L’universitaire Jérôme Heurtaux déplore le décalage entre les crimes commis dans la bande de Gaza et le « filet d’eau tiède » du débat français et européen. Une réaction est d’autant plus nécessaire, selon lui, que le gouvernement israélien s’abrite derrière des valeurs communes aux démocraties.
Après 100 jours de guerre dans la bande de Gaza, la dévastation de ce territoire et les souffrances de sa population ont atteint des niveaux paroxystiques. Plus de 24 000 personnes ont été tuées, des dizaines de milliers d’autres sont blessées ou portées disparues, et 1,9 million ont été déplacées dans des conditions humanitaires indignes. Au moins un immeuble sur deux a été endommagé ou détruit, l’insécurité alimentaire est généralisée, mais l’aide ne peut être distribuée qu’au compte-gouttes.
En France, et plus largement dans les pays occidentaux, le conflit est devenu un sujet d’actualité parmi d’autres, en dépit de développements judiciaires inédits, comme la poursuite d’Israël par l’Afrique du Sud devant la Cour de justice internationale. Rares sont les responsables politiques ou les grandes voix de la société civile à défendre clairement une stratégie de pressions et de sanctions à l’égard du gouvernement israélien.
Cette « gêne généralisée » est devenue insupportable à Jérôme Heurtaux, maître de conférences en science politique à l’université Paris-Dauphine. « Sans autre légitimité » que d’avoir été sensibilisé, par ses précédents objets de recherche, au « déni collectif des crimes commis », il analyse les causes et les conséquences, désastreuses pour l’idéal démocratique, du silence en cours.
Mediapart : Quelle que soit leur qualification juridique, la gravité des actes de l’armée israélienne n’est plus à démontrer. Pour vous, malgré les manifestations populaires de protestation, la parole publique en France n’est pas à la hauteur…
Jérôme Heurtaux : Il y a quand même des voix qui s’expriment. Mais certaines sont d’emblée disqualifiées par leur origine politique, comme c’est le cas pour les représentants de La France insoumise (LFI), sans cesse renvoyés à leur faute inaugurale du 7 octobre, lorsqu’ils se sont refusés pour la plupart à parler de « terrorisme ». D’autres, comme celles de l’universitaire Didier Fassin, auteur de plusieurs tribunes sur le sujet, ont fait l’objet de vives attaques.
Une gêne pesante a gagné les milieux politiques, médiatiques et académiques, globalement en phase avec la position timorée et inaudible des autorités françaises. Je suis frappé de l’autocensure qui règne parmi nombre de spécialistes de la région, certains étant échaudés du climat pesant qui règne à l’université. Dans la presse dominante et la majorité de la classe politique, on sent un souci de contrebalancer systématiquement ce qui se passe à Gaza par la fameuse évocation du droit d’Israël à se défendre.
Or, sur place, un seuil d’immoralité a été franchi, qui suscite chez moi comme chez beaucoup d’autres une indignation constante, redoublée par la discrétion ou le silence de personnes pourtant bien plus qualifiées que je ne le suis pour évoquer ce conflit. Dans le débat français, l’écart est immense entre le filet d’eau tiède qui s’y déverse et l’évidente infamie du crime commis à Gaza.
Comment expliquer l’espèce de passivité devant ces faits, malgré des manifestations de masse au plus fort des bombardements ?
Il y a bien sûr l’effroi paralysant produit par les attaques du Hamas et de ses alliés le 7 octobre. Je n’ai pas de difficulté à les qualifier de terroristes, mais je n’y vois pas une justification à l’absence d’opposition vigoureuse à ce qui se passe en représailles à Gaza.
En 2003, Jacques Chirac et Dominique de Villepin avaient refusé à juste titre de s’enrôler dans la guerre en Irak, même si celle-ci était en partie menée au nom de la cause antiterroriste, à la suite des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis. Si l’on remonte dans le temps, plus personne n’oserait justifier le massacre de Sétif en Algérie, commis par l’armée française le 8 mai 1945 en représailles d’émeutes ayant causé la mort de colons, au nom du « droit à se défendre ».
Quelle que soit leur qualification historique ou juridique – crime de guerre, contre l’humanité, crime de génocide… –, les crimes commis aujourd’hui par les autorités israéliennes peuvent donc être dénoncés au nom d’une position morale, humaniste. Et l’humanisme n’est pas un antisémitisme ! De la même façon, on peut penser la légitimité de la résistance palestinienne à l’oppression coloniale, tout en condamnant et demandant justice pour les crimes commis par le Hamas le 7 octobre.
Si l’on en reste à une comptabilité macabre, le silence a souvent recouvert bien d’autres crimes, par exemple la guerre du Tigré en Éthiopie, le conflit le plus meurtrier de ce siècle. En quoi le « filet d’eau tiède » actuel est-il particulièrement navrant ?
