Je suis douanière, Algérienne à la frontière. Je n’ai qu’une consigne : ne pas dédouaner à la légère...
Refuser l’accès à tous ceux qui ne méritent pas de fouler de leur pied notre terre. Ce n’est pas seulement à Enrico que nous avons opposé notre véto mais à tous les bourricots qui ne distinguent pas entre ce qui va et ce qui vaut.
Dans son nouveau livre, Abdelkrim Tazaroute sollicite plusieurs cinéastes et réalisateurs algériens pour des questions autour du cinéma algérien : a-t-on produit assez de films autour de la guerre de Libération nationale ? Pourquoi les héros de ces films de guerre étaient-ils des anonymes ? A partir de quand et comment le cinéma algérien s’est-il intéressé aux biopics mettant en lumière les grands noms de la résistance algérienne ?
Le journaliste apporte des éléments de réponse et donne la parole à des professionnels du cinéma algériens : Ahmed Bedjaoui, Boukhalfa Amazit, Mohamed Foudil Hazourli, Saïd Mehdaoui, Saïd Ould Khelifa, Nasreddine Ghenifi, Mustapha Mangouchi, Ahmed Benkamla. Certains de ces cinéastes ont tiré leur révérence depuis l’écriture de ce livre. Dans la dernière partie de son ouvrage, l’auteur évoque le parcours de ces hommes et femmes du 7e art qui nous ont quittés récemment (Yacef Saâdi, Cherif Aggoune, Saïd Hilmi, Ahmed Benaïssa, Nasreddine Guenifi...). Le Centre national du cinéma algérien est créé en 1964. Une si jeune paix, une fiction de Jacques Charbi marque le début de la production cinématographique suivi par L’Aube des damnés, un long métrage documentaire d’Ahmed Rachedi et par La nuit a peur du soleil de Mustapha Badie. Abdelkrim Tazaroute constate qu’il y a eu peu de productions cinématographiques dédiées à la guerre de Libération nationale. «Le nombre de films ne dépasse pas la dizaine et pourtant des voix ont crié au scandale comme si c’était un crime que de mobiliser les moyens de production pour la réalisation de longs métrages qui retracent l’épopée algérienne et l’Algérie combattante.» Les premiers films algériens portant sur la guerre de libération avaient tous pour héros le peuple. «Les héros n’avaient pas de nom. Ils étaient vaillants, courageux et n’avaient aucun défaut. Cette image a été tellement véhiculée dans la filmographie algérienne que la mémoire collective est incapable de citer un seul héros de la guerre de libération. On parlera volontiers de Ali Mout Waquef, héros du film L’Opium et le Bâton d’Ahmed Rachedi, sans savoir ce qu’il représente hors de cette fiction.» Il aura donc fallu attendre 45 ans après l’indépendance, pour voir un film dédié à un chef historique de la guerre de libération : Ben Boulaïd d’Ahmed Rachedi sorti en 2008, suivi de Zabana de Saïd Ould Khalifa, en 2012. Dans un chapitre intitulé «L’humour pour dédramatiser», le journaliste aborde la question des films ayant inclus dans leur trame la dimension humoristique, tels que Omar Gatlato (Merzak Allouache), Hassan Terro (Mohamed Lakhdar Hamina), Le Clandestin (Benamar Bekhti), Les folles années du twist (Mahmoud Zemouri). Pourquoi tant de films ayant traité de la guerre de libération ont porté à l’écran des héros anonymes ? Abdelkrim Tazaroute écrit : «La Bataille d’Alger est sans conteste le film le plus représentatif des productions que nous pouvons classer dans la catégorie un seul héros le peuple. Il s’agit d’un haut fait de la guerre de Libération nationale avec ses héros, son quartier mythique la Casbah, ses héros, Larbi Ben M’hidi, Abane Ramdane, Yacef Saâdi, Hassiba Ben Bouali, Ptit Omar, les poseuses de bombe. Pourtant, le film reste silencieux sur les noms de ces héros nationaux.» Il a fallu attendre le début des années 2000, pour que les héros de la révolution sortent de l’anonymat à la faveur du tournage de biopics. «En effet, c’est en 2008 que le cinéaste Ahmed Rachedi réalisa Ben Boulaïd. Ce film sera suivi par Zabana de Saïd Ould Khaklifa, puis de Krim Belkacem et Lotfi d’Ahmed Rachedi.» D’autres cinéastes ont continué sur la lancée à l’instar de Djaffar Gacem avec Héliopolis, Bachir Derraïs Ben M’hidi... Dans la deuxième partie de son livre, Abdelkrim Tazaroute présente aux lecteurs quelques films dédiés à la guerre de Libération nationale : La Bataille d’Alger, Hassen Terro, Patrouille à l’Est, Tahiaya Didou, Chroniques des années de braise, Ben Boulaïd... A propos du biopic Zabana de Saïd OuldKhelifa sorti en 2012, il note : «Le film se poursuit dans les geôles de Sarkadji avec notamment la rencontre de Zabana et de Ali Zamoum (...) des séquences de torture avant d’atteindre le pic, fort en intensité émotionnelle avec la séquence de l’exécution du héros Zabana, les scènes de la veuve, qui ne fonctionne pas à deux reprises, ce qui logiquement devait conduire automatiquement à une grâce et enfin la furtive rencontre de l’avocat de Zabana avec les responsables de la révolution qui promettent de venger la mort de leurs frères Zabana et Ferradj, guillotinés.» La dernière partie de «L’image du héros» est un hommage aux acteurs, cinéastes et réalisateurs disparus : Keltoum, Chafia Boudraa, Yamina Bachir Chouikh, Brahim Tsaki, Rachid Fares, Rouiched, Sid-Ali Kouiret, Moussa Haddad, Hassan Hassani, Cherif Aggoune, Saïd Hilmi, Lyazid Khodja, Farouk Beloufa... Ce livre est préfacé par Ahmed Bedjaoui. Il est illustré par de nombreuses photos de films, en noir et blanc. Abdelkrim Tazaroute est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la musique et le cinéma. Il a également signé un roman, trois documentaires et un court métrage fiction. Soraya Naili
Cinéma algérien et guerre de Libération nationale. L’image du héros. Abdelkrim Tazaroute. éditions Anep. 2023.129
Mahmoud Darwich (1941-2008) est devenu le porte-voix de la cause palestinienne parce que sa poésie est acte de résistance à portée universelle. Mais la poésie palestinienne est multiple et a vu, depuis la Nakba de 1948 jusqu’à Gaza ces derniers mois, plusieurs générations de femmes et d’hommes écrire sur un futur de liberté et d’indépendance.
