De Grotius aux Nations unies, aux origines du « deux poids, deux mesures »
Imagine-t-on des relations internationales codifiées et imposées au reste du monde par des pays d’Amérique latine, d’Afrique, du Caucase ou d’Asie ? Guère, et pour cause : depuis le XVIIe siècle, le droit international décalque les intérêts des grandes puissances. Ses formes contemporaines, comme les Nations unies, demeurent toutefois le recours — hélas souvent impuissant — des États dominés.
Laura Wills. — « Public Survey » (Enquête publique), 2010
e droit international, dans son acception contemporaine, évoque immanquablement l’idée de relations entre États souverains. On estime en Occident que celles-ci ont commencé à prendre une forme plus ou moins codifiée avec les traités de Westphalie, conclus en 1648 pour mettre un terme à la guerre de Trente Ans. Pourtant, la naissance d’un corpus théorique sur la question a précédé ce moment fondateur, puisqu’elle remonte aux années 1530 et aux écrits du théologien espagnol Francisco de Vitoria. Plus qu’aux relations entre les États d’Europe — dont l’Espagne était à cette époque, et de loin, le plus puissant —, Vitoria s’intéressait à celles qu’entretenaient les Européens (à commencer bien sûr par les Espagnols) et les populations des Amériques récemment découvertes.
S’appuyant sur le jus gentium romain, ou « droit des gens », Vitoria passait en revue les fondements possibles de la conquête du Nouveau Monde par les Espagnols. Était-ce que les terres accaparées étaient inhabitées ? Qu’elles avaient été attribuées à la couronne d’Espagne par le pape ? Qu’il était du devoir des chrétiens de convertir les païens, de force si nécessaire ? Il rejetait tous ces motifs pour en avancer un autre : les sauvages peuplant les Amériques avaient violé un droit universel, le « droit de communication » (jus communicandi), qui correspondait à la liberté de voyager et de commercer où que ce fût, couplée à celle de prêcher la vérité chrétienne aux indigènes. Puisque les Indiens, comme les nommaient les conquistadors, faisaient obstacle à l’exercice de ces libertés, les Espagnols étaient en droit de répondre par les armes, de bâtir des forteresses et de confisquer des terres. Et s’ils s’obstinaient, ils méritaient le sort que l’on réserve à ses pires ennemis : la déprédation et l’asservissement (1). En d’autres termes, la domination espagnole était parfaitement légitime.
Le premier vrai pilier de ce que l’on continuera d’appeler pendant quelque deux cents ans « droit des gens » fut donc construit pour justifier l’expansionnisme espagnol. Le deuxième, plus crucial encore, fut l’œuvre du diplomate néerlandais Hugo Grotius au début du XVIIe siècle. De nos jours, Grotius est surtout connu — et admiré — pour son traité Le Droit de la guerre et de la paix (De jure belli ac pacis), qui date de 1625, mais c’est avec un ouvrage rédigé une vingtaine d’années plus tôt qu’il a commencé à imprimer sa marque sur le droit international moderne. Dans Le Droit de prise (De jure praedae), il fondait en droit un acte de pillage sans précédent qui avait fait sensation à travers l’Europe : un de ses cousins, capitaine au sein de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, avait attaqué un navire portugais et saisi sa cargaison de cuivre, de soie, de porcelaine et d’argent pour une valeur totale de 3 millions de florins — l’équivalent des recettes annuelles de l’Angleterre. Au quinzième chapitre de son essai, publié plus tard séparément sous le titre La Liberté des mers (Mare Liberum), Grotius expliquait que la haute mer devait être une zone de totale liberté pour les États comme pour les compagnies privées entretenant une armée. Par conséquent, son cousin était dans son bon droit. Et voilà comment l’impérialisme commercial néerlandais se voyait juridiquement validé à son tour.
Justifier l’expansion européenne
Au moment où parut Le Droit de la guerre et de la paix, les Pays-Bas avaient étendu leurs prétentions aux possessions terrestres, arrachant notamment une partie du Brésil des mains des Portugais. Dans son célèbre traité, Grotius proclamait cette fois le droit des Européens de faire la guerre à tout peuple dont ils jugeaient les coutumes barbares, et ce même en l’absence de provocation. C’était le jus gladii, ou « droit du glaive » : « Il faut savoir aussi que les rois, et que ceux qui ont un pouvoir égal à celui des rois, ont le droit d’infliger des peines non seulement pour des offenses commises contre eux et leurs sujets, mais encore pour celles qui ne les touchent pas particulièrement, et qui violent à l’excès le droit de la nature ou des gens à l’égard de qui que ce soit (2). » Autrement dit, il donnait un permis d’attaquer, de conquérir et de tuer quiconque se mettait en travers de l’expansion européenne.
