Récit HISTOIRES D’EXILS. Mai 1944. Sous le prétexte d’une collaboration d’une partie des Tatars de Crimée avec les nazis pendant l’occupation allemande de la Crimée, Joseph Staline décide de déporter la totalité de la population. Les Tatars appellent cette période : « Sürgünlik », l’exil. Parmi eux, Halide, 6 ans. Soixante plus tard, Vladimir Poutine annexe la Crimée, et c’est au tour de sa petite-fille Elnara de partir.
Trois petites filles tatares, dans les années 1910. Au milieu, Menli Adjer Gazi, l’une des grand-tantes du côté paternel de Lia Gazi.
Le 8 février dernier, Elnara Gazi, 45 ans, et sa fille Lia, 22 ans, allument leur télévision pour regarder sur la chaîne du Kremlin l’interview de Vladimir Poutine par le journaliste américain Tucker Carlson – un proche de Donald Trump. Médusées, elles entendent le président russe dérouler son exposé du grand roman historique de la nation, des invasions de Gengis Khan aux conquêtes de Catherine la Grande, sa vision de l’Ukraine comme Etat artificiel et de la Crimée comme terre historique russe. Pas un mot pour son peuple, les Tatars de Crimée, déportés par Staline une première fois, envahis par Poutine soixante plus tard. Un bis repetita qui n’a pas ému grand monde, hormis les concernés. « Notre existence, nos souffrances sont à nouveau niées, comme si nous n’avions jamais existé », dit Lia, 22 ans, étudiante en histoire et qui milite pour la reconnaissance des droits des Tatars criméens.
Quelles traces les guerres laissent-elles ? Quels sillons creusent-elles, pour toujours, dans les mémoires ? Que reste-t-il aujourd’hui de la culture tatare dans la Crimée annexée par Poutine en 2014 ? Des espoirs avortés et du cœur brisé d’Halide, la grand-mère d’Elnara, déportée avec toute sa famille en 1944 alors qu’elle n’avait que 6 ans. Celle qui avait réussi à retourner dans son pays natal, à 51 ans, n’a pas vécu l’angoisse de l’annexion de la Crimée en 2014. Elle est morte de maladie en 2007, à 71 ans, heureuse d’avoir autour d’elle ses enfants et petits-enfants. C’est à eux qu’elle a confié tous ses souvenirs. Peu de dates, mais des images, du bruit, des sensations qu’elle avait enfoui dans son corps de petite fille de 6 ans.
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La peur, d’abord, lorsque de grands coups sont frappés à la porte de sa maison, ce matin du 18 mai 1944. Les vêtements qu’on enfile à la hâte, la sidération dans les yeux de ses parents, le départ dans la précipitation. Puis le « voyage de la mort » dans des wagons à bestiaux, sans rien à manger ni à boire. Un train aux fenêtres condamnées qui ne s’arrête jamais, sauf pour se débarrasser des cadavres en décomposition que des gardes laissent sur les voies. Les cris de sa mère, Zaide, qui accouche de jumeaux, dont un seul survivra. Et tout au bout, cette forêt immense, déserte, où le train finit par jeter ses passagers, après trois semaines d’enfer. Loin, très loin du port de Kertch sur la mer d’Azov où vivait la famille d’Halide. C’est là, dans la péninsule de Crimée reliée à l’Ukraine par une mince bande de terre, qu’étaient installés depuis le XVIIIe siècle les Tatars criméens, une minorité turcophone musulmane de confession sunnite, avant d’en être bannis par ordre de Staline.