Naplouse, Palestine, le 29 mars 2021. Dessin de Fadwa Touqan avec un vers de sa poésie qui dit : «Il me suffit de rester dans les bras de mon pays/De la terre, de l’herbe, une fleur».
Wikimedia Commons
Dès 1948, la poésie s’est imposée en Palestine occupée face aux autres genres littéraires. Ce n’est pas seulement le signe d’un attachement des écrivains palestiniens à un mode ancien et populaire d’expression dans le monde arabe, mais l’expression d’une volonté de résister aux règles de l’occupation israélienne qui prolongeaient celles du mandat britannique en Palestine (1917-1948). Face aux mesures de répression des forces coloniales, la poésie, qui se transmet et se mémorise aisément, est mieux armée que les autres genres littéraires pour contourner la censure.
C’est d’ailleurs à travers de véritables festivals de poésie ou mahrajanat que la première génération de poètes post 1948 a pu atteindre un large public demeuré sur les terres de Palestine. Parmi les auteurs qui ont participé et se sont révélés lors de ces festivals, se trouvent les grands noms de la poésie palestinienne de cette génération : Taoufik Ziyad (1929-1994), Samih al-Qasim (1939-2014), Mahmoud Darwich (1941-2008), Salim Joubran (1941-2011) et Rashid Hussein (1936-1977). Tous avaient atteint l’âge adulte dans les années qui ont suivi la Nakba de 1948. Ils étaient généralement issus de la classe ouvrière et militaient aussi pour l’amélioration des conditions de vie des ouvriers et des paysans. Ce qui fait de la poésie palestinienne un genre traditionnellement marqué à gauche.
La majorité de ces poètes ont été formés en arabe et en hébreu, en Palestine occupée ou à l’étranger. Seule la poétesse Fadwa Touqan (1917-2003), autodidacte, aurait été initiée à la poésie par son frère Ibrahim Touqan (1905-1941), lui-même poète. Beaucoup étaient des enseignants dans des écoles gérées par les autorités israéliennes. Ces institutions, tout comme les festivals de poésie et d’autres rassemblements publics comme les mariages et les fêtes religieuses, étaient surveillés de près par les services de sécurité coloniaux qui s’efforçaient de contenir le nationalisme palestinien.
À travers leur poésie, ces auteurs ont joué un rôle important dans la production et la diffusion d’idées à portée politique. Leur participation aux festivals était de fait un geste de résistance. Leurs poèmes, écrits le plus souvent dans le respect des codes de la prosodie arabe traditionnelle, étaient faciles à chanter et à retenir. Ils étaient déclamés devant un auditoire nombreux, coupé du reste du monde arabe et des Palestiniens forcés à l’exil, et traumatisé par les massacres commis par l’armée israélienne. Les poèmes exprimaient le plus souvent espoirs et rêves révolutionnaires de liberté et d’indépendance, mais ils abordaient aussi des thèmes plus graves liés au sentiment de dépossession, et aux violences physiques et symboliques subies.
C’est au cours de ces festivals que se développe le concept de résistance, de sumud ou persévérance face à l’adversité, concept qui deviendra un thème majeur de la poésie palestinienne notamment chez Taoufik Ziyad avec son célèbre poème Ici nous resterons dont cet extrait résonne comme un manifeste politique et poétique :
Ici nous resterons
Gardiens de l’ombre des orangers et des oliviers
Si nous avons soif nous presserons les pierres
Nous mangerons de la terre si nous avons faim mais nous ne partirons pas !
La participation aux festivals a valu à plusieurs auteurs comme Taoufik Ziyad et Hanna Ibrahim (1927- ) d’être arrêtés puis emprisonnés ou assignés à domicile. Ils n’ont pas renoncé pour autant à composer des poèmes, et la colère et l’indignation traversent de nombreux textes. En témoigne cet extrait d’un poème du charismatique Rashid Hussein que Mahmoud Darwich surnommait Najm ou l’étoile, et auquel Edward Saïd rend un hommage appuyé dans l’introduction de son ouvrage sur la Palestine2 :
Discours de Tawfiq Ziad lors de la Journée de la Terre, le 31 mars 1979 (Wikimedia Commons)
Certains poèmes devi
endront des chansons populaires, connues de tous en Palestine occupée et ailleurs, comme celui intitulé Carte d’identité, composé par Mahmoud Darwich, en 1964 :
Si les anthologies et recueil imprimés demeurent assez rares jusqu’aux années 1970 et ne représentent, d’après le chercheur Fahd Abu Khadra, qu’une infime partie des poèmes composés et publiés entre 1948 et 1958, certains poètes auront recours aux organes de presse de partis politiques pour diffuser leurs écrits. Le Parti des travailleurs unis (Mapam) a par exemple soutenu et financé la revue Al-Fajr (l’Aube), fondée en 1958 et dont le poète Rashid Hussein était l’un des rédacteurs en chef. Subissant attaques et censure, la revue sera interdite en 1962.
Les membres du Parti communiste israélien (Rakah) ont pour leur part relancé la revue Al-Itihad (L’Union) en 1948, qui avait été fondée en 1944 à Haïfa par une branche du parti communiste. À partir de 1948, Al-Itihad ouvre ses colonnes à des poètes importants comme Rashid Hussein, Émile Habibi (1922-1996), Hanna Abou Hanna (1928-2022). Ces revues ont joué un rôle crucial pour la cause palestinienne en se faisant les porte-voix d’une poésie de combat. Longtemps regardés avec méfiance et suspectés de collaborer avec les forces coloniales par le simple fait d’être restés, c’est Ghassan Kanafani (1961-1972), auteur et homme politique palestinien qui a redonné à ces auteurs la place qu’ils méritent, en élaborant le concept de « littérature de résistance »5 . Cette littérature est considérée par certains comme relevant davantage d’une littérature engagée que d’une littérature de combat, restreinte par le poète syrien Adonis (1930- ), à tort nous semble-t-il, au combat armé.
Cette poésie a par ailleurs souvent été critiquée pour être davantage politique que « littéraire », comme si l’un empêchait l’autre. À ce sujet, Mahmoud Darwich fait une mise au point salutaire :
Mais je sais aussi, quand je pense à ceux qui dénigrent la « poésie politique », qu’il y a pire que cette dernière : l’excès de mépris du politique, la surdité aux questions posées par la réalité de l’Histoire, et le refus de participer implicitement à l’entreprise de l’espoir6.
