Dans les années 1970, la mobilisation des travailleurs immigrés pour la Palestine a été importante dans la cité phocéenne. En 1973, cette ville a aussi été l’épicentre d’une vague de criminalité raciste sans précédent. Aujourd’hui, alors que la municipalité de gauche maintient son soutien à l’UNRWA, les initiatives s’inscrivent dans la mémoire collective anticoloniale d’une partie des Marseillais.
Une histoire qui se répète, ou plutôt se reflète. C’est ce que l’on saisit en filigrane de l’engagement pour la Palestine de nombreux jeunes Français issus de l’immigration. À Marseille, Dalal, 23 ans, descend chaque semaine dans la rue pour demander un cessez-le-feu : « J’ai été très tôt sensibilisée par ma famille à la cause palestinienne, mes grands-parents et arrières grands-parents ayant vécu sous le joug colonial français ». Tout comme Sarah, étudiante algérienne à la faculté de droit d’Aix-Marseille, qui lie son soutien à son histoire personnelle et se dit « très sensible aux questions de lutte indépendantiste et de libération des peuples en raison de l’histoire de l’Algérie ».
Mi-novembre 2023, les manifestations en soutien à Gaza essaiment les rues de Marseille depuis plus d’un mois quand des étudiants décident de lancer le Comité étudiant Palestine. Une initiative qui coïncide dans la cité phocéenne avec les cinquante ans d’une page sombre de l’histoire française. En 1973, une vague de meurtres racistes cible ses immigrés maghrébins, noyés, tués à l’arme blanche, ou battus à mort. La ville devient l’épicentre d’une « chasse à l’Arabe », comme nommera rétrospectivement Le Monde cette période de meurtres en série qui fit une cinquantaine de victimes en France, dont au moins 17 dans la région. Une flambée de violences qui intervient au terme d’années de diabolisation de la figure de l’Arabe.
Car le racisme est une histoire française qui s’accorde aux contrecoups du conflit au Proche-Orient. Dès la guerre de juin 1967, l’opinion publique rejette dans sa grande majorité les puissances arabes opposées à Israël dans la région. Aux avant-postes du soutien écrasant à Israël, des associations de pieds-noirs rapatriés d’Algérie instrumentalisent le conflit pour attaquer les immigrés arabes en France.
MÉMOIRES COLONIALES
« En France, le fait que la parole coloniale n’ait jamais été dite joue beaucoup dans le soutien occidental à Israël. Pour les Occidentaux, Israël est un exemple réussi de reconquête coloniale ». Depuis le 7-Octobre, Pierre Stambul, porte-parole de l’Union juive française pour la paix (UJFP), multiplie les interventions en soutien à la Palestine. Il clame son antisionisme comme prolongement de ses convictions anticoloniales. Le 16 octobre 2023, la militante gazaouie du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) Mariam Abou Daqqa quitte son appartement à Marseille quand elle est arrêtée par la police à la gare Saint-Charles. « On assiste à une criminalisation de la Palestine par l’État français », s’insurge Pierre Stambul.
Fils de Yakov Stambul, résistant et rescapé juif du groupe Manouchian déporté à Buchenwald, survivant des camps, sa parole jaillit régulièrement des manifestations en soutien à la cause palestinienne à Marseille. Pour lui, mal nommer les choses ajoute au malheur de Gaza :
Ce n’est pas une guerre raciale, ni communautaire ni religieuse, mais coloniale. Et nous faisons face à un colonialisme particulier, puisque le colonialisme sioniste n’a jamais visé à exploiter l’indigène mais à l’expulser et à le remplacer.
Le colonialisme est une histoire partagée entre Israël et la France. Les mémoires à vif héritées du règlement de la « guerre d’Algérie » ancrent le conflit israélo-arabe dans le débat français dès la guerre de juin 1967. Elle « correspond à l’un des moments les plus stupéfiants de l’histoire des passions françaises (…). Un véritable vent de folie s’est alors levé sur le pays, saisi par un déchaînement de haine anti-arabe qui n’allait pas retomber de sitôt »1.