Le destin d’Halide épouse celui de leur exil forcé. Staline tente d’étendre son influence en Asie mineure, en Crimée, mais les prétentions nationalistes et territoriales des « comités musulmans », qui organisent la communauté tatare, l’inquiètent et lui font craindre un rattachement de la péninsule à la Turquie. Au mois d’avril 1944, lorsque l’Armée rouge reprend aux Allemands le territoire qu’ils ont occupé pendant trois ans, Staline donne l’ordre de « nettoyer » la région de tous ses éléments « hostiles » : espions, traîtres ou complotistes antisoviétiques. Les soldats tatars sont d’abord accusés de désertion. Puis de trahison. Bientôt, c’est toute la population tatare qui est visée. Le 11 mai, leur bannissement vers l’Asie centrale est ratifié par une ordonnance signée de la main de Staline, qui entérine les accusations de collaboration. Dans la nuit du 18 mai 1944, des milliers de soldats se déploient dans la presqu’île à la recherche des familles tatares qui, une fois regroupées, sont acheminées par camions dans les principales gares de Crimée. En trois jours à peine, 238 500 personnes sont déportées dans les kolkhozes du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan en Asie centrale. Mal préparée par l’administration russe, cette expulsion massive se solde par un lourd bilan : la moitié d’entre eux périssent de faim et de maladie.
Halide et sa famille survivent. Ils sont acheminés vers une région montagneuse de l’Oural et réquisitionnés pour travailler dans une usine de construction. Dans le camp de travail, qui dépend du Goulag, le père, Seifulla, débite du bois à la chaîne, comme les autres internés. La mère, Zaide, récupère les épluchures de pommes de terre dans la cantine et en fait de la soupe pour nourrir la famille. Halide est de corvée de linge, elle doit le laver dans la rivière, où elle a peur de se noyer. L’année suivante, la République socialiste soviétique autonome de Crimée fondée en 1921 est transformée en un simple oblast (unité administrative) de Crimée au sein de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR). Les statues tatares sont déboulonnées, les mosquées détruites, le nom des rues et des localités « russifiés » : l’URSS veut imposer un nouveau narratif où leur statut de peuple indigène de la péninsule est remis en cause et son influence dans la région gommée ou marginalisée. Les propriétés des Tatars sont occupées par des colons slaves, que l’administration russe encourage à venir s’installer en masse.
Pour les déportés, il n’y a plus d’espoir de retour. La vie dans les « colonies de peuplement » s’organise, dans la faim et les épidémies. La moitié d’entre eux périssent dans les cinq premières années de leur exil forcé. En 1956, Halide a 18 ans et vit toujours dans le camp avec ses parents lorsque, après la publication du rapport secret de Nikita Khrouchtchev, dénonçant les crimes du stalinisme, un décret annule la restriction des droits liée au régime de « peuplement spécial » des minorités déportées. Les Tatars recouvrent leurs droits individuels, mais leur statut de victime n’est pas reconnu et leur retour en Crimée est toujours prohibé. Les parents d’Halide décident alors de quitter le camp et de rejoindre Samarcande, en Ouzbékistan, où leurs frères et sœurs ont été déportés.
Une nouvelle vie commence, un peu plus légère. Halide se marie avec Seidinan, un Tatar déporté comme elle. Elle devient couturière, puis coiffeuse. Son fils Rustem (pour des raisons de sécurité liées à la situation en Crimée, les prénoms ont été changés) naît en Ouzbékistan et fréquente l’école russe. Mais le soir, on ne parle que le tatar à la maison. La langue, le chant, les vêtements sont de maigres remparts contre l’entreprise de russification que Staline a imposée à toutes les minorités de l’Union soviétique. Quand Rustem grandit, sa mère Halide lui répète : « Il faut que tu te maries dans notre communauté. » Sans quoi, il ne restera plus rien de la culture tatare et « Staline aura gagné ».
Alors Rustem obéit. Et transmet à son tour à sa fille Elnara la mémoire tatare, les persécutions de Staline, et l’ordre revendiqué par ce dernier d’une « Crimée sans Tatars ». Elnara a une dizaine d’années lorsque Mikhaïl Gorbatchev, en pleine « perestroïka » (période de réformes économiques et sociales à la fin des années 1980) reconnaît « les actions criminelles du régime stalinien » et autorise enfin les Tatars de Crimée à rentrer chez eux. Pour tous, l’espoir de retour se concrétise enfin. En 1989, Halide décide de rentrer, seule, dans sa région natale. Comme elle, environ 200 000 Tatars exilés prennent la route du retour.
