Une route en Cisjordanie occupée, entre la colonie israélienne de Givat Zeev (à gauche) et un village palestinien proche de Ramallah (à droite), le 8 septembre 2023.
© AHMAD GHARABLI / AFP
Il n’est pas inutile de rappeler que la colonisation française a utilisé, bien avant Israël, les mêmes méthodes avec des moyens identiques. On peut être amené à penser d’ailleurs que les drames d’aujourd’hui servent à banaliser ceux d’hier et à déculpabiliser leurs auteurs.
Un article rédigé dans les années 1960 et publié en 1962 dans les Annales de géographie
par Marcel Lesne et un livre de Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, le Déracinement, adossé à des enquêtes menées, elles aussi, dans les années 1960, publiées par les éditions de Minuit en 1964, montrent on ne peut mieux qu’il suffit de changer les noms algériens et les nombres de personnes concernées pour avoir l’histoire de l’expansion territoriale d’Israël.
Ces textes décrivent la situation pendant les opérations militaires en Algérie et non, comme on pourrait le croire, la situation actuelle à Gaza (reste que les armes de l’époque étaient moins puissantes que celles d’aujourd’hui). Ils abordent l’expulsion progressive des Algériens de leurs terres comme cela s’est reproduit avec l’expulsion des Palestiniens vers des regroupements très localisés mais aussi vers les pays arabes voisins et vers les pays d’Europe occidentale.
Mieux leur « resserrement » dans la bande de Gaza, où ils sont « cantonnés », s’avère identique à ce qui s’est passé en Algérie. Ensuite, la misère est le lot de tous et de toutes dans les zones regroupées. Enfin, la désorganisation atteint en profondeur et sur le très long terme les individus « resserrés ». Il ne faut pas perdre de vue le traumatisme et ses effets (il se transmet sur plusieurs générations), dont on peut penser qu’il existe aussi en Palestine.
Comme on le sait, très tôt l’armée française a eu comme consignes d’« expulser » les tribus des terres les plus fertiles, de brûler leurs oliviers et d’abattre leur bétail. On assiste en Algérie, écrivait Marcel Lesne, à « un déplacement de population le plus important de l’histoire », d’abord vers des zones plus arides, mais aussi vers les villes, vers l’étranger et vers la métropole.
L’historien André Nouschi a bien montré que l’expulsion des indigènes vers les zones montagneuses commence bien avant le sénatus-consulte de 1863 et a été accentuée par « le séquestre » des terres après la révolte de 1871. Là, les populations étaient « resserrées » dans des « cantonnements » – les mots utilisés par le général Bugeaud, qui commandait l’armée française en Algérie au milieu du XIXe siècle, décrivent on ne peut mieux « le reflux » organisé vers les zones rurales les plus déshéritées et l’amorce d’une bidonvillisation dans les villes coloniales. La politique d’Israël a abouti au même résultat, resserrant les Palestiniens dans le cantonnement de Gaza après leur expulsion de leur habitat traditionnel.
Pour l’Algérie, Marcel Lesne écrit qu’il s’agissait de « faire le vide ». L’exécution des opérations a été « violente », « brutale ». Il donne des exemples, notant qu’« aucune population éparse n’existe plus dans l’arrondissement de Theniet el Had », où « la misère est presque totale » ; que, dans le secteur de l’Ouarsenis, 33 000 personnes, sur un total de 46 000 (soit sensiblement 72 %), ont été « regroupées ».
Dans les « cantonnements », « on s’entasse à une dizaine de personnes dans une pièce de 10 m2 » ; « parmi 41 centres de regroupement, 35 n’offrent aucun caractère de viabilité » ; ailleurs, « les fellahs sont rassemblés sur une crête exposée au vent » ou installés dans des « zones inondables ». Pour tous, le regroupement signifie « création de bidonvilles » et « clochardisation ».
Le « resserrement » produit aussi « une dislocation des correspondances qui existaient entre le terroir, l’histoire et les structures sociales » ; pire, les systèmes sociaux mis en place pour penser le temps et l’espace s’en trouvent défaits. Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad écriront : « Dans le langage du corps la façon de se tenir, de porter la tête ou de marcher, s’expriment mieux que dans les mots l’égarement et le dépaysement ». D’une certaine façon, « le regroupement » altère « les rythmes temporels qui en sont solidaires et défait au plus profond les principes d’organisation de la vie du groupe et sa force d’intégration ».
Dans ces conditions, la population entre soit dans un abattement et une résignation mortifères, soit dans la disponibilité pour suivre tout mouvement radical ; elle est prête à toute violence. Mais, en 1962, après cent trente années de colonisation, El Djazaïr (Alger) fêtera son indépendance.
Par Christian de Montlibert, sociologue et Tassadit Yacine, anthropologue
Mise à jour le 11.01.24 à 13:19
https://www.humanite.fr/en-debat/colonialisme/la-colonisation-memes-methodes-memes-combats
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