René Knégévitch a 24 ans quand, en tant qu'appelé du contingent, il est envoyé de l'autre côté de la Méditerranée. Aujourd'hui âgé de 89 ans, il n’a pas oublié les terribles scènes dont il a été témoin.
"Encore maintenant, je fais des cauchemars. Demandez à ma femme ! La nuit, je me réveille en sursaut. J’ai sauté du lit et j’ai renversé la table de chevet, je suis à terre. Je ne supporte pas non plus les pétards. Soixante ans après, les souvenirs de ce que j'ai vécu en Algérie sont profondément ancrés en moi.
En janvier 1959, je débarque en bateau avec 600 autres jeunes. Je suis là sans vouloir l’être. J’ai 24 ans, j’enseigne dans un collège rural de la Sarthe. Adhérant au Parti communiste et à la Fédération de l’Éducation nationale, je suis également membre du Mouvement de la paix. J'ai participé à des manifestations contre les "opérations guerrières" menées de l’autre côté de la Méditerranée. Mes prises de position sont connues de la hiérarchie militaire, ce qui m’empêche d’obtenir le rang d’officier. Je suis donc affecté comme secrétaire-comptable à la base française d’Aflou dans le djebel Amour, une région montagneuse à l'intérieur du pays. Les conditions de vie sont spartiates. Nous sommes une trentaine entassés dans un baraquement en planches. L’hiver, il fait très froid. Les températures descendent à -12°C. L’été, nous vivons dans une fournaise poussiéreuse. Les odeurs sont insupportables".
La torture est pratiquée par le 2e bureau
"J’apprends très rapidement que la torture est pratiquée par le 2e bureau. L’un de mes camarades y est affecté. Je lui demande d’y assister. Cela peut sembler étrange, mais pour moi, il est vital d'en être témoin pour l’écrire et le raconter. Au total, j’ai vu deux personnes se faire torturer. Je me rappelle bien cette femme débusquée par des soldats lors d’une patrouille. Dans une pièce dédiée, elle est déshabillée, puis tabassée. Ensuite, elle est suspendue au-dessus d’un kanoun, une sorte de brasero, jusqu’à être brûlée. Le lendemain, quand je demande de ses nouvelles, on m’apprend qu’elle est "sous le chêne", c’est-à-dire morte. Je n’ai jamais su qui elle était".
Des détenus jetés d'un hélicoptère
"J’ai aussi été le témoin d’autres crimes abominables. Les geôles du camp militaire sont souvent pleines. Alors, le colonel demande qu’on prépare un hélicoptère. Une quinzaine de détenus, réputés être les plus dangereux, sont amenés dans l’appareil, encadrés par deux appelés. Quand l’engin est assez haut et survole les crêtes rocheuses, ordre est donné d’ouvrir la porte latérale et de jeter les prisonniers. Le soir, le champagne coule au mess.
Je vis dans un environnement hostile, raciste. Les habitants sont les victimes quotidiennes d’insultes et de violences gratuites. Même les harkis, qui se battent pourtant pour la France, sont considérés comme des sous-hommes. J’enrage. Une nouvelle fois, je vois tout, je note tout".
Des habitants en haillons et sous-alimentés
"Heureusement, je ne vis pas qu’enfermé dans cette situation infernale. Pour les besoins de mon poste, il faut que je me rende régulièrement à Aflou. Ces sorties sont pour moi l’occasion de découvrir un peuple et de m’y faire des amis. Aflou est alors un gros bourg de 5000 habitants. Je noue des relations avec les fellahs, les Israélites, les commerçants et même le maire. Le thé, les gâteaux, les brochettes d’agneau facilitent les conversations. J’en profite pour prendre des diapositives. Je visite aussi les petits villages de la région. Il y a cette mechta (hameau) appelé le "Village Nègre". 800 personnes y vivent à l’écart de tout, dans des conditions déplorables. Il faut imaginer des gourbis au sol de terre battue, des rues poussiéreuses et un seul point d’eau. Les habitants portent des haillons et sont sous-alimentés. L’armée interdit qu’on s’y rende. À chacune de mes visites avec mon ami Keller, je suis entouré d’une nuée d’enfants. Quand j'ai publié en 2020 Quand il neigeait sur le djebel Amour… (éd. Amalthée) qui reprend mon journal de l’époque, l’une de ces petites filles et son frère m’ont écrit. Nous nous sommes revus. Mon livre a aussi été l’occasion pour d’autres Algériens de revenir vers moi après tant d’années. C’est formidable. Je ne pourrai jamais oublier cette période de ma vie".
Raconter l'horreur de la guerre d'Algérie
"Après deux ans, en décembre 1961, je rentre en France. Je reprends quasiment tout de suite mon métier de professeur. Je retrouve en classe de 3e les petits élèves de 6e que j’avais dû laisser bien malgré moi. Leur présence me réconforte et m’aide à panser mes plaies. Tout de suite, je décide d’alerter l’opinion sur ce qui se passe en Algérie. Je donne des conférences pour le Mouvement de la paix de la Sarthe. Je réalise aujourd’hui que raconter la réalité monstrueuse de cette guerre m’a aidé."
En guerre pour la liberté
L’Algérie occupe une place à part dans l’Empire colonial français. En novembre 1954, une insurrection débute pour l’indépendance. Dès 1956, des appelés du contingent sont envoyés se battre. La torture va être employée par l’armée française au cours d’"interrogatoires renforcés". Le Front de libération nationale (FLN) pose des bombes qui font de nombreuses victimes. En juin 1958, le général de Gaulle est rappelé au pouvoir. Après des années de terrible conflit, les accords d’Évian, signés en 1962, conduisent à l’indépendance du pays. Au total, 1,3 million de soldats français ont traversé la Méditerranée entre 1955 et 1962, et 27 700 d’entre eux sont morts. Ils sont 400 000 civils et combattants algériens à avoir péri. Un million d’Européens d’Algérie, les pieds-noirs, ont dû quitter leur terre natale.