Pour finir, il est important de noter que les poèmes de cette période n’évoquent pas seulement la Palestine et son combat pour l’indépendance. Y apparaissent d’autres causes de la lutte anticoloniale, notamment celle du peuple algérien, ou des Indiens d’Amérique. Dans un poème de 1970, Salem Joubran (1941-2011) interpelle ainsi Jean-Paul Sartre qui a défendu la cause algérienne mais reste silencieux quant à la colonisation de la Palestine :
À JEAN-PAULSARTRE
Si un enfant était assassiné, et que ses meurtriers jetaient son corps dans la boue,
seriez-vous en colère ? Que diriez-vous ?
Je suis un fils de Palestine,
je meurs chaque année,
je me fais assassiner chaque jour,
chaque heure.
Venez, contemplez les nuances de la laideur,
toutes sortes d’images,
dont la moins horrible est mon sang qui coule.
Exprimez-vous :
Qu’est-ce qui a provoqué votre soudaine indifférence ?
Autre figure souvent citée, celle de Patrice Lumumba auquel on rend hommage après son assassinat par les forces coloniales belges. Rashid Hussein déclame ce poème lors d’un festival de poésie :
L’Afrique baigne dans le sang, avec la colère qui l’envahit,
Elle n’a pas le temps de pleurer l’assassinat d’un prophète,
Patrice est mort... où est un feu comme lui ?...
Il s’est éteint, puis a enflammé l’obscurité en évangile8 .
CULTIVER L’ESPOIR ET RENOUVELER LE COMBAT
Les générations de poètes qui ont suivi celle de 1948 perpétuent les thèmes de résistance et de combat en leur donnant un souffle politique nouveau. À mesure que les guerres se succèdent, que la situation des Palestiniens de 1948 se détériore, que les camps de réfugiés se multiplient et s’inscrivent dans la durée et que la colonisation de la Palestine se poursuit — en violation des résolutions de l’ONU et du droit international - les thèmes abordés renvoient à la situation intenable de tous les Palestiniens où qu’ils soient. Entre dépossession, exils forcés, conditions précaires et inhumaines dans les camps de réfugiés, emprisonnements arbitraires, massacres, faim, mort, tristesse, les textes cultivent également l’espoir comme en échos au fameux poème de Mahmoud Darwich de 1986, Nous aussi, nous aimons la vie :
Nous aussi, nous aimons la vie quand nous en avons les moyens.
Nous dansons entre deux martyrs et pour le lilas entre
En 2011, la poétesse Rafeef Ziadah, née en 1979, compose en réponse à un journaliste qui la somme d’expliquer pourquoi les Palestiniens apprennent à leurs enfants la haine, un poème intitulé Nous enseignons la vie, monsieur (« We teach life, Sir »), qu’elle récite à Londres et dont la vidéo sera amplement partagée :
Aujourd’hui, mon corps a été un massacre télévisé.
Aujourd’hui, mon corps a été un massacre télévisé qui devait tenir en quelques mots et en quelques phrases.
Aujourd’hui, mon corps a été un massacre télévisé qui devait s’inscrire dans des phrases et des mots limités, suffisamment remplis de statistiques pour contrer une réponse mesurée.
J’ai perfectionné mon anglais et j’ai appris les résolutions de l’ONU.
Mais il m’a quand même demandé : "Madame Ziadah, ne pensez-vous pas que tout serait résolu si vous arrêtiez d’enseigner tant de haine à vos enfants ?
Pause.
Je cherche en moi la force d’être patiente, mais la patience n’est pas sur le bout de ma langue alors que les bombes tombent sur Gaza.
La poésie se montre critique aussi de l’Autorité palestinienne qui après les Accords d’Oslo se montre défaillante, gère les fonds qui lui sont alloués de manière peu transparente et ne parvient pas à juguler la montée du Hamas que plusieurs poètes palestiniens, traditionnellement de gauche, déplorent. Voici un exemple d’un poème sans concessions et à l’humour corrosif, intitulé L’État de Abbas, rédigé en 2008 par Youssef Eldik (1959-) :
Celui qui n’a pas mal au derrière
Ou qui ne voit pas comment le singe se promène,
Qu’il entre dans l’État de Abbas.
Cet état est apprivoisé –
aucune autorité dans cette « Autorité »
Si un voleur ne se présente pas devant le tribunal
ils le remplacent par son voisin ou sa femme
car le gazouillis de l’oiseau sur les fils téléphoniques
résonnent comme « Hamas ! »
Notre type de justice s’applique à toutes créatures
Mais si les thèmes se perpétuent, ils prennent aussi une nouvelle dimension, notamment au sein de la diaspora palestinienne vivant en Amérique du Nord, qui désormais écrit en anglais et se met au diapason des nouvelles luttes décoloniales et écologiques internationales. Cette poésie est assez peu connue en France. Quelques poèmes ont été traduits par l’incontournable Abdellatif Laâbi dans une anthologie publiée en 2022 et consacrée aux nouvelles voix mondiales de la poésie palestinienne12. Laâbi avait déjà publié en 1970 une première Anthologie de la poésie palestinienne de combat, suivie vingt ans plus tard de La poésie palestinienne contemporaine.
Dans cette nouvelle poésie contemporaine, on notera les recueils de Remi Kanazi (1981-) poète et performer qui, dans une langue nerveuse et moderne, utilise souvent l’adresse, puise dans le langage moderne des hashtags et des réseaux sociaux, et s’inspire de la rythmique incisive du hip-hop, reprenant peut-être aussi inconsciemment les codes de la poésie arabe de ses prédécesseurs qui déclamaient leurs vers lors des festivals de poésie. Voici deux exemples de sa poésie percutante13. L’un est extrait du poème intitulé Hors saison :
mais vos proverbes ne sont pas de saison
des anecdotes plus jouées
que les contes d’un pays
sans peuple (...)
vous ne voulez pas la paix
vous voulez des morceaux
et ce puzzle
ne se termine pas
bien pour
vous
L’autre poème est intitulé Nakba :
Elle n’avait pas oublié
nous n’avons pas oublié
nous n’oublierons pas
des veines comme des racines
des oliviers
nous reviendrons
ce n’est pas une menace
pas un souhait
un espoir
ou un rêve
mais une promesse
Le thème de la terre traverse bien évidemment l’ensemble de la poésie palestinienne puisqu’elle est au cœur de la colonisation de peuplement dont ils sont victimes depuis 1948. Il est également mobilisé par des poètes de la diaspora mais sous un angle sensiblement différent. Il ne s’agit plus de revenir sur la catastrophe de 1948 pour déplorer une dépossession en des termes qui reprennent la terminologie capitaliste donc colonialiste et d’exprimer d’une volonté de réappropriation des terres. Il s’agit désormais de penser la Nakba en tant que catastrophe et lieu de rupture écologique. Cette rupture écologique a touché la Palestine en 1948 mais elle touche la Planète entière. C’est ainsi que Nathalie Handal (1969- ), dans un hommage qu’elle rend à Mahmoud Darwich, imagine ce que lui dirait le poète disparu dans une veine poétique et universelle :
Je lui demande s’il vit maintenant près de la mer.