À ces premiers soubassements du droit international moderne (jus communicandi et jus gladii) s’ajoutèrent deux autres arguments justifiant les expéditions colonisatrices. Thomas Hobbes prit prétexte de la démographie : alors que l’Europe était surpeuplée, les lointaines contrées de chasseurs-cueilleurs comptaient si peu d’habitants que les colons européens avaient le droit, non pas d’« exterminer ceux qu’ils y trouvent, mais [de] contraindre ceux-ci à cohabiter étroitement ensemble, et cela sans occuper de vastes étendues de territoire, en arrachant ce qu’ils trouvent (3) » — une voie toute tracée vers la création de réserves comme celles où seraient parqués plus tard les Amérindiens. (Bien entendu, si l’on pouvait décréter ces terres vacantes, il n’y aurait nul besoin de s’embarrasser d’un tel raisonnement.) John Locke renforça cette idée communément admise en précisant qu’il était tout à fait légal de confisquer les territoires convoités aux populations qui y étaient installées si celles-ci n’avaient pas su en faire le meilleur usage. Améliorer la productivité des sols revenait en effet à accomplir la volonté divine (4). Ainsi l’idéologie colonialiste européenne se trouvait-elle bardée à la fin du XVIIe siècle d’une belle panoplie de justifications.
Au siècle suivant, les relations entre États européens étaient devenues le sujet central des écrits consacrés au droit international, cependant que plusieurs penseurs des Lumières, dont Denis Diderot, Adam Smith et Emmanuel Kant, remettaient en cause la moralité des menées coloniales (sans toutefois appeler à faire marche arrière). Le plus notable des traités rédigés durant cette période fut celui du philosophe suisse Emer de Vattel, Le Droit des gens (1758). Il y observait froidement : « La Terre appartient au genre humain pour sa subsistance : si chaque nation eût voulu dès le commencement s’attribuer un vaste pays, pour n’y vivre que de chasse, de pêche et de fruits sauvages, notre globe ne suffirait pas à la dixième partie des hommes qui l’habitent aujourd’hui. On ne s’écarte donc point des vues de la nature en resserrant les sauvages dans des bornes plus étroites (5). » Bien que Vattel s’inscrivît sur ce point dans la continuité de ses prédécesseurs, son ouvrage marquait un tournant conceptuel en proposant une version plus laïque du droit international. L’expansionnisme se réclamait toujours de la religion, mais celle-ci passait au second plan.
Conformément aux conventions diplomatiques de son temps, Vattel partait du principe que tous les États souverains étaient égaux. Le congrès de Vienne, en 1814-1815, rompit avec cette vision et instaura une hiérarchie officielle au sein même de l’Europe en définissant cinq « grandes puissances » — le Royaume-Uni, la Russie, l’Autriche, la Prusse et la France — auxquelles étaient accordés des privilèges spéciaux. Ce système, initialement destiné à consolider la coalition contre-révolutionnaire qui avait défait Napoléon et rétabli les monarchies à travers le continent, se maintint bien au-delà de la période de la Restauration stricto sensu. En 1883, le grand juriste écossais James Lorimer pouvait écrire avec assurance que le principe de l’égalité des États avait été réfuté par l’histoire.
Dans un contexte où l’impérialisme européen ne visait plus seulement des peuples sans défense, mais de vastes empires (notamment asiatiques) et d’autres nations développées bien plus à même de résister à ses assauts, une question nouvelle se posait : comment devait-on classifier ces États, et jouissaient-ils des mêmes droits que les puissances européennes ? Le congrès de Vienne avait implicitement répondu en interdisant à l’Empire ottoman de prendre part au concert des nations qu’il organisait. Alors que ce bannissement aurait encore pu s’expliquer par des considérations religieuses, c’est une autre doctrine qui prit forme dans le courant des décennies suivantes, celle du « critère de civilisation » : les Européens n’accepteraient de traiter en égaux que les États qu’ils jugeaient « civilisés ».
