Cette édition fut aussi réussie que les autres avec un accent encore plus particulier qui a été mis sur la Palestine et Ghaza.
«Cependant, en toute sérénité, je pense qu'il serait bon que certaines choses soient dites», disait Franz Fanon dans Peau noire, masques blancs. C'est ce qu'ont fait de belles manières les cinéastes de cette 46e édition du Festival du réel qui s'est tenu, au centre Pompidou à Paris, du 22 au 31 mars, sous la gouverne de Catherine Bizern qui a concocté une très riche programmation, tant du côté des films en compétitions que du côté des hommages et des rétrospectives, avec une tonalité très politique, comme le dicte instamment l'heure.
L'Algérie deux fois à l'honneur. D'abord, en compétition, avec Les mots qu'elles eurent un jour de Raphaël Pillosio, (Prix Cnap du film français & Prix des Jeunes - Cine´ + 2024)
En 1962, Yann Le Masson, directeur de la photographie, réalisateur de J'ai huit ans, et militant anticolonialiste, prend sa caméra pour attendre devant la prison de Rennes, la sortie de militantes algériennes, condamnées par le gouvernement colonial français pour avoir participé à la lutte de Libération nationale. Le groupe est transporté, en catimini, de nuit à Paris et hébergé, dans un local d'une organisation humanitaire la Cimade. Yann le Masson, le Porteur de valises, réussira dans ce sas de liberté, à filmer le visage de ces militantes, engagées et éprises de liberté. Des images, en noir et blanc, saisissantes tant leur vivacité et leur beauté sautent aux yeux. Disparues des lustres durant, les bobines sont réapparues des années après, amputées, malheureusement: «Un jour, quelqu'un a déposé ces bobines sur la péniche sur laquelle vivait Yann Le Masson, mais uniquement la bande image, et pas la bande son. C'est assez mystérieux», confie Raphael Pillosio.
«Je pense qu'il y a quelque chose de surprenant dans ces images: c'est le fait de voir une vingtaine de femmes avec une forte proximité physique, une affection, une empathie les unes envers les autres. Cela vient du fait qu'elles ont passé trois, quatre années en prison, ensemble, dans une promiscuité certaine. Et c'est une chose singulière: voir un groupe presque uniquement composé de femmes filmé en 1962, où les quelques hommes sont au fond et complètement absents», expliquera le cinéaste qui a effectué un véritable travail d'entomologiste pour restituer, en grande partie, les dialogues, en faisant notamment appel à des professionnels de la lecture sur les lèvres...
Cinquante ans plus tard, l'ami de Yann le Masson (décédé en 2012) Pillosio (déjà auteur d'un film Algérie, d'autres regards consacré aux cinéastes qui s'étaient engagés contre la guerre d'Algérie), partira à la recherche de ces militantes en Algérie et en France. Un véritable jeu de pistes, au gré des mémoires et des renseignements glanés ici et là. Au final, un même constat chez celles qui sont encore en vie, une fois l'indépendance proclamée, elles tomberont petit à petit dans l'anonymat. Elles ne figureront pas ou prou au panthéon des héros de la résistance algérienne.
Dans ce documentaire émouvant et prenant, Raphaël Pilosio poursuit brillamment son exploration des liens entre le cinéma militant et l'Algérie et redonne de belle manière une existence à ces femmes qui méritent estime et admiration.
Déjà sélectionné au Festival de Berlin en février dernier, le film d'Abdenour Zahzah «Chroniques fidèles survenues au siècle dernier à l'hôpital psychiatrique Blida-Joinville, au temps où le Docteur Frantz Fanon était chef de la cinquième division entre 1953 et 1956», poursuit son parcours et a eu l'honneur d'être présenté en clôture du festival du Réel, hors compétition.