Il répond : « Il n’y a pas d’eau, seulement de l’eau, pas de chanson, seulement de la chanson, pas de version de la mort qui me convienne, pas de vue sur le Carmel, seulement sur le Carmel, personne pour l’écouter »14.
Naomi Shihab Nye (1952- ) pour sa part décentre l’humain pour redonner force et pertinence à son propos écologiste. Dans le poème Même en guerre, elle écrit :
Dehors, les oranges dorment, les aubergines,
les champs de sauge sauvage. Un ordre du gouvernement,
Elle fait le lien entre les oranges, les aubergines, la sauge et probablement des dormeurs sans méfiance, juste avant un raid de l’armée israélienne. Et si les mains sourient, c’est probablement par dépit et pour défier les autorités coloniales et leurs décisions arbitraires. Il n’y a là aucune hyperbole, les autorités israéliennes ayant en effet interdit aux Palestiniens de 1948 de cueillir plusieurs herbes, notamment le zaatar, pour en réserver l’exploitation et la vente aux colons israéliens.
Un homme passe devant une pancarte citant le poète Ghassan Kanafani à Hébron en Cisjordanie occupée, le 8 mars 2023, lors d’une grève générale en protestation contre l’armée israélienne au lendemain d’un raid à Jénine (HAZEMBADER/AFP)
GAZA, POÉSIE ET GÉNOCIDE
Depuis octobre 2023, la poésie palestinienne est en deuil, toutefois elle reste au combat. Si la poésie française a eu son Oradour16, chanté et commémoré par des poètes comme Georges-Emmanuel Clancier (1914-2018), la poésie palestinienne ne compte plus le nombre de villages et localités dévastés depuis plus de trois mois auxquels il faut ajouter toutes les guerres et attaques infligées à la bande de Gaza depuis 1948. À la fin du second conflit mondial, le philosophe Theodor Adorno avait affirmé qu’il était impossible d’écrire de la poésie après Auschwitz. Si l’on a retenu cette affirmation, on oublie souvent qu’Adorno est plus tard revenu sur ses propos, considérant que face à l’inhumain, à l’impensable, la littérature se doit de résister.
Avec plus de 23 000 morts et 58 000 blessés dénombrés à ce jour, la littérature palestinienne perd elle aussi des hommes et des femmes. Refaat Alareer (1979-2023), professeur de littérature à l’Université islamique de Gaza et poète, avait fait le choix de la langue anglaise pour mieux faire connaître la cause palestinienne à l’étranger. Il a été tué lors d’une frappe israélienne dans la nuit du mercredi 6 au jeudi 7 décembre. Le 1er novembre il a écrit un poème traduit et publié dans son intégralité par Orient XXI et dont voici un extrait :
S‘il était écrit que je dois mourir
Alors que ma mort apporte l’espoir
Que ma mort devienne une histoire
Quelques semaines plus tôt, le 20 octobre 2023, c’est Hiba Abou Nada (1991-2023), poétesse et romancière de 32 ans, habitante de Gaza qui est tuée. Voici un extrait d’un poème, écrit le 10 octobre, quelques jours avant sa mort :
Je t’accorde un refuge
contre le mal et la souffrance.
Avec les mots de l’écriture sacrée
je protège les oranges de la piqûre du phosphore
et les nuages du brouillard
Je vous accorde un refuge en sachant
que la poussière se dissipera,
et que ceux qui sont tombés amoureux et sont morts ensemble
Poésie tragique d’une femme assiégée qui offre refuge à l’adversaire. On y retrouve le thème de la persévérance mais aussi de la générosité et de l’amour de la vie en dépit de l’adversité, des violences subies, du génocide en cours et de sa mort imminente.
Fondée en 2022 et basée à Ramallah, la revue littéraire Fikra (Idée) donne voix en arabe et en anglais aux auteurs palestiniens. Depuis le début des exactions contre la population civile de Gaza, elle a publié les poèmes de Massa Fadah et Mai Serhan. Le poème écrit par cette dernière et intitulé Tunnel met en accusation l’Occident et son hypocrisie vis-à-vis de la cause palestinienne :
Piers Morgan ne cesse de poser la question,
« qu’est-ce qu’une réponse proportionnée ? »
Dites-lui que cela dépend. Si c’est une maison
de saules et de noyers, alors c’est à l’abri des balles, un souvenir. Si c’est un mot
c’est un vers épique, et il n’y a pas
de mots pour l’enfant blessé, sans famille
qui lui survit - seulement un acronyme, une anomalie
Dites-lui que si c’est un enfant, il ne devrait
pas hanter ses rêves, l’enfant n’était
pas censé naître d’une mère, mais
d’une terre. Cet enfant est une graine, rappelez-le-lui,
la graine est sous terre, chose têtue,
plus souterraine que le tunnel.
D’autres plateformes, comme celle de l’ONG Action for Hope, s’efforce de donner voix à des poètes palestiniens qui, sous les bombes ou forcés à fuir, continuent d’écrire et de faire parvenir des textes bouleversants de vérité et de courage. À travers l’initiative « Ici, Gaza » (« This is Gaza »), des acteurs lisent des textes en arabe sous-titrés en anglais ou en français. Un livret de poèmes a été mis en ligne en arabe et anglais pour donner à cette poésie une plus grande portée en atteignant des publics arabophones et anglophones.
La poésie refuse de se résoudre à l’horreur mais aussi à tous les diktats, ceux de la langue, de la forme, de la propagande et des discours dominants. Cela a toujours été sa force quelles que soient les époques et les latitudes. Elle a résisté aux fascismes, aux colonialismes et autoritarismes et a payé ses engagements par la mort, l’exil ou la prison. De Robert Desnos (1900-1945) mort en camp de concentration à Federico Garcia Lorca (1898-1936) exécuté par les forces franquistes, de Nâzim Hikmet (1901-1963) qui a passé 12 ans dans les prisons turques à Kateb Yacine (1929-1989) emprisonné à 16 ans par la France coloniale en Algérie, de Joy Harjo (1951- ) qui célèbre les cultures amérindiennes, à Nûdem Durak (1993- ) qui chante la cause kurde et croupit en prison depuis 2015, condamnée à y demeurer jusqu’en 2034, partout où l’obscurantisme sévit, la poésie répond et se sacrifie.
