Historien, chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), Fabrice Riceputi réunit pour la première fois dans un livre, Le Pen et la torture. Alger 1957, l’histoire contre l’oubli (Le Passager clandestin, en partenariat avec Mediapart), l’ensemble des preuves permettant d’établir le rôle dans la guerre d’Algérie du fondateur du Front national (FN), engagé volontaire comme lieutenant au début de la bataille d’Alger. Une occasion, aussi, de revenir sur la matrice coloniale trop souvent minorée qui irrigue le parti d’extrême droite à sa fondation, et de faire honneur à la phrase de Pierre Vidal-Naquet, grand historien et intellectuel engagé contre la torture, dont Fabrice Riceputi a été l’élève : «Ce serait diffamer Le Pen que de dire qu’il n’a pas torturé.»
Pourquoi écrire un livre sur Le Pen et la torture en 2024 ?
Le point de départ, c’est la série de France Inter, en février 2023, dans laquelle son producteur, Philippe Collin, affirme que «le soldat Le Pen n’a sans doute pas pratiqué la torture en Algérie [reprenant une interview de Stora, lequel depuis a contredit son propos, ndlr]». Comme beaucoup de gens de ma génération et de mon milieu politique, j’ai été sidéré. Puis je me suis rendu compte que les dernières révélations sur le sujet datent des enquêtes de Florence Beaugé pour le Monde, en 2002. Et que la vingtaine d’années qui se sont écoulées depuis correspond à peu près aux années de la dédiabolisation du Front national. Si bien qu’on en arrive là, du fait de gens qui ne sont pas du tout des sympathisants du Rassemblement national (RN), à effacer jusqu’aux racines de l’Algérie française, pourtant absolument déterminantes du lepénisme.
Je me suis aussi alors rendu compte qu’il n’existait pas de livre qui rassemble l’ensemble du dossier. Sans doute aussi parce que Le Pen n’est effectivement qu’un «point de détail» dans l’histoire de la guerre d’Algérie. Lui-même n’a été, à un moment où la torture était institutionnalisée dans l’armée française, qu’un tortionnaire parmi beaucoup d’autres et pas longtemps – seulement trois mois, de décembre 1956 à mars 1957.
Comment avez-vous travaillé pour établir les éléments vous permettant d’affirmer que Le Pen a bien été un tortionnaire ?
On dispose, en plus de rares archives, d’une quinzaine de témoignages de victimes directes de Le Pen, essentiellement issus des enquêtes de René Vautier (dans son film A propos… de l’autre détail, documentaire de 1985), de Lionel Duroy pour Libération et de Florence Beaugé au début des années 2000, pour le Monde.
En rassemblant tous ces témoignages, en les examinant et en les confrontant au contexte exact de la bataille d’Alger, on arrive à produire une chronologie, certes, incomplète mais assez étendue, et qui concorde parfaitement avec ce qu’on sait des pratiques tortionnaires à cette époque en Algérie et du parcours de Le Pen à ce moment. Un exemple : aucune victime ne prétend avoir été torturée par Le Pen en janvier 1957, mais seulement en février et en mars. J’ai constaté qu’effectivement le jeune député était alors rentré en métropole faire une campagne électorale imprévue. Or, aucun des témoins ne pouvait être au courant de cette absence.
Par ailleurs, ces témoignages sont extrêmement circonstanciés. A tel point qu’il est absolument impossible, comme l’ont prétendu l’intéressé lui-même et d’autres qu’ils soient le fruit d’un quelconque complot algérien. D’ailleurs aussi bien Lionel Duroy que Florence Beaugé m’ont raconté que les autorités algériennes ne leur ont pas paru spécialement enchantées que soit menée cette enquête. En mobilisant ce que j’ai accumulé de connaissances avec l’historienne Malika Rahal dans le projet «Mille autres» sur les disparitions forcées, j’ai pu faire une cartographie très précise des agissements de Le Pen, présente dans le livre.
Dire qu’il n’y a «pas de preuves» est un argument de type négationniste, qui refuse, a priori, de prendre en compte la parole de témoins directs pour la seule raison qu’ils sont algériens, alors qu’elle s’avère, à l’examen, parfaitement crédible. Ces sources orales sont de celles qu’utilisent constamment les historiens dans ce type de contexte de crime d’Etat nié et dissimulé. En effet, il n’existe rien ou presque dans les archives de l’armée sur la torture et les exécutions sommaires : bien qu’encouragées par le gouvernement, elles restaient des crimes inavouables jusqu’à ce que les militaires obtiennent une garantie d’impunité par l’amnistie, en 1962.