Le critère de civilisation permettait de mettre à l’index trois catégories d’États : les États criminels (ou États voyous dans la terminologie contemporaine), comme la Commune de Paris ou les sociétés musulmanes fanatiques, qui seraient rejointes par la Russie si d’aventure elle cédait aux sirènes nihilistes ; les États « semi-barbares », qui ne contestaient pas les normes de civilisation européennes de la même manière que les précédents, mais ne les incarnaient pas non plus, à l’image de la Chine et du Japon ; enfin, les États impotents ou déliquescents (on parlerait aujourd’hui d’États faillis), qui ne pouvaient décidément pas être tenus pour des acteurs responsables. En plus d’être exclues de la communauté internationale proprement dite, les nations du premier et du troisième groupe devaient être matées par les armes. Comme l’expliquait Lorimer, « le communisme et le nihilisme sont condamnés et prohibés par le droit international (6) ».
Sans l’épée, les conventions sont des mots
En 1884, la conférence de Berlin scella le sort de l’Afrique, comme le congrès de Vienne l’avait fait avec celui de l’Europe. Les États européens réunis dans la capitale allemande se partagèrent le gâteau colonial, la plus grosse part revenant à la Belgique — le pays même où le droit international était en train de se constituer en tant que discipline — sous la forme d’une entreprise privée dirigée par le roi. L’Institut de droit international, fondé à Bruxelles une dizaine d’années plus tôt, applaudit à ces nouvelles acquisitions.
La première guerre mondiale fut suivie d’un nouveau sommet international : la conférence de la paix de Paris. Organisée par les puissances victorieuses — Royaume-Uni, France, Italie, Japon et États-Unis —, elle donna lieu en 1919 à la signature du traité de Versailles, qui fixait les sanctions imposées à l’Allemagne, redessinait la carte de l’Europe orientale et répartissait les territoires nés du démembrement de l’Empire ottoman. Elle accoucha surtout de la Société des nations (SDN), instance internationale chargée de garantir la « sécurité collective » et d’assurer l’établissement d’une paix et d’une justice durables entre les États. Washington prit soin de faire incorporer dans le pacte même de la SDN, au rang des instruments « qui assurent le maintien de la paix », la doctrine Monroe faisant de l’Amérique latine son pré carré. Quant à la Cour permanente de justice internationale créée à La Haye par cette même conférence, elle se réfère encore aujourd’hui dans son article 38 aux « principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées ». Parmi les rédacteurs de ses statuts, on comptait l’auteur d’un mémoire de six cents pages défendant l’admirable bilan de l’administration belge du Congo.
Le Sénat des États-Unis allait finalement se prononcer contre l’adhésion à la SDN, mais la nouvelle entité n’en reflétait pas moins fidèlement les exigences des gagnants de la guerre. Les quatre autres vainqueurs furent ainsi gratifiés d’un statut exclusif de membre permanent au sein du Conseil de la SDN, ancêtre du Conseil de sécurité des Nations unies. Indignée par ce criant déséquilibre, l’Argentine refusa d’emblée de participer, imitée en 1926 par le Brésil (dont la demande qu’un siège permanent soit accordé à un pays d’Amérique latine avait été rejetée). Vingt ans après la création de la SDN, pas moins de huit autres nations du sous-continent, petites et grandes, avaient fait défection.
Au sortir de la seconde guerre mondiale, les cartes avaient été rebattues. La suprématie des pays européens, pour la plupart en ruine ou criblés de dettes, n’était plus. Créée à San Francisco en 1945, l’Organisation des Nations unies (ONU) perpétua le principe hiérarchique hérité de la SDN. Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité avaient même plus de poids que leurs prédécesseurs grâce à leur droit de veto. Le nouveau système sonnait toutefois le glas du monopole occidental, puisqu’aux côtés des États-Unis et d’une France et d’un Royaume-Uni très diminués siégeaient désormais l’Union soviétique et la Chine. Au cours des deux décennies suivantes, avec l’accélération des processus de décolonisation, l’Assemblée générale de l’ONU se transforma en forum où s’exprimaient des requêtes et se votaient des résolutions de plus en plus gênantes pour Washington et ses alliés.
Dans son imposante étude Le Nomos de la Terre, parue en 1950, Carl Schmitt soulignait combien le concept de droit international au XIXe siècle était spécifiquement européocentré. Ainsi, selon lui, des notions prétendument universelles telles que « civilisation », « humanité » ou « progrès », qui irriguent la pensée et la phraséologie diplomatiques, n’étaient considérées comme valides que lorsqu’on y accolait l’adjectif « européen ». Mais Schmitt ajoutait que, à l’heure où il écrivait, cet ordre ancien était sur le déclin (7). Bien sûr, l’Europe n’a pas disparu ; elle a simplement été engloutie par l’un de ses propres prolongements territoriaux : les États-Unis. Ce qui conduit à se demander dans quelle mesure, depuis 1945, le droit international est demeuré une pure créature de l’Occident, dorénavant gouverné par la superpuissance américaine.