On tremble pour ce jeune poète de Gaza, Haidar Al-Ghazali qui comme ses concitoyens s’endort chaque nuit dans la peur de ne pas se réveiller le lendemain, auteur de ces lignes bouleversantes :
Il est maintenant quatre heures et quart du matin, je vais dormir et je prépare mon corps à l’éventualité d’une roquette soudaine qui le ferait exploser, je prépare mes souvenirs, mes rêves ; pour qu’ils deviennent un flash spécial ou un numéro dans un dossier, faites que la roquette arrive alors que je dors pour que je ne ressente aucune douleur, voici notre ultime rêve en temps de guerre et une fin bien pathétique pour nos rêves les plus hauts.
Je m’éloigne de la peur familiale vers mon lit, en me posant une question : qui a dit au Gazaoui que le dormeur ne souffre pas ?18
MERYEM BELKAÏD
Professeur associé en études francophones et postcoloniales à Bowdoin College aux Etats-Unis.
Des adolescents jouent pendant une récréation au lycée Averroès de Lille, dans le nord de la France, le 28 septembre 2023.
SAMEERAL-DOUMY/AFP
Sous contrat avec l’État depuis 2008, le lycée lillois privé musulman Averroès a plaidé devant le tribunal administratif de Lille le 24 janvier 2024 pour obtenir la suspension de l’annulation du contrat entre l’État et le lycée. Une situation ubuesque pour l’établissement, accusé de communautarisme et de promouvoir des valeurs contraires à la République. La réponse judiciaire est attendue dans les prochains jours.
En cette mi-janvier, la vigilance aux entrées de l’établissement privé musulman Averroès à Lille, qui compte un collège avec 352 élèves et un lycée avec 473 autres jeunes, a redoublé. Depuis plus de trois mois, l’établissement est sous les feux des projecteurs. La suppression le 7 décembre 2023 de son contrat avec l’État, à la demande du préfet alors en place, Georges-François Leclerc, a largement été médiatisée. « On est devenus une cible pour certains », glisse Éric Dufour, le proviseur depuis 2022. Des menaces de descente de militants d’extrême-droite sont prises très au sérieux. Avec une certaine lassitude, Dufour explique : « On nous accuse d’être de dangereux islamistes qui endoctrineraient des élèves. Ça ne tient pas debout ».
DES CHIFFRES FARFELUS
Xavier Bertrand, président de la région Hauts-de-France, en est pourtant convaincu. « Il nous reproche un financement du Qatar versé en 2014 qu’il feint de découvrir dans le livreQatar Papers de Christian Chesnot et Georges Malbrunot paru en 2019 », contextualise Éric Dufour. Il en faut peu pour que ce don de 900 000 euros alimente « certains fantasmes ». Alloué à l’achat des locaux, il prend très vite des proportions qui sidèrent Dufour. « Le livre évoque des chiffres farfelus de plusieurs millions d’euros et forcément, en contrepartie il y aurait de l’endoctrinement, poursuit le directeur. Beaucoup ne comprennent pas le principe de la zakat car c’est bien dans ce contexte que nous avons reçu le financement de la fondation Qatar Charity1 ».
Xavier Bertrand décide alors de ne plus verser les 300 000 euros annuels du forfait d’externat. « Un de ses vice-présidents siégeait au conseil d’administration de l’association Averroès qui gère l’établissement, comment pouvait-il alors l’ignorer ? », s’étrangle Éric Dufour. Et depuis trois ans, la Région est systématiquement condamnée par la justice à verser ce forfait.
Le directeur de l’établissement pressentait que le bras de fer n’allait pas se cantonner à la Région et au financement du Qatar. En 2023, la Chambre régionale des comptes (CRC) publie un rapport sur l’établissement. « C’est la première fois que la CRC s’intéresse à un établissement privé, sourit presque Dufour. Un certain nombre de points avaient été soulevés et nous nous sommes efforcés de suivre les recommandations. Même si le rapport de la chambre ne nous est pas particulièrement défavorable, le président de la Région s’en est immédiatement saisi contre nous ». Dans un courrier adressé au président de la CRC que nous avons pu consulter, Xavier Bertrand insiste : « Au regard des remarques et constats que vous formulez dans votre rapport, je m’interroge sur le maintien par le ministère de l’éducation nationale du contrat d’association avec le lycée Averroès qui contrevient aux valeurs de la République et je souhaite une action forte de la part de l’État qui ne peut laisser de telles pratiques perdurer et se doit de protéger les élèves ainsi que les familles qui ont fait confiance à cet établissement ».
Les services de la préfecture s’emballent et Éric Dufour apprend le 18 octobre par voie de presse que le préfet envisage de résilier le contrat. S’ensuit une première rencontre puis une commission se tient fin novembre en présence des représentants du rectorat de Lille, de l’éducation nationale, des conseils départemental et régional et des chefs d’établissements privés catholiques. Et de Xavier Bertrand lui-même. « Lors de cette commission, nous avons été mis en accusation permanente sans la possibilité réelle de nous défendre », s’insurge Dufour.
Le vote est sans appel : 16 sont pour la résiliation et 9 s’abstiennent sur un total de 25. « Nous n’avons pas été écoutés », se remémore Vincent Brengarth, l’un des avocats de l’association Averroès.
Au cours de cette commission, un rapport d’une douzaine de pages est réalisé. Mais comme le révèle Mediapart , le 14 décembre2, sa version finale a entre-temps subi un lifting et compte désormais six pages. Car parmi les faits reprochés, certains concernent le collège, qui lui n’est pas sous contrat avec l’État. Autre fait curieux, un rapport élogieux réalisé par des inspecteurs de l’éducation nationale est passé sous silence. Il pointe notamment la qualité des enseignements et le respect des valeurs de la République. Pourtant, à aucun moment il n’est évoqué dans le rapport final. Pas plus que les bons résultats au bac obtenus par le lycée (en 2022, le taux de réussite au bac est de 98 % avec un taux de mention de 73 %).
LE COURS D’ÉTHIQUE POINTÉ DU DOIGT
Parmi les griefs, le plus virulent est celui du cours d’éthique musulmane qui, selon le rapport de la commission préfectorale, serait en « contradiction profonde avec les valeurs de la République ». Là encore, le directeur de l’établissement s’insurge. « Il s’agit avant tout d’un cours facultatif qui propose une connaissance de l’islam. C’est l’équivalent d’une pastorale ou d’une catéchèse en établissement catholique. La mission de ce cours est de déconstruire un discours erroné séparatiste ». Mais pour les autorités, ce cours serait sous l’influence tantôt des Frères musulmans, tantôt des salafistes...
