À mesure que les Israéliens basculent à droite, les Juifs américains s’ancrent à gauche. Résultat : le lobby pro-israélien aux États-Unis s’appuie désormais davantage sur les chrétiens fondamentalistes que sur les juifs. Mais la guerre de Gaza a également percuté l’université américaine quand certains de ses bailleurs de fonds ont décidé de sanctionner les établissements trop critiques du gouvernement israélien.
Cinq semaines après l’attaque meurtrière du Hamas, le 7 octobre 2023, une foule d’environ 290 000 personnes, Juifs américains pour la plupart, se rassemblait à Washington pour réaffirmer son soutien à Israël, exiger la libération des otages retenus à Gaza et dénoncer l’antisémitisme. Ce fut sans doute la manifestation pro-israélienne la plus massive de l’histoire des États-Unis. D’un point de vue strictement politique, ce fut aussi la moins nécessaire, le gouvernement de M. Joseph Biden ayant déjà, sans la moindre ambiguïté possible, fait sienne chacune de ces trois positions.
Cette mobilisation jurait avec les quelque deux mille manifestants réunis « en solidarité avec le peuple juif » au début de la guerre précédente entre Israël et le Hamas, en mai 2021. Il y a trois ans, la plupart des organisations juives progressistes et « pro-paix » avaient boycotté l’initiative, reprochant à ses organisateurs d’assimiler toute critique du sionisme à de l’antisémitisme. Le 14 novembre dernier, elles sont venues en masse, après avoir toutefois appelé M. Biden à faire pression sur le gouvernement de M. Benyamin Netanyahou pour que cessent les massacres de civils palestiniens. Les dirigeants des deux partis représentés au Congrès étaient également présents, le soutien à Israël ayant cette capacité miraculeuse à fédérer partisans de M. Biden et supporteurs de M. Donald Trump.
Parmi les Juifs présents ce jour-là, nombreux s’émurent sans doute de voir le prédicateur évangélique John Hagee parader au milieu des invités. Chef du groupe Christians United for Israel (« Chrétiens unis pour Israël »), M. Hagee considère par exemple que le « chasseur » Adolf Hitler a été envoyé par Dieu afin de punir les Juifs pour leur refus de se plier aux promesses du « livre de la Révélation », et que leur retour en Terre sainte doit servir à déclencher l’Apocalypse. Œcuménique, la bannière pro-israélienne s’étend ainsi jusqu’aux antisémites les plus fanatiques (1).
Lorsque Anthony Jones (« Van Jones »), le commentateur noir et « progressiste » de Cable News Network (CNN), tente à la tribune un exercice d’équilibre — « Je prie pour la paix. Qu’il n’y ait plus de roquettes depuis Gaza. Et plus de bombes non plus sur la population de Gaza » —, il reçoit en retour une volée de « bouh » et de « pas de cessez-le-feu ! ». Pendant ce temps, des petites contre-manifestations se forment en marge de l’événement, sous l’égide des groupes juifs « dissidents » Jewish Voice for Peace (« La Voix juive pour la paix ») et IfNotNow (« Si ce n’est maintenant »). Lesquels s’étaient massivement mobilisés au cours des semaines précédentes contre les bombardements sur l’enclave palestinienne. Aux côtés d’autres collectifs, palestiniens ou non, ils avaient manifesté à maintes reprises, paralysé la circulation et occupé des gares dans plusieurs grandes villes du pays — et même le Capitole —, en réclamant la fin des livraisons d’armes à Israël et en sommant M. Biden d’user de son pouvoir pour faire immédiatement cesser le massacre.
Moins nombreux que les manifestants pro-israéliens du 14 novembre, les contre-manifestants n’en étaient pas moins de meilleurs représentants de la population américaine dans son ensemble, majoritairement opposée à la guerre contre Gaza. Selon un sondage réalisé avant même que le bilan des victimes palestiniennes ne perce le seuil des dix mille, 66 % des électeurs américains disaient approuver « totalement » ou « à peu près » la proposition d’un cessez-le-feu immédiat. Un nombre significatif de Juifs y étaient également favorables, surtout parmi les moins de 24 ans, de plus en plus sensibles au sort et aux droits des Palestiniens, alors qu’en Israël la même tranche d’âge a basculé très largement dans le sens inverse.