Dans quel contexte Le Pen arrive-t-il en Algérie, le 28 décembre 1956 ?
Il sort de l’Indochine, où il s’est engagé entre 1954 et 1955 dans le 1er régiment étranger de parachutistes (1er REP), où il a le grade de lieutenant. Comme beaucoup d’autres officiers parachutistes, c’est là qu’il a appris les rudiments de la guerre contre insurrectionnelle, qui devient la doctrine officielle de l’armée française et qui est généralisée ensuite en Algérie. Cette doctrine implique un mode opératoire qu’on qualifiera plus tard de la «disparition forcée», en l’observant en Argentine, où des officiers français sont allés l’enseigner.
Son but officiel est d’éradiquer une organisation qualifiée de «terroriste» qui se trouve comme un poisson dans l’eau dans une population colonisée et insurgée. Le noyau dur de cette thèse, c’est le scénario de la bombe à retardement : il serait légitime de pratiquer la torture pour connaître l’emplacement d’une bombe prête à exploser et à tuer des civils. Or, jamais, y compris dans les mémoires d’officiers comme le général Massu, ce cas de figure ne s’est produit. C’est une fable perverse, qui sert à justifier la terreur contre tout un peuple. La torture n’est pas un simple face-à-face entre le tortionnaire et le torturé. A travers ce dernier, on terrorise tout son entourage, son quartier, le peuple auquel il appartient.
Quel était le rôle de Le Pen précisément ?
Il est à la tête d’une quinzaine d’hommes, lieutenant dans un régiment de légionnaires dont la quasi-totalité est de nationalité étrangère, notamment allemande, dont nombre d’anciens SS réfugiés dans la légion après 1945. Il est probable que ce soit l’un d’entre eux qui ait offert le poignard des Jeunesses hitlériennes, oublié par Le Pen chez l’une de ses victimes, Ahmed Moulay, et produit par Florence Beaugé lors du procès du Monde, en 2003. Le poste de commandement du régiment de Le Pen, la Villa Sésini, était l’une des usines à supplices les plus connues d’Alger.
L’un des bourreaux à tout faire du lieu, le légionnaire Feldmeyer, était un ancien SS. Les deux hommes s’y côtoyaient. Plusieurs témoins relient aussi Le Pen à Paul Aussaresses, qui dirigeait de véritables escadrons de la mort. Le jour, son régiment procède à des tâches d’occupation de la ville, de contrôles, des barrages, etc. Mais la nuit, Le Pen va à la recherche de «suspects». On le voit arriver dans une famille de la Casbah, dans la nuit du 2 au 3 février 1957. Il cherche un homme qui n’est pas là et, sur-le-champ, il torture sa famille pour qu’on lui dise où se trouve la personne qu’il recherche. Ça s’est produit à plusieurs reprises.
Dans le cas de Mohammed Moulay, il torture le père, Ahmed, devant toute la famille avant de maquiller sa mort sous la torture en «règlement de comptes». On le voit ainsi accomplir la routine des «officiers de renseignement». Jean-Marie Le Pen n’a pas cessé de se vanter d’en avoir été un, à l’époque, puis encore dans ses Mémoires, en 2018. Les formes de tortures qu’on l’accuse de pratiquer sont alors enseignées aux officiers français et déjà très normées : la baignoire, le chiffon humide sur la figure, sur lequel on verse de l’eau souillée jusqu’à suffocation, l’électricité [la «gégène»] sur les points sensibles du corps, censées ne pas trop abîmer physiquement le «suspect», mais qui provoquèrent nombre de décès.
Comment expliquer que Le Pen commence par se vanter d’avoir eu recours à la torture, puis se met à poursuivre ceux qui l’accusent d’une telle pratique ?
Avant 1962, il reste très ambigu et ne s’incrimine pas explicitement lui-même parce qu’il n’y a pas encore d’amnistie. Il fait seulement l’apologie de la torture en général au nom du scénario de la bombe à retardement. En juin 1962, s’il dit à Combat, «j’ai torturé», c’est parce qu’il vient d’être amnistié comme tous ses camarades. Donc il peut le dire sans risque. Mais il fait un pseudo-démenti en jouant sur le sens du mot torture et en parlant d’«interrogatoires sous la contrainte». Ensuite, quand il commence son ascension politique, à partir de 1984, l’ambiguïté revient, car les médias commencent à s’intéresser à son passé en Algérie. C’est la rançon de sa gloire.