En réalité, il y a peu voire pas d’éléments concrets qui nous ont été communiqués quant à des enseignements qui seraient contraires aux valeurs de la République, remarque l’avocat Vincent Brengarth. De plus, les inspecteurs de l’éducation nationale ont assisté à ce cours et n’en parlent pas comme d’un problème. Cela nourrit l’idée que des choses auraient été découvertes, ce qui n’est pas le cas.
La résiliation du contrat d’association n’est pas anodine pour l’établissement. Déjà en proie à des soucis financiers, il serait alors plongé dans la précarité, plus de 50 % de ses élèves étant boursiers. La Région ne devrait plus verser de forfait d’externat et les élèves ne pourraient plus passer leurs examens en contrôle continu, sans oublier les enseignants qui ne seraient plus rémunérés par l’État. « Xavier Bertrand lui-même s’est demandé comment nous contrôler si l’on nous retirait le contrat. Ce à quoi le préfet a répondu que l’objectif n’est pas de fermer l’établissement mais de ne pas nous verser de financement public. Si l’on est dangereux et qu’on prône une doctrine contraire à la République, pourquoi ne pas nous fermer définitivement ? », s’interroge Éric Dufour.
DEUX POIDS DEUX MESURES
La situation que traverse le lycée Averroès se heurte à celle que connaît un autre établissement privé. Depuis début janvier, le lycée catholique parisien Stanislas défraie la chronique pour d’autres raisons. Pour Pierre Mathiot, directeur de Sciences Po Lille et soutien de la première heure du lycée lillois :
Il me semblait jusqu’alors qu’on traitait le lycée Averroès de manière inéquitable et disproportionnée. Ce qui se passe avec Stanislas conforte mon sentiment. Des reproches qui reposent sur des pièces sont acceptables et il y a toujours des améliorations possibles. Mais des reproches basés sur une atmosphère, c’est terrible.
Difficile en effet pour les partisans du lycée lillois de ne pas comparer la différence de traitement. « Si l’on fait une symétrie, dans le cas d’Averroès, le rapport de l’inspection générale n’a jamais été rendu public, il est très positif et ne fait pas état de recommandations particulières. D’ailleurs, à aucun moment le préfet n’utilise cette pièce, cela interroge. Pour Stanislas en revanche, le rapport de l’inspection générale a été communiqué à la direction de l’établissement. Dans ce dernier, il y a des recommandations, et des problèmes sont identifiés. Et là, la ministre de l’éducation indique que son cabinet va mettre en place une commission pour vérifier la mise en conformité. Rien de tout cela n’a été proposé à Averroès », constate Pierre Mathiot.
UN MESSAGE ENVOYÉ AUX JEUNES MUSULMANS
Aux commandes de la réforme du bac sous Blanquer, Pierre Mathiot connaît bien les arcanes du pouvoir. Il connaît également Gérald Darmanin, un de ses anciens élèves à Sciences Po Lille. Il raconte l’avoir contacté en octobre 2023, ainsi que le cabinet de Gabriel Attal, alors ministre de l’éducation, pour les alerter sur la situation à Averroès. « Je leur ai signalé que ce qui se jouait là était problématique et qu’il fallait faire attention aux effets de bord ». Autrement dit, attention à ne pas enclencher « quelque chose qui mettrait en péril l’enseignement privé en général. Le cabinet d’Attal m’a dit que le dossier lillois relevait du ministère de l’intérieur et qu’il ne ferait rien, alors que pour Stanislas c’est exactement le contraire ».
Pour ce républicain convaincu, l’image de l’État est ternie. « J’ai alerté plusieurs fois le cabinet d’Élisabeth Borne, alors premier ministre, quant au risque de neutralité. L’État se doit d’incarner l’équité et la proportionnalité. Cette décision de rupture du contrat d’association éloigne les musulmans de la République », regrette-t-il.
Difficile pour Imane, en terminale au lycée Averroès de ne pas le prendre de la sorte. « En fait, on nous reprochera toujours d’être musulmans. Le vrai problème est là ». C’est justement sur le risque d’un sentiment de rejet chez une partie de la population française que Pierre Mathiot alerte. « Ce qui se joue ici, c’est la banalisation de l’islam comme étant une religion française. On dit aux musulmans qu’ils ne veulent pas jouer le jeu de la République. Or, quand ils demandent à être associés à l’État, on les rejette. Cette manière de faire est très problématique vis-à-vis des citoyens d’aujourd’hui et de demain », s’inquiète-t-il.
Les avocats de l’établissement lillois ont déposé une requête de plus de 80 pages. En plus de la demande de suspension, un recours en annulation a également été déposé.
La nomination de Bertrand Gaume en tant que nouveau préfet des Hauts-de-France le 17 janvier dernier est pour certains une source d’espoir. Espoir qu’il mette fin à cette procédure de résiliation au risque de désavouer son prédécesseur. D’aucuns rappellent qu’il a travaillé aux cabinets de Najat Vallaud-Belkacem et de Benoît Hamon. Signe d’une ouverture possible ? À suivre...
Quatre mois après les massacres du Hamas, le double standard à l’œuvre en Palestine historique catalyse un effondrement moral et politique mortifère. Une réalité qui affleure aussi dans l’hommage prévu mercredi par Emmanuel Macron aux victimes franco-israéliennes.
ImmédiatementImmédiatement après avoir été alertés sur des accusations de participation à des massacres de civils d’une ampleur inédite, les pays occidentaux réagissent d’une voix quasi unanime : désolidarisation publique vis-à-vis de ceux qui auraient laissé agir consciemment ou non les meurtriers, sanctions financières lourdes prises sans délais, déclarations empreintes de sévérité et de solennité…
Cette réaction forte n’est pas une riposte à la mort de dizaines de milliers de civils dans la bande de Gaza, dont une grande majorité de femmes et d’enfants. Ni à ces bombardements qui frappent depuis des semaines le sud d’une enclave où se sont réfugiées des centaines de milliers d’habitant·es du nord du territoire, à la demande même de ceux qui les massacrent aujourd’hui.
Elle est une réponse à un rapport émanant du gouvernement israélien dont les détails demeurent inconnus, mais qui indiquerait qu’une dizaine des 13 000 employé·es de l’UNWRA (l’agence de l’ONU chargée des réfugié·es palestinien·nes) à Gaza aurait participé aux attentats du 7 octobre. Ils ont aussitôt été mis à pied par l’agence et l’ONU a annoncé l’ouverture d’une enquête. Certains des éléments de l’accusation ont été mis en question par plusieurs enquêtes émanant d’organes de presse sérieux, notamment SkyNews et Channel 4.