À chacun des cinq derniers scrutins nationaux, les électeurs israéliens n’ont eu de cesse d’embrasser l’autoritarisme, la théocratie et l’annexion rampante de la Cisjordanie. Dans le même temps, les dirigeants d’extrême droite s’affranchissaient un à un de tous les liens, politiques et psychologiques, qui les reliaient aux Juifs américains, en courtisant désormais ouvertement les sionistes évangéliques, qui déterminent les positions du Parti républicain sur ces questions. Selon Gary Rosenblatt, ancien rédacteur en chef du New York Jewish Week, M. Netanyahou admet en privé que « tant qu’il a le soutien en Amérique des chrétiens évangéliques, qui excèdent largement en nombre les juifs, et plus encore les juifs orthodoxes, tout va bien pour lui ». L’apparatchik néoconservateur Elliott Abrams (2) le rappelle, « les évangéliques dans ce pays sont vingt à trente fois plus nombreux que les juifs ». Le groupe de lobbying American Israel Public Affairs Committee (Aipac) est donc devenu plus droitier à mesure qu’il devenait moins « juif ».
Si l’attaque du Hamas et la réaction israélienne n’ont pas substantiellement modifié les positions politiques des Juifs américains, elles ont en revanche exacerbé leurs divergences. Dans une lettre ouverte demandant au président Biden de soutenir un cessez-le-feu immédiat, plus de cinq cents employés de quelque cent quarante organisations juives américaines ont notamment déclaré : « Nous savons qu’il n’y a pas de solution militaire à cette crise. Nous savons qu’Israéliens et Palestiniens sont là pour rester, et que ni la sécurité des Juifs ni la libération des Palestiniens ne peuvent se réaliser si l’on oppose l’une à l’autre (3). » Onze sénateurs démocrates ont par ailleurs signé une lettre exhortant M. Biden à admettre que « la souffrance croissante et prolongée à Gaza est non seulement intolérable pour les civils palestiniens, mais dommageable aussi à la sécurité des civils israéliens par l’aggravation des tensions existantes et l’affaiblissement des alliances régionales (4) ». Ils enjoignent à la Maison Blanche en outre d’intervenir auprès d’Israël pour lui arracher des concessions, une demande qui aurait été inimaginable dans la vie politique américaine dix ans plus tôt.
Orchestrer une seconde « nakba »
De son côté, sans toutefois appeler à un cessez-le-feu, M. Bernie Sanders, n’a pas ménagé ses attaques contre le « gouvernement d’extrême droite de Netanyahou », jugeant que sa « guerre presque totale contre le peuple palestinien [était] moralement inacceptable et en violation des lois internationales ». Et il a réclamé que l’aide américaine à Israël (3,8 milliards de dollars par an) soit dorénavant conditionnée au droit des Gazaouis à retourner dans leurs foyers, à la fin des violences perpétrées par les colons de Cisjordanie, au gel de la politique d’expansion des colonies et à une reprise des discussions de paix en vue d’une solution à deux États (5).
Paradoxalement, plus on compte d’élus démocrates qui relaient les positions propalestiniennes de leurs électeurs, plus M. Biden s’acharne à faire cause commune avec le premier ministre israélien. En dehors de quelques groupes marginaux, qui qualifient de « propagande sioniste » les crimes perpétrés le 7 octobre par le Hamas, personne aux États-Unis ne conteste le droit d’Israël à y riposter militairement. Même si le ciblage de la population civile de Gaza et la destruction quasi totale de ses infrastructures laissent présager des formes de résistance plus radicales et déterminées encore dans les années qui viennent.
Le président américain paraît cependant surestimer l’influence qu’il peut exercer sur M. Netanyahou, qui confiait en 2001 à un groupe de colons de Cisjordanie : « L’Amérique est une chose qu’on peut facilement faire bouger dans la bonne direction… Ils ne nous embêteront pas (6). » Avec le soutien de ses ministres les plus extrémistes et de ses supporteurs chauffés à blanc, le chef du gouvernement israélien a infligé camouflet sur camouflet à son allié américain, sans faire aucunement mystère de son intention d’orchestrer une seconde nakba, consistant à forcer les Palestiniens de Gaza à émigrer en Égypte et ailleurs. Il prévoit de conditionner l’arrêt des combats à la réalisation de trois objectifs : « Détruire le Hamas, démilitariser Gaza et déradicaliser la société palestinienne. »
M. Biden, en faisant cavalier seul, fragilise par ailleurs ses chances de réélection en novembre prochain. Si la politique pro-israélienne du président mécontente la plupart des sympathisants démocrates, c’est surtout chez les plus jeunes que la désaffection gagne du terrain : 70 % des électeurs âgés de moins de 24 ans seraient opposés à l’alliance Biden-Netanyahou. Nombre d’Américains d’origine arabe ont également annoncé qu’ils s’abstiendraient de voter pour M. Biden cette fois-ci, sans ignorer pour autant que les républicains embrassent la cause israélienne avec plus de passion encore que les démocrates.