Il intente des procès en diffamation pour souder autour de lui les nostalgiques de l’Algérie française. Il continue à faire l’apologie de la torture, envoyant ainsi un message crypté au noyau dur du FN : pieds-noirs ultras, anciens de l’OAS, anciens militaires. Dans ces procès, il fait projeter des images sur «les atrocités du FLN».
Mais, en même temps, il ne peut pas assumer d’avoir été lui-même le tortionnaire que décrivent ses accusateurs. Il obtient facilement des condamnations parce que la loi sur la diffamation ne juge pas le fond des accusations. Elle juge la forme. Au moins dans un premier temps. Dans les années 70, il fait condamner Rouge et Lutte ouvrière, puis, dans les années 80, le Canard enchaîné, Libé… C’est encore le moment où la justice reçoit comme valables ses arguties relativisant la torture. A partir des années 90, la société change et Jean-Marie Le Pen perd, de façon très sèche, trois procès, contre Michel Rocard, Pierre Vidal-Naquet et, surtout, le Monde.
Comment se fait-il que, malgré ces victoires judiciaires, le sujet soit si peu abordé ? En tout cas moins que le passé collaborationniste de certains fondateurs du FN ?
L’amnistie des crimes commis en Algérie a eu un effet judiciaire mais aussi politique considérable : elle impose l’amnésie à la société. Du coup, en France, avoir été impliqué dans des crimes coloniaux n’est pas jugé particulièrement grave : nul n’a jamais été et ne sera jamais jugé pour cela. Dans les années 80 et surtout 90, l’amnésie française a été ébranlée par les mouvements antiracistes – comme la grande Marche pour l’égalité de 1983. C’est vrai pour la torture, comme pour un autre abcès de fixation, la manifestation du 17 octobre 1961. C’est aussi lié à l’ascension du Front national, qui réactive explicitement le racisme colonial dans sa stigmatisation de «l’immigré», surtout arabe.
Mais après 2000, il y a un backlash, une violente réaction, particulièrement sous Nicolas Sarkozy avec l’invention de l’anti «repentance». Aujourd’hui encore, chaque fois qu’Emmanuel Macron, qui avait pourtant parlé de «crime contre l’humanité» à propos de la colonisation en 2017, prend une initiative en rapport avec l’Algérie, la cellule Mémoire de l’Elysée, dirigée par Bruno Roger-Petit, précise qu’elle ne fait pas de «repentance». Rien ne doit en effet troubler la bonne conscience coloniale française.
C’est notamment le fait de la gauche française, qui n’a jamais fait le moindre inventaire de son passé coupable alors que des figures comme Guy Mollet, Robert Lacoste et François Mitterrand sont responsables de la surenchère dans la terreur coloniale en 1957. Les gaullistes non plus ne sont jamais revenus sur leur responsabilité dans la guerre à outrance contre les populations civiles à partir de 1958. Jusqu’au Parti communiste, qui a voté les pouvoirs spéciaux en Algérie en 1956. Il y a eu un solide consensus sur l’omerta, car tout le monde a trempé dans cette sale guerre coloniale.
Décelez-vous encore des traces d’apologie de la torture chez Marine Le Pen ?
Elle affirme elle-même assumer tout l’héritage de son père. Y compris l’apologie de la torture, par exemple en 2014, en usant de la même fable que son père : s’il y a une «bombe – tic-tac tic-tac tic-tac – [qui] doit exploser dans une heure ou deux et accessoirement peut faire 200 ou 300 victimes civiles» alors, «il est utile de faire parler la personne».
C’est la défense de l’Algérie française qui a permis à l’extrême droite de se laver du péché de la collaboration. Au-delà de la torture, cette matrice colonialiste du lepénisme est toujours à l’œuvre. Dans l’imaginaire de ce courant, on poursuit toujours en France la guerre perdue en 1962 en Algérie contre les Arabes musulmans. Le député RN José Gonzalez, né en Algérie, l’a parfaitement dit au Monde : il a adhéré au FN en 1978 parce qu’il s’est «demandé si, en France, nous n’allions pas subir la même chose qu’en Algérie, avec des populations qui nous poussent dehors».
La hantise chez les colons de la submersion par les colonisés sauvages et fanatiques a été importée en France et est à l’origine du délire du «grand remplacement». De même, l’islamophobie est une doctrine d’Etat à l’époque coloniale, où les Algériens sont qualifiés de «musulmans», même quand ils se sont convertis au christianisme. Cette racialisation coloniale des «musulmans» s’est perpétuée, pas seulement au Rassemblement national.
par Nicolas Massol
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