Destin révolutionnaire
En noir et blanc et dans une succession de saynètes, Abdenour Zahzah décrit le travail novateur, malgré les réticences de ses collègues, adeptes de méthodes coercitives à l'égard des malades de Frantz Fanon, de son arrivée à l'hôpital de Blida jusqu'à son départ précipité, via Rome, vers la Tunisie où son destin algérien révolutionnaire, allait s'écrire en lettres de feu... L'auteur de Peaux noirs, masques blancs avait porté sur ces exclus par le système colonial, un regard plus humain, fidèle à ses convictions anticolonialistes. Le comédien et musicien haïtien, Alexandre Dessane incarne sobrement le Dr Fanon, aux côtés du propre fils de Fanon, Olivier, qui aura revêtu pour la circonstance la robe de l'avocat martiniquais Marcel Monville, ami fidèle de Fanon, depuis la Seconde Guerre mondiale et tout le long de la guerre de Libération nationale, où le défenseur antillais a assuré aux côtés de Gisèle Halimi, entre autres la défense des patriotes algériens, tombés dans les rets de la justice coloniale. Abdenour Zahzah bouclera son film avec des images d'archives filmées à l'hôpital psychiatrique de Blida et conservées par la Cinémathèque de Bretagne.
C'est Dahomey de Mati Diop lui aussi projeté au Festival de Berlin, et où il était reparti avec l' Ours d'or, qui a ouvert le ban.
La cinéaste sénégalaise a saisi une belle opportunité pour aborder les méfaits de la colonisation. En effet, c'est en novembre 2021, qu'a été annoncée le rapatriement de vingt-six tre´sors royaux d'Abomey, vers le Dahomey d'origine, l'actuel Bénin. Avec plusieurs milliers d'autres, ces oeuvres furent béninoises, 7 600, furent pille´es lors de l'invasion des troupes coloniales franc¸aises en 1892 pour finir des décennies plus tard trônant majestueusement au Musée des Arts Premiers-Jacques Chirac, à Paris. Durant soixante-dix minutes, Mati Diop suivra leur périple, de la mise précautionneuse en caisse, au voyage en avion cargo et leur installation dans un nouveau musée, assez moderniste, situé dans l'enceinte des palais d'Abomey, l'ancienne capitale du Royaume de Dahomey. Tandis que les dignitaires dans leurs plus beaux atours se pressent pour l'inauguration, les e´tudiants de l'universite´ d'Abomey Calavi débattent de cette restitution se posant des questions des plus inattendues mais essentielles: comment accueillir le retour de ces ance^tres dans un pays qui a du^ se construire et composer avec leur absence, que représente ces oeuvres, parmi lesquelles une imposante statue royale anthropo-zoomorphe représentant le roi Glélé.
Les échanges sont vifs, riches, contradictoires, dans les travées de cet amphi en plein air, parmi cette nouvelle génération qui doit affronter un avenir incertain, à plus d'un égard. Magistral travail de Matty Diop!
Soundtrack to a Coup d'État, du Belge Johan Grimonprez, entremêle lutte contre le colonialisme, mouvement des droits civiques aux États-Unis et guerre froide, avec en toile de fond l'indépendance du Congo et l'assassinat de Lumumba. Images entrecoupées de très beaux moments de jazz, aux États-Unis avec des musiciens mythiques de l'envergure de Dizzy Gillespie ou de Louis Armstrong.
Sous les feuilles de la Française, Florence Lazar (Prix du patrimoine culturel immatériel 2024) relate la découverte, en 2013, d'un cimetière d'esclaves (employés au XVIIIe siècle à la culture du café, puis de la canne à sucre) sur une plage en Martinique. Découverte qui provoque des débats intenses sur la mémoire, l'histoire passée, la sépulture, et la création nécessaire d'un lieu de mémoire sur cette île marquée de manière indélébile par l'esclavage.
Luttes, oppression, déracinement....