Plusieurs motifs expliquent que M. Biden ait pris un risque politique aussi lourd. Son amour d’Israël et du récit sioniste n’est plus à démontrer. Au cours de sa campagne présidentielle de 2020, lorsque ses rivaux de gauche, M. Sanders et Mme Elizabeth Warren, refusèrent d’apparaître devant l’Aipac et appelèrent à une mise sous conditions des aides à Israël — une position soutenue à l’époque par une majorité de Juifs américains —, M. Biden pourfendit une prise de position « absolument scandaleuse ». Comme vice-président de M. Barack Obama, il se vanta un jour devant un public juif : « J’ai reçu plus d’argent de l’Aipac que certains d’entre vous. »
Le président américain estime qu’entre États-Unis et Israël la soudure ne doit pas laisser passer la lumière du jour. À plusieurs reprises il est intervenu dans la politique étrangère du président Obama pour adoucir les frictions causées par la répugnance d’Israël à tout effort de paix avec les Palestiniens (7). Il pense qu’il peut ainsi contenir les élans les plus agressifs de M. Netanyahou : plan d’annexion de la Cisjordanie, tentation d’attaquer le Hezbollah au Liban.
Il tient également compte du pouvoir indéniable qu’exercent les organisations juives conservatrices américaines, qui s’emploient à sanctionner tout élu tenté de s’écarter des exigences de l’orthodoxie pro-israélienne. En 2009, aux débuts de sa présidence, lorsque M. Obama, encore très populaire, voulut relancer les discussions de paix en demandant à Israël de geler l’expansion de ses colonies en Cisjordanie, l’Aipac riposta par une lettre signée par 329 membres de la Chambre des représentants (sur 435) qui sommait le président de présenter sa requête aux Israéliens « en privé »… M. Obama avoue avoir rapidement compris que la moindre brouille avec Israël « se payait d’un prix politique dans [son] pays sans équivalent lorsqu’[il] avait affaire au Royaume-Uni, à l’Allemagne, à la France, au Japon, au Canada ou à aucun autre de [ses] plus proches alliés ».
Aujourd’hui, en déconnexion complète avec l’orientation démocrate de 70 % des Juifs américains, les organisations pro-israéliennes lèvent des millions de dollars auprès de donateurs conservateurs afin de soutenir des candidats qui marchent dans les clous de M. Trump lors des primaires républicaines et de battre les candidats progressistes jugés insuffisamment loyaux à la cause israélienne lors des primaires démocrates. Le comité d’action électoral de l’Aipac, l’United Democracy Project, a ainsi dépensé près de 36 millions de dollars en 2022 pour faire mordre la poussière aux quatre élues nationales les plus connues de l’aile gauche du Parti démocrate et sensibles à la cause palestinienne, Mmes Rashida Tlaib, Ilhan Omar, Alexandria Ocasio-Cortez et Ayanna Pressley. En vain, mais la tentative sera répétée cette année. Il est également question d’une levée de fonds de 100 millions de dollars afin que les démocrates ne dévient pas de leur soutien sans faille à Israël et au Likoud, le parti de M. Netanyahou. En l’absence d’un candidat acceptable, l’Aipac le recrute lui-même. Deux habitants de l’agglomération de Detroit ont ainsi raconté avoir reçu une offre de 20 millions de dollars en échange de leur candidature contre Mme Tlaib, seule élue palestino-américaine du Congrès, exclue de la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants par ses collègues pour avoir défendu les droits des Palestiniens (8).
