormais un tiers de personnels en plus par rapport à ce qu’il avait à l’époque. Pour ce faire, il a fallu embaucher à tour de bras.
« Ce recrutement massif s’est avéré plus un problème qu’un bien, analyse un gradé qui a été chargé de le mettre en œuvre. Auparavant, nous fonctionnions avec une culture de cooptation. Il y avait une espèce de filière intelligente. Là, nous avons été confrontés à une nécessité d’habiliter en urgence les candidats… »
Un autre haut cadre de cette époque regrette : « Les entrants n’étaient pas suffisamment imprégnés des critères de travail dans le renseignement… Certains étaient habitués à afficher leurs angoisses sur Facebook, à publier leurs photos de vacances sur Instagram. Des gens inadaptés à la fonction qui, une fois en poste, deviennent des proies idéales pour des corrupteurs. »
À son premier procès, Christophe Boutry expliquait qu’il s’était engagé à la DGSI en 2016 : « Comme beaucoup de collègues, on a tous été très marqués par les attentats. Quand on postule à ce service, on se dit qu’on va participer à quelque chose de très important. » Alors que son poste concerne la lutte contre le terrorisme djihadiste au sein de « J », la division chargée des enquêtes judiciaires, Boutry (sous le pseudonyme d’« Haurus ») va cependant vendre sur le darknet des données personnelles et confidentielles extraites de fichiers de police.
Des données concernant des célébrités mais aussi des truands marseillais qui vont se faire descendre par leurs rivaux grâce aux informations communiquées quelques jours plus tôt par Haurus (ce second volet de l’affaire est encore à l’instruction, Christophe Boutry est donc présumé innocent). Contactée, son avocate, Me Naïri Zadourian, a répondu à Mediapart qu’« étant donné les nombreuses inexactitudes et faussetés [que nos questions] contiennent, ne permettant pas une information honnête du public, nous préférons ne pas formuler de commentaire ».
Des crimes commis sur les heures de travail
En poste avant la vague d’attentats, le brigadier Xavier Julie a lui détourné pour son propre compte des fonds qui étaient destinés à rémunérer des hackers qui infiltraient les réseaux djihadistes. Son cas est tellement embarrassant que la DGSI a cherché à l’étouffer. Il a été jugé en catimini l’an dernier par une procédure de plaider-coupable. Contacté, Xavier Julie a répondu qu’il ne souhaitait pas s’exprimer sur cette affaire.
Dans la même section que Xavier Julie, le capitaine Yann G. a lui été condamné à six mois de prison avec sursis (il a fait appel et est donc présumé innocent) pour abus de biens sociaux. Lors d’une perquisition à son domicile, les enquêteurs ont découvert qu’il avait détourné des iPhone et des ordinateurs portables MacBook du service pour son usage personnel. Il avait notamment offert un téléphone portable de la DGSI… à sa fille de 9 ans. Même si ces faits sont moins graves que pour les autres mis en cause, ils constituent une nouvelle manifestation des dérives de ces dernières années durant lesquelles l’argent coule à flots au service.
« Il y avait tellement de pognon qu’on ne savait plus quoi en faire », se remémore un ancien de la direction technique de la DGSI. Et le contrôle des achats n’est pas alors des plus rigoureux. Ainsi ce commandant qui récupère soixante pilules de Viagra. Un des agents sous ses ordres les lui a achetées avec la fausse identité qui lui sert en tant qu’espion. Quand il sera interrogé, le commandant déclarera ne pas se souvenir si les petits comprimés bleus ont été payés avec les fonds du service…
Et que dire de Laurent Benier ? Ce pilier de « S », la sous-direction de surveillance de la DGSI – onze ans de service – a communiqué, dans l’affaire « Légendes », l’adresse d’un pilote automobile recherché par ses créanciers. Il a passé l’identité du sportif endetté dans différents fichiers dont Cristina, celui de la DGSI. Il a poussé le professionnalisme jusqu’à se rendre sur place pour vérifier l’adresse du concerné.