Mais au fait, comment définir la nature de ce droit ? Sur cette question, la réponse de Hobbes est sans équivoque : ce n’est pas la vérité, mais l’autorité qui fait le droit — ou, comme il l’écrit : « Les conventions, sans l’épée, ne sont que des mots (8). » Faute d’une autorité identifiable investie du pouvoir de dire le droit international ou de le faire respecter, celui-ci cesse d’être un droit pour se résumer à une simple opinion. On oublie souvent que, si choquante qu’elle soit pour les juristes et avocats internationaux de notre époque, très majoritairement progressistes, cette conclusion était partagée par le plus grand philosophe libéral du XIXe siècle, John Stuart Mill. En réponse aux critiques formulées à l’encontre de l’éphémère IIe République française, qui avait pris (verbalement) le parti des insurgés polonais face à la domination prussienne, Mill écrivait ainsi en 1849 qu’« il n’est possible d’améliorer la moralité internationale qu’en violant, au nom de principes nouveaux, les règles établies (9) ».
Mill s’exprimait dans un esprit de solidarité révolutionnaire, en un temps où le droit international, dépourvu de toute dimension institutionnelle, n’était guère plus qu’une formule creuse brandie par les dirigeants politiques pour justifier des actions servant leurs intérêts, et où l’on ne trouvait pas encore d’avocats spécialisés dans ce domaine. Au début des années 1880, lord Salisbury pouvait asséner devant le Parlement britannique : « Le droit international au sens usuel du mot “droit” n’existe pas. Il dérive essentiellement des a priori de ceux qui rédigent les manuels, et nul tribunal ne saurait le faire appliquer (10). » Un siècle plus tard, l’institutionnalisation battait son plein. À la Charte des Nations unies et à la Cour internationale de justice (CIJ) étaient venues s’ajouter une armada d’avocats professionnels et une discipline universitaire en perpétuelle expansion.
Le droit international tel qu’il s’est développé à partir de 1918 — celui dont nous continuons de vivre l’évolution aujourd’hui — se caractérisait selon Schmitt par sa nature profondément discriminatoire (11) : les guerres livrées par les maîtres du système étaient des interventions désintéressées visant à préserver le droit international ; celles livrées par n’importe qui d’autre étaient des entreprises criminelles violant ce même droit. Ce caractère distinctif n’a cessé depuis de se renforcer à deux niveaux. D’un côté, on a un droit qui ne feint même pas d’avoir une quelconque force exécutoire dans le monde réel, ce qui l’assimile à une aspiration sans substance — autrement dit, une opinion pure et simple. De l’autre côté, les puissances dominantes agissent plus que jamais selon leur bon vouloir, que ce soit au nom ou au mépris du droit international. Le recours à l’agression n’est d’ailleurs pas l’apanage de l’hégémon, puisqu’on a vu des guerres d’invasion lancées de manière unilatérale, en détournant ou en enfreignant ouvertement les règles juridiques : le Royaume-Uni et la France contre l’Égypte, la Chine contre le Vietnam, la Russie contre l’Ukraine, pour ne rien dire des acteurs de moindre envergure comme la Turquie contre Chypre, l’Irak contre l’Iran ou Israël contre le Liban.
Au moment même où se constituait l’ONU, incarnation ultime du droit international dont la Charte consacre la souveraineté et l’intégrité des pays membres, les États-Unis étaient affairés à violer ces principes. À quelques kilomètres des lieux où se tenait la conférence inaugurale, une équipe du renseignement militaire stationnée dans le Presidio, ancien fort espagnol devenu base de l’armée, interceptait la plupart des câbles échangés entre les délégations et leur pays d’origine. Les communications ainsi déchiffrées atterrissaient le lendemain matin sur la table du secrétaire d’État Edward R. Stettinius, qui les consultait en prenant son petit déjeuner. Comme l’écrit l’historien Stephen Schlesinger sur un ton jubilatoire en décrivant cette opération d’espionnage systématique, l’ONU fut « dès le départ un projet des États-Unis, conçu par le département d’État, habilement piloté par deux présidents qui s’impliquèrent en personne (…) et animé par la puissance américaine (12) ».