Le débat sur les relations israélo-américaines est par ailleurs indissociable de ce qui apparaît comme une hausse alarmante de l’antisémitisme et de la volonté de certains groupes juifs, emmenés par la Ligue anti-diffamation (ADL), d’y assimiler l’anti- sionisme, y compris quand des Juifs eux-mêmes s’en réclament. Or presque toutes les violences antisémites recensées aux États-Unis émanent de l’extrême droite. Les données recueillies par l’ADL elle-même indiquent qu’en 2022 chaque meurtre commis par haine des Juifs avait eu pour auteur un extrémiste de droite (9). Ceux qui scandaient à Charlottesville en 2017 « les Juifs ne nous remplaceront pas » étaient des néonazis, et l’auteur de la tuerie à la synagogue Tree of Life de Pittsburgh, en Pennsylvanie (onze morts), était un suprémaciste blanc. Le jour même de la condamnation en justice du tireur de Pittsburgh, un autre extrémiste de droite était arrêté pour avoir planifié une attaque contre une synagogue dans le Michigan. Mais, pour combattre un nationalisme blanc en plein essor, la gauche est divisée — non pas tant sur le soutien aux Palestiniens, devenu un principe largement acquis, que sur la manière de l’affirmer.
L’attaque meurtrière du Hamas a exacerbé ces désaccords et rendu plus coûteuses les prises de position hostiles à Israël. À Hollywood, des acteurs propalestiniens ont perdu leurs agents, et des agents propalestiniens ont perdu leurs clients. À New York, le propriétaire du magazine d’art Artforum, M. Jay Penske, héritier milliardaire d’une société de transport routier, a congédié son rédacteur en chef après que celui-ci eut diffusé une lettre ouverte « en solidarité avec le peuple palestinien ». Toujours à New York, l’équipe chargée du département de littérature au centre culturel 92nd Street Y — une institution qui se définit elle-même comme sioniste — a démissionné en bloc pour protester contre les pressions internes visant à faire annuler une conférence du romancier d’origine vietnamienne Viet Thanh Nguyen, coupable d’avoir signé un texte dans la London Review of Books accusant Israël d’avoir « délibérément tué des civils » et appelant à un cessez-le-feu immédiat (10).
Les campus, cibles des censeurs
Toutefois les batailles les plus intenses relatives à Israël — aussi bien avant qu’après le 7 octobre — se concentrent dans les universités les mieux cotées du pays. M. Natan Sharansky, un ancien dissident soviétique devenu une figure politique israélienne très marquée à droite, n’a suscité aucun tollé dans les grands médias américains lorsqu’il a déclaré : « Il y a un autre front dans cette guerre qui ne se situe pas dans les tunnels de Gaza ou sur les collines de Galilée, mais à Harvard, Yale, Penn et Columbia. » Il est vrai que les journalistes des médias dominants sont eux-mêmes aux petits soins pour ces établissements prestigieux dont ils sont souvent issus et où la communauté juive est notoirement surreprésentée.
Au cœur de la controverse, il y a le fait qu’à l’heure actuelle les universités américaines — souvent influencées par le livre d’Edward W. Saïd intitulé L’Orientalisme — enseignent une histoire d’Israël moins manichéenne que celle délivrée par le passé, au risque de heurter certains étudiants, et plus encore leurs parents. C’est pourquoi les campus de l’élite sont scrutés comme le lait sur le feu par ceux des Juifs qui s’inquiètent du changement de perception d’Israël dans les milieux universitaires et les cercles de gauche. Presque tous les jeunes Juifs des classes moyennes supérieures suivent des études, mais nombre d’entre eux ont été instruits aux réalités israéliennes dans une bulle idéologique. Une fois à l’université, ils découvrent un univers parallèle dans lequel Israël est défini comme l’oppresseur et les Palestiniens comme les victimes. Il en résulte une dissonance cognitive pouvant conduire à la panique. Leurs parents se montrent souvent plus alarmés encore en voyant les centaines de milliers de dollars qu’ils ont déboursés en frais de scolarité aboutir à ce résultat : l’enfant qui rentre à la maison avec des arguments critiques certes fondés, mais personnellement (et douloureusement) offensants. Le choc est à la mesure du rôle joué par le soutien à Israël dans la définition de l’identité séculaire des Juifs américains.
Dans le même temps, les organisations juives conservatrices cherchent à imposer le postulat que « l’antisionisme est un antisémitisme, point barre », selon l’expression du directeur de l’ADL, M. Jonathan Greenblatt, pour qui l’expression « Palestine libre » serait également antisémite. Cette offensive vise particulièrement les universités, où les voix propalestiniennes se font entendre chez les enseignants comme chez les étudiants. Les tentatives de l’ADL et d’autres organisations droitières d’entraver la liberté d’expression sur les campus trouvent un large écho dans les médias, au premier rang desquels Fox News et le New York Post, propriétés du groupe Murdoch, mais aussi sur les grandes chaînes d’information moins marquées à droite. Ces mêmes groupes incitent par ailleurs les donateurs privés à mettre sous pression les établissements jugés trop insolents envers Israël, en menaçant de leur couper les subsides.