Les investigations sur les agissements de personnels travaillant pour une agence de l’ONU, dont dépendent des millions de Palestinien·nes, sont évidemment nécessaires. Toutefois, mise en regard de la passivité politique et de l’absence de sanctions vis-à-vis d’un gouvernement israélien aujourd’hui responsable de la mort de bientôt 30 000 êtres humains en quatre mois, cette décision est un nouveau signe du double standard mortifère à l’œuvre en Palestine historique.
Dans le monde post-7 octobre, on peut ainsi promettre le tombeau et l’indifférence à des milliers de civils palestiniens en suspendant les financements d’un des derniers organismes à permettre leur survie, comme l’ont fait en particulier les États-Unis, l’Italie, l’Australie, le Canada, la Grande Bretagne, la Finlande, l’Allemagne ou le Japon…
L’alignement de la France
La France a louvoyé en annonçant, dimanche 28 janvier, qu’elle « n’a pas prévu de nouveau versement au premier trimestre 2024 et qu’elle décidera le moment venu de la conduite à tenir en lien avec les Nations unies et les principaux donateurs ». Quelques rares pays ont refusé de se joindre à l’hallali dévastateur, à l’instar de l’important contributeur qu’est la Norvège.
Cette suspension des financements de l’agence qui assure les besoins primaires de millions de Palestiniens et de Palestiniennes, dans une bande de Gaza où la famine et les maladies d’un autre âge rôdent, mais aussi de réfugié·es dans de nombreux pays de la région, n’est en effet pas seulement une catastrophe humanitaire.
Elle constitue le prolongement d’une punition collective menée par un gouvernement israélien extrémisé qui détruit la Palestine, menace son propre pays d’effondrement moral et politique et achève d’exposer les failles et les faillites des organisations internationales et du droit du même nom.
Pour le formuler comme le chroniqueur marqué à gauche Gideon Levy dans un article récent du journal israélien Haaretz, titré sur les 11 500 enfants morts à Gaza depuis le début de la guerre, « aucune explication, aucune justification ou excuse ne pourra jamais dissimuler cette horreur. Ce serait mieux si la machine de propagande israélienne n’essayait même pas de le faire […]. Une horreur d’une telle ampleur n’a d’autre explication que l’existence d’une armée et d’un gouvernement dépourvus de toute frontière fixée par la loi ou la morale ».
La France, à sa manière, contribue à ce double standard. Ainsi, lors de sa conférence de presse du 16 janvier, Emmanuel Macron a annoncé qu’un hommage national serait rendu aux victimes françaises des massacres du Hamas le mercredi 7 février. Que le président de la République souhaite honorer la mémoire de « 41 de sesenfants » tués dans ces attaques et rappelle le sort des trois otages ayant la nationalité française qui se trouvent encore à Gaza est bien sûr légitime.
Mais peut-on raisonnablement croire que parmi les 27 000 Palestiniennes et Palestiniens morts depuis le début de la guerre à Gaza, aucun·e ne dispose de la nationalité française et ne mériterait ni hommage ni pensée ? Sans même parler de l’idée de distinguer les mémoires des vies brisées en fonction de leur nationalité…
Lundi 5 février, au détour d’une question posée lors d’un briefing avec des journalistes, l’Élysée a tenté un vague numéro d’accrobranche de dernière minute en annonçant, de façon floue, qu’un « temps mémoriel » serait consacré à une date ultérieure – non fixée – aux « victimes françaises des bombardements à Gaza ».
Et que dire du fait que sur les façades de nombreuses mairies de notre pays, on puisse encore lire des banderoles demandant légitimement la libération des otages aux mains du Hamas, mais toujours sans un mot pour les victimes palestiniennes ?
Le massacre en cours à Gaza n’autorise en aucun cas à réduire la souffrance et le trauma d’Israël à portion congrue, qu’il s’agisse de la réactivation mémorielle d’une inquiétude existentielle ou du sort des otages. Mais le massacre commis par le Hamas et d’autres groupes armés palestiniens ne peut plus être un blanc-seing pour détourner le regard du sort des Gazaouis, considérés comme des « animaux humains » ou des terroristes en puissance par le gouvernement israélien. Et comme des dommages collatéraux par la plupart des gouvernements occidentaux.
L’attitude du gouvernement français, sans apporter de soutien aussi inconditionnel que celui des États-Unis ou de l’Allemagne au gouvernement israélien, est soit hypocrite, soit complice. Les déclarations d’Emmanuel Macron et de ses allié·es – dont la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet, qui s’est rendue en Israël à l’automne dernier – l’ont prouvé ces derniers mois.
Plus récemment, les diplomates n’ont pas manqué de remarquer que le ministre des armées Sébastien Lecornu s’est rendu deux fois en Israël, laissant l’impression que le militaire primait sur le Quai d’Orsay. Et quand l’actuel ministre des affaires étrangères Stéphane Séjourné se rend finalement à Tel-Aviv et à Ramallah, lundi 5 février, en demandant pour Gaza le « respect du droit humanitaire, un cessez-le-feu durable et une entrée massive de l’aide », c’est après avoir refusé de considérer qu’il pourrait y avoir un « génocide », avant même la décision rendue par la Cour internationale de justice sur ce sujet.
Dans le champ de mines émotionnel et politique que constitue la séquence ouverte le 7 octobre dernier, le droit international devrait pourtant constituer la principale boussole. Or, non seulement les pays dits occidentaux y renoncent en grande majorité mais, comble du cynisme pour les Palestinien·nes au supplice, l’inefficacité de son application fait qu’il ne peut jouer véritablement ce rôle.
Pour le dire comme l’historien israélien Ilan Pappe dans un texte récent, « historiquement, le langage et les définitions utilisés par la CIJ dans son premier arrêt constitueront une énorme victoire symbolique sur la voie de la libération de la Palestine. Mais ce n’est pas pour cette raison que l’Afrique du Sud s’était adressée à la CIJ. L’Afrique du Sud voulait que la Cour mette fin au génocide. Par conséquent, d’un point de vue opérationnel, la CIJ a perdu une occasion d’arrêter le génocide, principalement parce qu’elle a continué à traiter Israël comme une démocratie et non comme un État voyou ».
La CIJ a en effet renoncé à demander la mise en œuvre d’un cessez-le-feu immédiat dans sa décision rendue le 26 janvier dernier à La Haye, tout en ordonnant à Israël de prendre des mesures conservatoires visant à protéger le peuple palestinien d’« un risque réel et imminent d’un préjudice irréparable. »
Le processus génocidaire, une réflexion qui évolue
La qualification de « génocide » – ou le refus de le faire – pour désigner ce qui se passe à Gaza a déjà fait couler tellement d’encre qu’on hésite à en rajouter encore. Tout a été dit de la différence entre la qualification juridique et l’usage politique qui pouvait en être fait, comme de la difficulté de déterminer « l’intentionnalité » qui sépare les crimes de génocide des crimes contre l’humanité, davantage que la nature des actes commis.