Traité de géométrie variable
Soixante ans plus tard, rien n’avait changé. Alors que la convention sur les privilèges et immunités des Nations unies, approuvée en 1946, stipule que tous les biens et avoirs de l’organisation, « où qu’ils se trouvent et quel que soit leur détenteur, sont exempts de perquisition, réquisition, confiscation, expropriation ou de toute autre forme de contrainte exécutive, administrative, judiciaire ou législative », on découvrit en 2010 que Mme Hillary Clinton, alors secrétaire d’État américaine, n’avait que faire de cette règle. Dans un câble envoyé en juillet 2009, elle avait donné ordre à la Central Intelligence Agency (CIA), au Federal Bureau of Investigation (FBI) et aux services secrets de se procurer les mots de passe et clés de chiffrement du secrétaire général et des ambassadeurs des quatre autres membres permanents du Conseil de sécurité, mais aussi de collecter les informations personnelles (données biométriques, adresses de courriel, numéros de carte bancaire…) d’une foule de fonctionnaires occupant des postes-clés et de responsables engagés sur le terrain dans des opérations de maintien de la paix ou des missions à contenu politique. Il va de soi que ni Mme Clinton ni le gouvernement des États-Unis n’ont eu à répondre de cette violation éhontée du droit international — censé justement protéger son sanctuaire : les Nations unies —, de même qu’aucun décideur américain n’a jamais été inquiété pour les atrocités commises pendant les guerres de Corée et du Vietnam.
Créé en 1993 par le Conseil de sécurité, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) avait reçu la mission de poursuivre les auteurs de crimes de guerre perpétrés lors de l’éclatement du pays. La procureure générale canadienne, en étroite collaboration avec l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), veilla à ce que les condamnations pour purification ethnique s’abattent majoritairement sur les Serbes, bête noire des Américains et des Européens, tout en épargnant les Croates, armés et entraînés par Washington pour mener à bien leurs propres opérations de nettoyage ethnique. En 1999, elle prit également soin d’exclure du champ de ses investigations toutes les actions commises par l’OTAN durant sa guerre contre la Serbie, parmi lesquelles le bombardement de l’ambassade de Chine à Belgrade. C’était on ne peut plus logique : comme le rappela le porte-parole de l’OTAN, « le Tribunal a été créé par les pays de l’OTAN, qui le financent et le défendent au quotidien (13) ». Une fois de plus, les États-Unis et leurs alliés utilisaient ces procès pour criminaliser leurs adversaires vaincus, tout en s’assurant de rester eux-mêmes hors d’atteinte de la justice.
Il se produisit exactement la même chose avec la Cour pénale internationale (CPI), mise en place à la demande pressante de Washington, qui joua un rôle crucial dans son élaboration à partir de 1998. Lorsqu’une première mouture des statuts fut modifiée pour étendre les possibilités d’inculpation aux ressortissants d’États non signataires — ce qui aurait pu placer les soldats, pilotes, tortionnaires et autres criminels américains dans la ligne de mire de la Cour —, l’administration de M. William Clinton, furieuse, s’empressa de conclure des accords bilatéraux avec plus d’une centaine de pays où l’armée américaine était ou avait été présente afin de protéger les citoyens américains de telles poursuites. Finalement, quelques heures avant de quitter la Maison Blanche, M. Clinton enjoignit au délégué des États-Unis de signer les statuts de la future Cour, sachant pertinemment que cette décision n’avait aucune chance d’être validée par le Congrès. Officiellement créée en 2002, la CPI, qui emploie un personnel fort accommodant, a sans grande surprise refusé d’enquêter sur les opérations américaines ou européennes en Irak et en Afghanistan, réservant ses foudres aux pays d’Afrique en vertu de cette maxime tacite : un droit pour les riches, un autre pour les pauvres.