René Knégévitch est né en 1934. D'abord professeur de Lettres classiques, il exerce ensuite le métier de principal de collège, dans la Sarthe et en Haute-Vienne. Marié, père de deux enfants, il a aussi été militant syndical.
SOURCE : Guerre d'Algérie : "J'ai vu l'horreur de la torture" - Ça m'intéresse (caminteresse.fr)
Par micheldandelot1 dans Accueil le 29 Avril 2024 à 07:58
http://www.micheldandelot1.com/guerre-d-algerie-j-ai-vu-l-horreur-de-la-torture-a215735591
Professeur de Lettres, né à La Courtine, René Knégévitch a été quelques années Principal du collège d’Eymoutiers. En 1959 et 1960, appelé sursitaire, il est affecté à un régiment d’artillerie au bourg d’Aflou, dans le Djebel Amour, massif de l’extrême sud-oranais. Militant de gauche, anticolonialiste, il part avec l’intention d’observer, de comprendre, en dépit de « l’étau militaire et [de] la perte de [sa] liberté d’expression ».
Le livre est fait d’une partie des notes, remaniées, extraites du carnet qu’il a tenu au jour le jour (et dissimulé sous son matelas), durant les 24 mois de son service en Algérie. Tel quel, il constitue un double témoignage historique : sur les faits et gestes de l’armée française et les souffrances endurées par le peuple algérien, d’une part, sur l’expérience traumatisante, jamais complètement guérie, qu’un jeune homme instruit a faite de ce qu’il appelle « la sauvagerie de l’Homme », d’autre part. En exergue du livre est placée une phrase de l’écrivain italien Curzio Malaparte : « Je ne savais pas qu’une guerre n’a jamais de fin pour ceux qui se sont battus. »
L’auteur a pris soin d’introduire son récit par une quinzaine de pages qui rappellent avec précision le contexte historique et politique de l’époque, alors qu’officiellement on a parlé pendant un certain temps d’« événements » pour évoquer cette guerre. Il cite quelques chiffres glaçants : 24300 conscrits français tués, sans compter les invalides, blessés, traumatisés psychologiquement et jamais soignés ; un million de morts sur une population de 8 400 000 habitants arabes…
Avec un arrière-plan psychologique d’ennui, de dégoût, de honte, de mauvaise conscience et d’interrogations sur le rôle qu’on l’oblige à tenir en dépit de ses convictions anticolonialistes, avec tout autant la peur quasi permanente de mourir avant d’être libéré de ses obligations militaires, René Knégévitch raconte la routine et l’inconfort du quotidien, le chaud, le froid (« quand il neigeait… »), les convois sur la piste avec la crainte toujours présente des embuscades, le « crapahut » épuisant dans la montagne, les gardes nocturnes angoissantes derrière les barbelés du poste, les accrochages avec les maquisards du FLN et leur cortège d’horreurs. Si le niveau d’instruction de l’auteur en fait un « intellectuel » mal vu de certains de ses supérieurs, il lui permet néanmoins d’assurer des tâches administratives : « Secrétaire de jour. Soldat de jour et de nuit ». C’est ainsi qu’il découvrira en s’occupant de la comptabilité de l’unité que plusieurs officiers et sous-officiers de carrière détournent à leur profit la paye de harkis fictifs, inventés pour les besoins de la cause…
L’auteur, en dépit du réconfort trouvé auprès de quelques camarades partageant ses idées, est toujours guetté par le désespoir. Cependant, il garde la volonté de témoigner sur ce qu’il voit en Algérie, et qu’il énumère un jour où il répond à un sous-officier qui accusait les enseignants d’inciter les jeunes à détester l’Armée : « Ecoutez, mon adjudant, vous qui êtes chrétien, comment pouvez-vous approuver ce qui se passe ici : les corvées de bois [exécutions sommaires], les tortures, les représailles, les vols, les viols ? ».
Ce livre a le mérite rare de rompre le silence dans lequel se sont enfermés depuis quarante ans la grande majorité des anciens appelés en Algérie, marqués par l’expérience définitivement traumatisante qu’ils ont vécue là-bas. René Knégévitch conclut lucidement sur la nécessité que s’ouvrent aussi, de l’autre côté de la Méditerranée, les archives de cette guerre, à la faveur d’un renouveau démocratique. Il aspire à « la fraternité partagée afin de réparer les déchirures persistantes des hommes », il souhaite que puissent se « cicatriser les blessures des mémoires ».
Daniel Couégnas
Pourquoi si tard ?
Voici la réponse de René Knégévitch (3.12.2020)
«J’ai passé, sans aucun regret, le plus clair de ma vie à assumer des charges politiques, syndicales et associatives. Alors, mon temps libre ! Je pensais que la plongée dans mon carnet de route, les diapos et documents de 1959 et 60 (échappés au contrôle) serait douloureuse. Je redoutais qu’une marée sans fin ne me ramenât sur ce coin de terre algérienne que j’ai tant aimé, et où j’ai vu tant de violences.... (finalement) une confession à l’hiver de ma vie … curieusement, l’écriture du manuscrit n’a pas déclenché la souffrance envisagée. J’avais l’impression de ne plus être l’acteur des faits, mais un observateur à distance, échappant à la violence des affects d’alors ».
ais un observateur à distance, échappant à la violence des affects d’alors ».
Intervention de René Knégévitch lors de notre assemblée générale annuelle du 19 septembre 2019 à La Courtine pour présenter son livre "Quand il neigeait sur le Djebel Amour"
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