La maison de famille est toujours là, mais elle a été transformée par le régime soviétique en « kommounalka » (appartement communautaire) que se partagent quatre familles soviétiques. Halide part s’installer à Krasnoperekopsk (Yani Qapi, en tatar) sur les bords du lac Stare, où les tensions avec les russophones opposés au retour des Tatars sont moins vives. Avec ses économies, elle achète une maison et un petit terrain où son fils Rustem, qui l’a rejointe, cultive des roses qu’il vend sur les marchés.
Elnara a 13 ans quand elle quitte l’Ouzbékistan avec sa mère, pour rejoindre son père en Crimée. Vingt quand elle tombe amoureuse d’Eduard, un Ukrainien avec qui elle aura deux enfants. Sa fille Lia apprend à parler le tatar à l’école. Pas longtemps. En 2014, la révolution de Maïdan sonne le glas de l’autonomie de la Crimée. Les jours suivant la fuite du président ukrainien prorusse Viktor Ianoukovytch, des véhicules blindés russes sont déployés près des frontières ukrainiennes. Le 26 février, à Simferopol, capitale de la Crimée, une manifestation de soutien à l’Ukraine sur la place centrale est attaquée par des centaines d’activistes prorusses. Bilan : un mort et des dizaines de blessés. Le lendemain, le siège du Parlement est pris d’assaut, le drapeau russe hissé et un nouveau premier ministre prorusse élu, contre l’avis de la majorité des députés.
« J’ai compris qu’il n’y avait plus d’issue et qu’il fallait trouver un moyen pour fuir vers l’Ukraine », raconte Elnara. En quelques jours, tous les ponts et les accès à la frontière ukrainienne sont bloqués par des blocs de béton et des soldats russes. Les protestations, pourtant, continuent de plus belle : « Pendant trois mois, les Tatars de Crimée ont manifesté contre le référendum, avec de grands drapeaux ukrainiens, devant toutes les administrations russes », se souvient Elnara. Mais la répression est féroce. « Certains des activistes anti-russes les plus virulents ont été arrêtés ou enlevés. On retrouvait leur cadavre dans les champs, avec des traces de torture », poursuit Elnara. Et puis, les tanks russes sont arrivés dans leur petite ville. « Les Russes ont installé leur administration dans le centre agricole et, en quelques jours, tous les drapeaux ukrainiens ont été remplacés par des drapeaux russes. »
Elnara et son mari refusent de prendre la nationalité russe et s’enfuient à Kherson, en Ukraine, comme environ 50 000 Tatars, selon certaines estimations. Les parents d’Elnara restent, et sont forcés de prendre la nationalité russe, comme tous les Tatars de Crimée. A la rentrée 2014, Lia est entrée au collège en Ukraine. Eduard a retrouvé du travail comme exploitant agricole. Une paix, relative, s’est installée. Avant que le bruit des tanks ne se rapproche à nouveau dans le Donbass. « En 2018, on a compris que Poutine ne se contenterait pas de la Crimée et du Donbass. Qu’il irait plus loin et viserait cette fois Kherson, ou même Kyiv. »
« Histoires d’exil »
Avec cette série, nous avons donné la parole à ceux qui ont hérité, parfois malgré eux, de l’identité d’exilé. Ils nous racontent la petite histoire dans la grande. Les ombres de leur mémoire, leur géographie ordinaire, leur langue :
Eduard et Elnara rêvaient d’un endroit ensoleillé, au bord de la mer, qui ressemblerait au paradis perdu de la Crimée. C’est en Espagne qu’ils ont obtenu en 2021 un statut de réfugiés avec une protection internationale, en tant que Tatars de Crimée. Une identité sur papier, mais une identité retrouvée, enfin.
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