Problème : à cause de ces recherches, le malheureux pilote a été tué dans le parking de son immeuble…
Problème supplémentaire : l’enquête menée par la Crim’ a établi que, depuis des années, « la plupart » des consultations des fichiers de police effectuées par Benier « n’étaient pas en lien avec son activité professionnelle ». Il a également reconnu en garde à vue avoir opéré des surveillances sur la personne de Sylvain Berrios, maire de Saint-Maur-des-Fossés, une commune cossue du Val-de-Marne. Moyennant 1 000 euros, il l’a suivi durant deux semaines « dans le but de découvrir des éléments compromettants permettant de perturber les élections » municipales qui approchaient. Des filatures sur un élu de la République réalisées « peut-être une fois ou deux avec la bagnole du service », avouera l’agent. Mis en examen, Laurent Benier est présumé innocent.
Contacté jeudi, il répond ne pas souhaiter s’exprimer. « Si mon client assume sa responsabilité concernant l’infraction qui lui est reprochée, les investigations ont établi que d’autres fonctionnaires avaient pu obtenir, sur demande, l’adresse de la victime plusieurs mois avant lui », précise plus tard par mail son conseil, Me Julien Fresnault, à propos du pilote de rallye assassiné.
Il y a aussi ceux qui fautent après avoir quitté la DGSI. Or ils sont nombreux les agents qui cèdent aux sirènes du privé. Dans son rapport de 2018, la délégation parlementaire au renseignement pointait déjà « un turn-over important » et signalait que la DGSI s’inquiétait de sa « difficulté à fidéliser » ses effectifs en raison de la concurrence du privé, « notamment sur les postes techniques à forte valeur ajoutée ».
« Des gardiens de la paix qui touchaient 2 200 euros vont être rémunérés 6 000 euros dans le privé », expliquait la DGSI, interrogée l’an dernier sur ce phénomène. Parallèlement, un ancien haut cadre du renseignement intérieur évoque la conséquence la plus gênante de la gestion de ce flux de sortants : « Quand ils quittent le service, ils disparaissent de nos radars. » Le fait est qu’après avoir quitté Levallois, plusieurs d’entre eux ont basculé dans l’illégalité.
Le brigadier Bruno B., spécialisé dans les effractions, a créé une société de conseil « en sécurité et ouverture de porte » pour les groupements d’assurance. Il est tellement réputé qu’un fabricant d’armes l’envoie en urgence forcer le coffre-fort d’un hôtel en Inde où ont été enfermés par mégarde des documents classés secret-défense.
Dans le même temps, ce serrurier d’élite « au manque d’éthique apparent », comme le qualifiera la brigade criminelle, arrondit ses fins de mois en commercialisant des informations confidentielles. Quand les enquêteurs de la Crim’ l’interrogent sur ses pratiques, il se réfugie derrière « des pertes de mémoire »…
Policier de la DGSI en congé parental longue durée, Yannick Pham est lui un expert des faux documents. « J’étais à moi tout seul le bureau des légendes ! […] Je suis le seul faussaire de l’histoire de la police française ! », se vante Pham dans le cabinet de la juge d’instruction qui l’interroge. Il a fourni la balise GPS qui a servi au commando devant assassiner une coach en entreprise qui avait le tort de faire de l’ombre à un concurrent dans le même secteur d’activité.
L’enquête lancée à la suite de ce règlement de comptes heureusement empêché va révéler l’ampleur des activités illégales de l’agent en congé parental (pas encore jugé, Yannick Pham est présumé innocent). Quand le gérant d’une société a des doutes sur un salarié, Yannick Pham aide à installer des micros dans le faux plafond de la cantine afin de capter ses conversations téléphoniques. Il est aussi chargé de le discréditer par des envois anonymes auprès des différents clients (des banques, des assurances). Une prestation multitâche facturée 23 000 euros.
Pour obtenir ces juteux contrats, les anciens de la DGSI n’hésitent pas à jouer du mythe de l’agent secret.
En principe, le commandant Daniel Beaulieu ne devrait pas avoir besoin d’en rajouter après trente-quatre années dans le renseignement intérieur. Il était durant sa carrière « un agent traitant hors pair » côtoyant « les hautes sphères », résumera un de ses collègues à la DGSI.
Parti à la retraite, il se retrouve mis en examen et incarcéré dans le cadre de l’affaire « Légendes », accusé d’être le donneur d’ordre des commandos de tueurs qu’il envoyait au gré de contrats passés. À son principal apporteur d’affaires criminelles, le retraité Beaulieu assurait avoir recours à ses « invisibles », une équipe d’agents de la DGSI auxquels il pouvait faire appel. « C’est de la flûte », avouera Laurent Benier, le seul agent en exercice impliqué dans la combine.