Quant au Conseil de sécurité, garant (sur le papier) du droit international, son bilan parle de lui-même. Tandis que l’occupation du Koweït par l’Irak en 1990 a entraîné des sanctions immédiates contre Bagdad, doublées d’une riposte militaire mobilisant près d’un million d’hommes, l’occupation israélienne de la Cisjordanie se poursuit depuis plus d’un demi-siècle sans que le Conseil ne lève autre chose que le petit doigt. En 1998-1999, ayant échoué à obtenir le vote d’une résolution qui les aurait autorisés à frapper la Yougoslavie, les États-Unis et leurs alliés se rabattirent sur l’OTAN, en violation flagrante de la Charte des Nations unies, qui interdit les guerres d’agression. M. Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU désigné par Washington, expliqua alors tranquillement que si l’action de l’OTAN n’était peut-être pas légale, elle était néanmoins légitime. Quatre ans plus tard, après que les États-Unis et le Royaume-Uni eurent attaqué l’Irak en contournant le Conseil de sécurité, où la France menaçait de poser son veto, M. Annan fit en sorte que l’opération soit entérinée rétroactivement par l’adoption à l’unanimité de la résolution 1483, qui reconnaissait ces deux pays comme « puissances occupantes » et leur assurait l’appui des Nations unies. On peut se passer du droit international pour lancer une guerre, mais il tombe à point nommé lorsqu’il s’agit de la légitimer après coup.
La nature discriminatoire de l’ordre mondial né à la faveur de la guerre froide n’est nulle part plus visible que dans le traité de non-prolifération nucléaire (1968), qui réserve aux seuls membres permanents du Conseil de sécurité le droit de posséder et de déployer des bombes à hydrogène. Israël, piétinant cet accord, s’est depuis longtemps doté d’un vaste arsenal nucléaire, mais il ne saurait être question de mentionner ce fait. Dans le même temps, les grandes puissances sanctionnent la Corée du Nord et l’Iran tout en niant l’existence de l’arsenal israélien — une illustration éloquente des paradoxes du droit international.
Est-ce à dire que ce droit serait dépourvu, en pratique, de toute universalité ? Non, puisqu’il est universel à au moins un titre : tous les États de la planète s’en réclament pour garantir l’immunité diplomatique à leurs personnels à l’étranger — un principe respecté de manière inconditionnelle, y compris lorsque le pays hôte déclare la guerre au pays représenté. Il va de soi que les ambassades des grands États (et de la majorité des plus modestes) sont truffées d’agents exclusivement employés à des missions d’espionnage, sans aucun fondement légal. De telles incohérences ne sont pas pour redorer le blason du droit international.
Envisagé d’un point de vue réaliste, celui-ci n’est en somme ni vraiment international ni vraiment un droit. Il n’est pas quantité négligeable pour autant, mais constitue une force essentiellement idéologique au service de l’hégémon et de ses alliés. Hobbes appelait cela l’opinion et y voyait un élément crucial pour la stabilité politique d’un royaume : « Le pouvoir des puissants ne se fonde que sur l’opinion et la croyance du peuple (14). » Tout chimérique qu’il puisse être, le droit international ne saurait être pris à la légère.
Selon Antonio Gramsci, l’exercice de l’hégémonie implique de réussir à faire passer un intérêt particulier pour une valeur universelle — exactement comme le fait l’expression de « communauté internationale ». L’hégémonie suppose toujours, par définition, un mélange de coercition et de consentement. Dans l’arène internationale, la coercition échappe le plus souvent au couperet de la loi, tandis que le consentement, si tant est qu’on parvienne à l’obtenir, est nécessairement plus faible et plus précaire. Le droit international sert à masquer ce décalage, soit qu’il fournisse aux États des prétextes commodes pour excuser toute action qu’il leur plaît d’entreprendre, soit qu’il se pare des atours de la moralité, en totale déconnexion avec la réalité. Il peut aussi opérer la fusion entre les deux postures : non pas l’utopie ou l’excuse, mais l’utopie comme excuse — la responsabilité de protéger pour légitimer la destruction de la Libye, la recherche de l’apaisement pour justifier l’étranglement de l’Iran, et ainsi de suite.
Ses défenseurs clament volontiers qu’il vaut mieux un droit dont les États abusent dans les faits que pas de droit du tout, invoquant la célèbre maxime de La Rochefoucauld : « L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. » Mais on pourrait tout aussi bien inverser l’adage et définir l’hypocrisie comme la contrefaçon de la vertu par le vice pour mieux dissimuler des desseins malveillants. N’est-ce pas ce que prouvent l’exercice arbitraire du pouvoir par les forts sur les faibles ou les guerres sans merci livrées ou provoquées au nom de la sauvegarde de la paix ?
(Traduit de l’anglais par Élise Roy.)
Perry Anderson
par Perry Anderson
Février 2024
https://www.monde-diplomatique.fr/2024/02/ANDERSON/66574
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