Le milliardaire Marc Rowan, patron du fonds d’investissement Apollo Global Management, préside également l’organisation United Jewish Appeal (« Appel unifié des Juifs ») de New York et compte parmi les principaux donateurs de l’ADL. Il siège par ailleurs au Conseil consultatif de Wharton, l’école de commerce associée à l’université de Pennsylvanie. Avant même le 7 octobre, il a orchestré une campagne pour écarter sa présidente, Mme Elizabeth Magill.
M. Rowan était mécontent que l’uni- versité de Pennsylvanie ait autorisé sur son campus un festival littéraire intitulé « La Palestine écrit », en mémoire de la défunte poétesse Salma Khadra Jayyusi. L’événement eut lieu le 22 septembre dernier. M. Rowan, comme l’a rapporté le magazine The American Prospect, accusa les organisateurs d’avoir « fait l’apologie du nettoyage ethnique », défendu le recours à la violence et prononcé des « appels à la haine contre les Juifs », sans apporter le moindre élément de preuve à l’appui de ses accusations. Et pour cause : il s’agissait d’un festival littéraire, non d’une réunion politique, encore moins d’une émeute antisémite. Mme Magill publia néanmoins une déclaration condamnant « avec force et sans ambiguïté » l’antisémitisme, tout en réitérant l’engagement de son établissement en faveur du « libre-échange des idées », du dialogue avec les étudiants juifs et de la sécurité de leurs organisations, et en promettant de faire mieux encore à l’avenir.
Les pressions se poursuivirent cependant, autant de la part de politiques que d’anciens étudiants et de donateurs. Après le 7 octobre, elles allèrent crescendo. Mme Magill fut l’une des trois présidentes d’université, aux côtés de Mme Claudine Gay (Harvard) et de Mme Sally Kornbluth (Massachusetts Institute of Technology, MIT), auditionnées par le Congrès pour leur supposé laxisme envers des propos ou des actes antisémites. Elles s’en défendirent, non sans maladresse, donnant des réponses étroitement juridiques à des questions délibérément conçues pour attiser l’indignation des supporteurs d’Israël. Mme Magill démissionna le 10 décembre, ce qui encouragea la Chambre des représentants, à majorité républicaine, à proposer une résolution réclamant la tête des deux autres présidentes. Sous le choc, le monde universitaire ne sut comment faire face à la démonstration de force des parlementaires et des bailleurs de fonds. « Des milliardaires non élus et dépourvus de toute qualification dans ce domaine cherchent à contrôler des décisions académiques qui ont vocation à rester de la compétence exclusive de l’université, afin que la recherche et l’enseignement préservent leur légitimité et leur autonomie face aux intérêts privés et partisans », protesta le comité exécutif Penn de l’Association américaine des professeurs d’université.
Toutes les universités de haut rang connaissent des histoires similaires. À Harvard, un milliardaire du nom de Bill Ackman a dressé une liste de « personnes à ne pas recruter », où figurent les membres des trente-quatre organisations étudiantes signataires d’une lettre accusant Israël d’être « entièrement responsable des violences qui font rage aujourd’hui (11) ». Un camion envoyé par un groupe d’extrême droite apparut ensuite dans les rues de Cambridge, équipé d’un panneau d’affichage numérique où défilaient les noms et les visages des étudiants recensés comme les « principaux antisémites de Harvard ». Un autre groupe pro- israélien mit en li- gne les noms de militants propalestiniens avec ce message : « Il est de votre devoir de vous assurer que les radicaux d’aujourd’hui ne seront pas les employés de demain. »
Depuis, M. Ackman a lancé une autre campagne pour contraindre au départ la présidente de Harvard, Mme Gay, première femme noire jamais nommée à la tête d’une université de l’Ivy League. Une nouvelle fois, on ne lui reprocha pas d’avoir refusé de condamner le Hamas ou l’antisémitisme, mais de les avoir condamnés d’une façon jugée inadéquate par M. Ackman et ses collègues. À son tour elle dut quitter son poste le 2 janvier au prétexte officiel qu’elle s’était rendue coupable de plagiat.