En amont de la guerre de juin 1967, les comparaisons entre Gamal Abdel Nasser et Hitler se multiplient. Ainsi que les manifestations en soutien à Israël. À gauche, comme au Parti communiste, on s’inquiète du caractère anti-arabe qu’elles prennent. Sur les Champs-Élysées, différentes organisations de rapatriés d’Algérie « fournissent d’amples contingents » pour klaxonner sur les cinq notes le slogan « Al-gé-rie fran-çaise » rebaptisé « Is-ra-ël vain-cra ». Selon un sondage SOFRES d’octobre 1967, 44 % des personnes interrogées se considèrent plus fortement hostiles envers les Arabes qu’envers les juifs, contre 3 %2.
RANCUNES D’APRÈS-GUERRE
À Marseille en particulier, les fractures identitaires qui survivent au conflit algérien nourrissent la haine contre l’immigré et cristallisent les mémoires coloniales françaises. Ainsi le 7 septembre 1972, le quotidien marseillais Le Méridional qualifiait, en réaction à l’attentat de Munich, l’immigration algérienne de « gangrène ». La veille, un commando de l’organisation palestinienne Septembre noir3 avait pris en otage la délégation israélienne aux Jeux olympiques, à l’issue de quoi 11 de ses athlètes seront tués. Un an plus tard, un épisode de violences racistes sans précédent marquera la France.
Dès sa création en octobre 1972 par des anciens de la Waffen-SS4, le Front national de Jean-Marie Le Pen s’attelle à séduire l’électorat pied-noir. En 1973, lors des élections législatives, son programme propose d’indemniser les rapatriés d’Algérie tout en dénonçant les Accords d’Évian. À Marseille, son candidat Roland Soler, ancien membre de l’Organisation armée secrète (OAS), prétend porter la voix des 100 000 pieds-noirs que compte la ville. Depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962, l’afflux des rapatriés Français d’Algérie et des travailleurs immigrés font de la cité phocéenne l’épicentre des flux migratoires en France. En 1973, des statistiques du ministère de l’intérieur font état d’un million deux cent mille Maghrébins en France dont environ 18 % dans le sud-est.
À l’époque, le mythe du retour s’éloigne pour beaucoup d’entre eux qui finissent par s’installer en France. Un mouvement qui coïncide avec Mai 68 et le climat de révolution anti-impérialiste qui oriente les luttes de classe, notamment en France. Après la défaite arabe de juin 1967, la cause palestinienne s’ancre à gauche. « Encouragée par ce souffle international, la résistance palestinienne se voudra l’alternative aux échecs du nationalisme arabe nassérien (…) et véhiculera une idéologie révolutionnaire universalisante »5.
En 1970, des Comités Palestine s’organisent au lendemain des massacres de « Septembre noir »6 contre l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en Jordanie. Des militants immigrés se saisissent de l’événement pour unir leurs revendications. À Marseille, le comité local est pourchassé par les forces de police, convaincues de trouver parmi leurs militants une cellule clandestine du FPLP. Le soutien à la cause palestinienne par les immigrés est appréhendé par les autorités françaises comme un trouble à l’ordre public. L’expérience des Comités Palestine dure deux ans, avant leur intégration dans le nouveau Mouvement des travailleurs arabes (MTA) en 1972 : « C’était une manière de prendre acte de la transformation de la nature même de notre action, qui a dépassé le soutien aux Palestiniens pour devenir presque entièrement centrée sur la problématique des droits et de la lutte contre le racisme », avance Driss El-Yazami, alors étudiant marocain à Marseille7.
L’ENGRENAGE DE VIOLENCES
Mais en 1973, c’est l’escalade8. Le 25 août, en plein centre-ville de Marseille, un chauffeur de bus est tué par un déséquilibré d’origine algérienne. Le lendemain, le rédacteur en chef du Méridional, Gabriel Domenech, signe un éditorial qui fera date : « Assez des voleurs algériens, assez des casseurs algériens, assez des fanfarons algériens, assez des trublions algériens, assez des syphilitiques algériens, assez des violeurs algériens (…) ».