Yannick Pham, lui, aime à répéter à ses clients qu’il doit contacter son « groupe action », composé en fait d’une personne âgée sans domicile fixe, d’un gardien d’immeuble et d’un informaticien. À un ancien collègue de la DGSI avec lequel il est en affaire, il dit d’une proche qu’elle « est en opex » (expression du jargon militaire désignant les « opérations extérieures », c’est-à-dire à l’étranger). En réalité, cette femme se prostitue en Suisse…
Mais quelle que soit la présentation qu’ils font des talents qui les entourent et de leurs propres qualités, les agents du renseignement intérieur sont rattrapés par la réalité dès lors qu’ils sortent de la sphère de leur service.
Ainsi, l’an dernier, un rapport de la brigade criminelle soulignait les difficultés rencontrées par Yannick Pham « pour établir sa jeune entreprise dans le secteur compétitif de la sécurité et du renseignement privés », et la Crim’ de noter qu’« en raison de son manque de compétence dans la gestion d’une entreprise », celui qui se décrivait comme « le bureau des légendes » de la police française « se retrouve à abandonner toute éthique et à se démarquer en utilisant des moyens illicites dans ses affaires ».
L’exemple le plus révélateur réside dans un dossier de recouvrement dans le cadre d’un litige commercial en matière d’immobilier. Lors d’un rendez-vous dans un hôtel toulousain, Yannick Pham présente à son client le fruit de ses investigations, des captures d’écran LinkedIn… Le client « pète les plombs », selon un témoin de la scène. Il rabroue l’agent de la DGSI, le rabaisse en lui disant que ce n’est « pas la peine de prendre autant de temps pour faire un boulot pareil ».
Pour ne pas perdre la face et surtout sa rémunération, Yannick Pham va alors franchir la ligne rouge. À plusieurs reprises. Le promoteur chez lequel il faut récupérer l’argent a épousé un autre homme et adopté un enfant ? Pham envoie un courrier anonyme aux services sociaux dénonçant des actes pédophiles lors de soirées homosexuelles au domicile du couple… « C’était pour leur faire peur. Ce qu’on avait envoyé aux services sociaux, c’était juste le fait que le bébé passait de main en main. […] Je savais très bien que c’était faux », avouera, sans plus d’état d’âme, Yannick Pham. Cela ne s’arrête pas là : il envoie ses « agents » incendier le portail, puis y empaler des rats morts. Sans plus de résultat. Des gros bras finissent par passer à tabac le malheureux promoteur immobilier.
Quand Haurus, alias Christophe Boutry, livre clés en main des dossiers sur des truands marseillais à leurs concurrents, il fournit les dates de permission de ceux qui dorment en prison, leur lieu de pointage une fois sortis, il communique l’adresse des parents, de la femme, de la maîtresse, le tout pour quelques centaines d’euros (mais cela pouvait, semble-t-il, monter jusqu’à 10 000 lorsque les parrains ciblés étaient assassinés). Lorsque ses collègues l’interrogeront en garde à vue, Boutry leur expliquera :
« J’avais bien compris que ces clients n’étaient pas des enfants de chœur […].
— Cela ne vous posait-il pas de problème de conscience ?
— Ce qu’ils font de mes informations, ça les regarde. »
Dans l’affaire des barbouzes du PSG, Malik Nait-Liman, un ancien du groupe Surveillance de la DGSI embauché comme référent supporters, n’a aucun scrupule à pirater l’ordinateur de sa propre avocate dans l’espoir d’y trouver des dossiers judiciaires à monnayer.
Faut-il s’en étonner ?
Dans son ouvrage Pour une éthique du renseignement (PUF, 2023), Jean-Baptiste Jeangène Vilmer rappelle que le renseignement est « par nature immoral » car, pour collecter des informations, il doit recourir à la dissimulation, la tromperie, le mensonge, le vol, la coercition, le chantage, parfois la torture, voire l’assassinat. Et le chercheur de souligner ce paradoxe : « On attend des espions, qui sont des menteurs professionnels, de ne pas mentir au sein du service. »
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