Pourtant, bien qu’Israël et la Palestine soient au cœur d’une lutte acharnée sur de nombreux campus américains, personne ou presque dans la communauté universitaire n’accrédite la thèse d’une flambée d’antisémitisme chez les étudiants. En 2017, quatre chercheurs de l’université Brandeis ont conduit une étude à ce sujet sur quatre campus de renom, au terme de laquelle ils ont conclu : « Les étudiants juifs sont rarement exposés à de l’antisémitisme sur leurs lieux d’études. (…) Ils ne pensent pas que leur campus est hostile aux Juifs. (…) Une majorité d’entre eux récuse l’idée d’un environnement qui serait hostile à Israël (12). » Les chercheurs associés au programme d’études juives à l’université Stanford ont abouti à une conclusion similaire après avoir observé la vie estudiantine sur cinq campus californiens. Les étudiants juifs interrogés témoignaient d’« un faible niveau d’antisémitisme » et se sentaient « à l’aise en tant que Juifs » sur leurs campus respectifs (13).
Des incidents déplorables, il y en a eu, indéniablement, et des deux côtés. Des étudiants, musulmans comme juifs, ont été pris à partie. Mais nombre d’universités — dont Harvard, l’université de Pennsylvanie, Stanford et l’université de New York — ont cru bon de réagir à ces tensions en créant des commissions d’études sur l’antisémitisme pour satisfaire leurs bailleurs de fonds, le cas échéant en écartant leurs propres chercheurs (14). Des projections du documentaire Israelism, une approche critique du sionisme réalisée par deux cinéastes juifs, ont été annulées dans de nombreuses universités, souvent à la dernière minute, alors que le public était déjà présent dans la salle. Plus grave, trois étudiants palestiniens repérables à leurs keffiehs furent la cible de coups de feu fin novembre dans le Vermont (15).
Un nouveau maccarthysme
Dans ce contexte, l’activisme agressif du groupe Students for Justice in Palestine (« Étudiants pour la justice en Palestine », SJP) pose un défi supplémentaire à certains administrateurs d’université. Ses militants ne répugnent pas aux attaques personnelles et à la surenchère. Dans les instructions écrites que leur donne le SJP figure notamment un passage assimilant l’attaque du 7 octobre à une « victoire historique » et une liste d’actions à mener pour permettre à « notre peuple d’actualiser la révolution ». Certaines antennes du SJP sont allées jusqu’à diffuser des images de parapentistes, en référence aux combattants du Hamas venus depuis les airs le 7 octobre pour massacrer les civils israéliens rassemblés à un festival de musique près de la frontière de Gaza. En conséquence de quoi le SJP a été suspendu à l’université George Washington, à Brandeis et à Columbia (laquelle a également décidé l’exclusion du bureau local du groupe Jewish Voice for Peace). En Floride, le gouverneur ultraconservateur Ronald DeSantis a donné l’ordre aux universités de « désactiver » les antennes du SJP, en prétextant que celles-ci fourniraient un « soutien matériel » à des groupes « terroristes » — une allégation ridicule et pourtant entérinée par M. Greenblatt (16).
Le Congrès en redemande, et la Maison Blanche ne rechigne pas à le satisfaire, en annonçant par exemple qu’elle mobilisera les ministères de l’éducation, de la justice et de l’intérieur afin de protéger les Juifs sur les campus contre ce qu’elle appelle une « combinaison extrêmement inquiétante de sentiments et d’actions hideux (17) ».
Un tel environnement politique s’apparente au maccarthysme. Aux États-Unis comme au Proche-Orient, le seul pouvoir politique concédé aux Palestiniens ou à ceux qui défendent leurs droits consiste à rappeler leur existence : refuser de garder le silence, saboter les tentatives de rendre l’oppression exercée par Israël inaudible aux oreilles du monde. C’est précisément ce que le Hamas avait comme objectif lorsque ses hommes ont massacré plus de huit cents civils israéliens et enlevé des centaines d’autres. Tragiquement pour tous les concernés, au premier chef les Palestiniens eux-mêmes, l’assaut meurtrier du 7 octobre a rendu plus incertaine que jamais la perspective de les voir un jour contrôler leur destin.
par Eric Alterman
Février 2024
https://www.monde-diplomatique.fr/2024/02/ALTERMAN/66559
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