Le 28 août 1973, l’assassinat de Ladj Lounès, 16 ans, abattu de trois balles, provoque une grève générale des travailleurs immigrés à l’initiative du MTA. C’est sur son cercueil, rapatrié en Algérie depuis la gare maritime de la Joliette, que l’appel est lancé. Entre août et décembre 1973, une cinquantaine d’agressions et 17 meurtres d’immigrés algériens sont comptabilisés dans la région, informations brièvement évoquées dans les pages des faits divers de la presse locale : « En une ou deux lignes, il est seulement question de crânes fracturés, de morts par balles ou à coups de hache, de coups de feu tirés depuis des voitures, de noyés retrouvés dans le Vieux-Port (…) »9.
Les violences sont si graves que le président algérien Houari Boumédiène décide de suspendre les départs des travailleurs : « Si la France ne veut pas de nos ressortissants, qu’elle nous le dise, nous les reprendrons ! » Le 14 décembre, un attentat revendiqué par le Groupe Charles Martel vise le consulat d’Algérie à Marseille. Le bilan est de 4 morts et 16 blessés. Mais l’antiracisme politique hérité de la mobilisation pour la Palestine est déjà ancré dans l’expérience politique des immigrés arabes en France. En 1974, le sujet du vote des immigrés est notamment posé lors du premier congrès des travailleurs étrangers à Marseille.
LUTTES EN MARCHE
La création de l’Association des travailleurs maghrébins de France (ATMF) en 1982 marque une étape dans l’approche politique de la question de l’immigration. À l’origine nommée Association des Marocains en France (AMF), fondée par Mehdi Ben Barka, elle prend acte de l’abrogation du décret de 193910. À l’époque la création d’associations dites « étrangères » se fait sur une base nationale et reste subordonnée à l’autorisation du ministre de l’intérieur. Les immigrés de nationalités différentes pouvaient difficilement s’unir au sein d’une même organisation. Une barrière que les Comités Palestine puis le MTA ont contribué à commencer de lever.
Mais à l’heure des 40 ans de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, partie de Marseille le 15 octobre et arrivée en fanfare à Paris le 3 décembre 1983, le bilan des luttes antiracistes convoque une mémoire coloniale encore étouffée. La gauche socialiste s’inquiète alors des revendications portées par des jeunes de banlieues arborant le keffieh palestinien. Pour Antoine, 20 ans, étudiant en cinéma à Marseille, « les raisons des violences, physiques ou institutionnelles, qui sont perpétuées sur les immigrés et descendants d’immigrés sont liées idéologiquement au soutien (français) apporté à un État génocidaire »11. Dalel pointe pour sa part les récentes « interdictions de manifester début octobre qui s’inscrivent dans le continuum colonial français ».
Ce que montre tristement la participation du Rassemblement national (RN) et de Reconquête ! à la marche contre l’antisémitisme du 12 novembre 2023 à Paris, Éric Zemmour ne lésinant pas devant les micros des chaînes d’info en continu sur les prétendus dangers de « l’immigration venue des contrées musulmanes » qui entretiendrait l’antisémitisme en France.
Lundi 5 février 2024, plus d’une semaine après l’annonce par un certain nombre de pays de leur suspension à l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), Benoît Payan, le maire (ex-socialiste) de Marseille, déclarait maintenir les 80 000 euros d’aide de la ville à l’UNRWA. L’agence onusienne avait révélé fin janvier avoir licencié 12 employés accusés d’être impliqués dans les attaques du Hamas du 7-octobre. À l’origine de ces allégations, Israël refuse néanmoins de partager avec l’organisme ses éléments de preuves. Une pétition avait invité l’édile marseillais à ne pas participer à une « punition collective » pour Gaza. Message reçu, contrairement à plusieurs pays occidentaux dont les États-Unis.
Journaliste indépendante basée à Marseille
https://orientxxi.info/magazine/a-marseille-gaza-fait-echo-a-l-histoire-du-racisme-anti-arabe,7060
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