Capture de Jules Cruveiller est le portrait saisissant de Cihan, un ancien prisonnier politique kurde de Turquie. Aujourd'hui réfugié en France, il raconte avec beaucoup d'émotion, son arrestation alors jeune étudiant, son emprisonnement, ses procès ubuesques, et grâce à un concours de circonstance sa fuite salvatrice. Fatme´ de Diala Al Hindaoui, (Prix du public, Premie`re fene^tre 2024) fait lui, le beau portrait de la jeune Fatme´, 11 ans, qui a quitte´ la Syrie avec toute sa famille pour vivre au Liban, dans une tente au bord d'une route de campagne. Fatmé est vive, intrépide, n'a pas peur de la bagarre. Alors que son entourage fait pression pour qu'elle soit une jeune fille «comme il faut», sa mère résiste mais s'interroge: Fatmé est-elle une fille ou un garc¸on? Fatme´, elle, veut juste être la plus forte et rester libre. Autre périple narré dans The Roller, the Life, the Fight d'Elettra Bisogno, et Hazem Alqaddi (Prix du premier film Loridan-Ivens & Prix Clarens du Documentaire Humaniste 2024), celui de Hazem arrivée en Belgique apre`s un douloureux parcours depuis Ghaza et celui, d'Elettra venant d'Italie pour e´tudier le cine´ma documentaire à Bruxelles. Leurs premiers instants, ensemble, de´clencheront le de´sir de se découvrir mutuellement. La came´ra devient leur témoin, leur complice. Exils et migration inte´rieure permettent de se rejoindre la` ou` les regards sont plus doux et justes.
Impressionnant Voyage a` Ghaza de Piero Usberti (Mention spéciale: Prix Cnap du film français 2024). En 2018, à 25 ans, le réalisateur franco-italien arrive à Ghaza, un soir de printemps. Il filme des Palestiniens qui tentent de vivre de rares moments de bonheur, sur une plage, dans des jardins tout en sirotant du thé, dans une bibliothèque, sur un terrain de sport avec une équipe féminine de volley. De brefs instants de sérénité, malgré tout, dans une enclave sous une intenable pression. Jusqu'au moment où surgiront l'effroi, l'horreur quand des blessés sont débarqués à l'hôpital, lot de victimes récurrentes des tirs israéliens, visant cette fois des manifestants participant à la grande «Marche du retour» qui commémore la Nakba. Le montage du film a été achevé en septembre, quelques jours avant le 7 octobre...
Dans le cycle «Front(s) populaire», placé sous les auspices de Gramsci: «Agitez-vous, car nous aurons besoin de notre enthousiasme; organisez-vous, car nous aurons besoin de notre force; étudiez, car nous aurons besoin de notre intelligence.»
Deux documentaires remarquables qui font écho à l'actualité. No Other Land collectif de Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham, Rachel Szor documente le combat de Basel, jeune militant palestinien originaire de Masafer Yatta, en Cisjordanie, qui lutte depuis son enfance contre l'expulsion massive de sa communauté par les autorités israéliennes.
Et R21 AKA Restoring Solidarity de Mhanad Yaqubi qui retrace la lutte croissante pour l'autodétermination palestinienne entre 1960 et 1980 soutenue par des mouvements de gauche radicale dans le monde entier, y compris au Japon.
Enfin, un hommage a été rendu à Claudia Von Alemann, la cinéaste féministe allemande, élève d'Alexander Kluge. Parmi ses films présentés au Réel, signalons Kathleen et Eldrige Cleaver à Alger. Claudia von Alemann y a filmé les cofondateurs du Black Panther Party, Kathleen et Eldridge Cleaver, en 1970, alors en exil à Alger, lors d'une campagne de solidarité´, dans l'Allemagne fédérale d'alors (RFA) en faveur de la libération de Bobby Seale, cofondateur du mouvement contestataire noir américain et d'Ericka Huggins, militante historique des Black Panthers.
Au terme de cette 46e édition qui se tient depuis ses débuts au Centre Beaubourg, à Paris, il est aisé de dire que cette édition fut aussi réussie que les autres avec un accent encore plus particulier qui a été mis sur la Palestine et Ghaza, son symbole meurtri.
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