Cependant, les audiences de la CIJ, retransmises en direct à la télévision, ont obligé Israël à regarder en face de quoi le pays était accusé. Sans entraîner une remise en cause de la guerre à Gaza, mais sans nier qu’il existe parmi une bonne partie du gouvernement et de la population israélienne un clair désir de nettoyage ethnique à l’encontre des Palestinien·nes, avec une intentionnalité relevant de politiques génocidaires, ces audiences enclenchées par le pays de Nelson Mandela ont malgré tout résonné fortement dans le pays.
On a ainsi pu lire un passionnant article décortiquant les raisons pour lesquels les Israélien·nes se pensaient, à tort, immunisé·es contre l’accusation de génocide, en rejoignant certaines thèses contestées de l’historien Daniel Jonah Goldhagen. Dans son ouvrage intitulé Les Bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’Holocauste, publié en 1996, ce dernier jugeait que la Shoah s’était fondée sur un antisémitisme « éliminationniste » très ancien et profondément ancré dans quasiment toute la société allemande.
La possibilité de commettre un génocide paraissait, selon cette thèse, difficile à envisager comme un basculement de personnes lambda, mais plutôt comme un long processus de haine attisé par les années.
Au contraire, l’ouvrage de Christopher Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne, paru en 1992, montrait, comme l’historiographie aujourd’hui dominante, que des traumas historiques et des politiques étatiques pouvaient facilement faire basculer une civilisation « normale » dans des crimes inhumains. L’article d’Haaretz conclut qu’il fallait se situer du côté de Browning pour comprendre pourquoi le peuple israélien n’était pas vacciné contre le risque de commettre un génocide, mais aussi pourquoi il demeurait en mesure de l’éviter.
Honorer les morts, réparer les vivants
Dans ce contexte où le droit international s’avère impuissant à protéger la population de Gaza, tout geste ajoutant à une mortifère concurrence des victimes, alors même que la guerre actuelle est chargée d’une rivalité entre la mémoire de la Shoah et celle de la colonisation, une sensibilité inégale aux deux pires événements du XXe siècle, ne fait alors qu’empirer les choses, quelles que soient les intentions qui le motivent.
Et dans ce contexte où, plus profondément, l’humanité s’effondre sous nos yeux, l’action politique se compromet et le droit international ne nous est d’aucun secours, que reste-t-il alors à faire pour honorer les morts et réparer les vivants ?
On peut et doit sans doute d’abord dire et redire le caractère inédit, en termes de siège et de piège, de ce qui est en train de se passer à Gaza. On connaît, certes, maintes situations où le ratio de morts par jour a été pire : plus de 800 000 Tutsis tués en cent jours au Rwanda au printemps 1994 ; plus de 200 000 personnes exécutées en six semaines par les troupes japonaises à Nankin à partir de décembre 1937 ; plus de 150 000 morts dans le bombardement d’Hiroshima en août 1945 ; plus de 100 000 morts en quelques mois lorsque les troupes russes s’en prennent à Grozny en 1999…
Néanmoins les dégâts humains et matériels dans l’enclave palestinienne sont désormais comparables aux pires exemples de l’histoire, que ce soit Dresde avec 25 000 tués en février 1945 ou Marioupol avec plus de 20 000 morts pendant un siège de trois mois.
L’argument israélien, difficile à entendre pour quiconque regarde les images qui nous parviennent encore de Gaza, repose sur des prémisses discutables et une stratégie qui l’est tout autant. Pour Israël, les morts de Gaza sont des complices du Hamas, des boucliers humains de ses chefs ou, au pire, des dégâts collatéraux d’une guerre totale contre un ennemi caché dans un territoire densément peuplé et urbanisé.
Il est sans doute vrai, dans une perspective anthropologique, que tuer au corps à corps ou brûler vif des êtres humains, comme ce fut le cas le 7 octobre, n’a pas la même signification que de déclencher une frappe depuis un char, un avion ou la salle de commande d’un drone, même si l’on annihile, ce faisant, une famille entière.
Mais il est tout aussi vrai, d’un même point de vue anthropologique, que les vies palestiniennes et israéliennes se valent et qu’à ce compte, l’opprobre vis-à-vis d’Israël ne peut que légitimement monter en flèche au fur et à mesure que les tueries de Palestinien·nes continuent.
Officiellement, les massacres en cours à Gaza n’ont pas pour but d’anéantir une population, mais de démanteler le commandement militaire du Hamas. Mais outre que celui-ci n’a toujours pas été éliminé après quatre mois de guerre, les études sur les effets des bombardements sur les populations civiles montrent que ceux-ci ne produisent aucune désolidarisation vis-à-vis de leurs gouvernants.
Même quand ces derniers règnent et par l’adhésion et par la peur. Et même lorsqu’ils sont accusés par ceux qui les bombardent d’être les responsables des bombes qui touchent les populations civiles.
C’est en réalité le contraire qui se produit le plus souvent, en renforçant le rejet par les bombardé·es de ceux qui les tuent depuis le ciel. C’est en tout cas ce qui ressort aussi bien du travail du politiste Robert Pape, dont le livre Bombarder pour vaincre (La Documentation française, 2011 pour la traduction française d’un ouvrage initialement publié en 1996) fondé sur l’étude de trente-trois campagnes aériennes allant du Japonen 1944-1945 jusqu’à l’Irak en 1991, comme de celui de l’historien Thomas Hippler dans son ouvrage intitulé Le Gouvernement du ciel. Histoire globale des bombardements aériens (Les Prairies ordinaires, 2014).
Bien qu’il soit probable que la rancœur vis-à-vis du Hamas augmente en ce moment dans la bande de Gaza, au vu des destructions humaines et matérielles, et sachant que le mouvement avait perdu beaucoup de sa popularité avant le 7 octobre, il y a cependant de fortes chances que ce cadre général ne soit pas remis en cause dans le cas de Gaza.
Les atrocités commises en ce moment portent donc en germe des abysses susceptibles d’engloutir non seulement encore des milliers de vies palestiniennes, mais aussi l’équilibre du Proche-Orient et jusqu’à la légitimité même d’Israël à exister, dont on sent qu’elle s’effrite au-delà du cercle de celles et ceux qui n’ont jamais accepté l’idée d’un foyer juif refuge en Palestine dans les frontières de 1967. Et ce, au moment même où les actes antisémites explosent partout dans le monde…
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