Si l’on estime que le silence vaudrait complicité, alors il faudrait dénoncer toutes les horreurs de toutes les guerres actuelles, toutes les exactions connues ou supposées, toutes les abjections commises aux quatre coins du globe.
Cette tâche est évidemment impossible à l’échelle individuelle, mais elle est accomplie par une sorte d’heureuse – mais très imparfaite – division internationale du travail, entre victimes, citoyens, juristes, militants, journalistes, chercheurs et intellectuels. Les États, eux, réagissent en fonction de multiples paramètres. Il est évident qu’une partie significative des drames que connaît l’humanité sont cruellement ignorés par les opinions publiques et délaissés par les États et les organisations internationales.
Mais ce qui se passe aujourd’hui dans la bande de Gaza heurte de plein fouet, et de manière singulière, notre confort moral.
Premièrement pour des raisons historiques. L’existence d’Israël a dépendu de la communauté internationale et des Européens notamment. Depuis sa création, les Occidentaux, et notamment la France où vit la deuxième diaspora juive au monde, ont toujours été impliqués dans la région.
Deuxièmement pour des raisons plus contemporaines. L’action militaire israélienne en cours est faite au nom de valeurs que l’on partage : la paix, l’antiterrorisme et la démocratie. Or, celles-ci sont détournées pour couvrir des atteintes massives au droit international et humanitaire.
Comment se traduisent ces détournements ?
Prenons la paix. La guerre menée par Israël est présentée comme de la légitime défense. Mais que devient cette légitimité quand l’opération militaire défensive prend la forme d’une guerre punitive, quand la destruction méthodique de la bande de Gaza évoque Marioupol ou Grozny, et alors que les buts ultimes de la guerre ne sont connus de personne ? La population est foudroyée, soumise à un régime de terreur par la conjugaison de la loi du talion et de la loi du plus fort.
Prenons l’antiterrorisme. On sait quels effets de légitimation cette cause peut avoir dans les sociétés européennes, durement touchées par des attentats très meurtriers ces dernières années. Mais d’où vient cette méthode qui revient à lutter contre le terrorisme en tuant massivement des civils ? Comme l’a dit le député Jean-Louis Bourlanges, qui n’est pas connu pour son radicalisme d’extrême-gauche, la violence du Hamas est inexcusable « mais pas sans cause ». Il faut chercher à comprendre ces causes pour ne pas agir aveuglément.
Prenons enfin la démocratie. Israël en est une sur le plan constitutionnel. Mais le statut démocratique ne justifie pas tout ce qui est fait en son nom, voire il oblige l’État qui le possède et s’en réclame. On a par ailleurs vu des démocraties se fourvoyer dans des conflits : la démocratie états-unienne plus d’une fois, la France en Algérie, etc. En fait, les démocraties qui soutiennent la vengeance israélienne ne font qu’affaiblir l’idée démocratique un peu partout dans le monde. Peut-on, en son nom, accepter que des enfants meurent en masse pour venger la mort d’autres enfants ?
La France ne soutient pas l’Afrique du Sud dans son action à la Cour de justice internationale (CJI) contre Israël, qu’elle accuse de « comportement génocidaire ». Que pensez-vous de cette position ?
Il est dommage que la France n’y soit pas favorable, et encore plus qu’elle n’ait pas été leader d’une telle action, alors qu’elle se prévaut d’être la patrie de la proclamation des droits de l’homme. La CJI est une institution internationale sans couleur politique, c’était une bonne arène à investir, au-delà de ce qu’on pense du gouvernement sud-africain.
À ce propos, j’ai été interpellé par les propos du nouveau ministre des affaires étrangères, Stéphane Séjourné, en réponse à Danièle Obono [députée LFI – ndlr] qui l’interrogeait sur le sujet. « Accuser l’État juif de génocide, c’est franchir un seuil moral », a-t-il dit. La genèse historique d’un État le mettrait donc au-dessus de tout soupçon, davantage que son action concrète. C’est plutôt cette conception qui me paraît relever d’une faute morale !
Le même a ajouté : « On ne peut exploiter la notion de génocide à des fins politiques. » Qu’il aille le dire à Benyamin Nétanyahou ! Le premier ministre israélien ne cesse de faire référence à la Shoah pour justifier sa guerre contre les Palestiniens.
À propos de l’Afrique du Sud, certains rappellent sa complaisance envers Omar el-Béchir, ancien dirigeant soudanais poursuivi pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et un possible génocide. Peut-on éviter l’invocation du droit à géométrie variable ?
L’événement de la CJI peut effectivement contribuer au retour du campisme. Mais la France, comme le fait d’ailleurs la Belgique, pourrait très bien soutenir cette initiative sans tomber dans le giron de la Chine et de la Russie. Il lui suffirait de se positionner selon les principes du droit humanitaire international.
Les pays européens ont d’ailleurs intérêt à nouer un dialogue sur des sujets spécifiques comme celui-ci avec des puissances du « Sud global ». Les occasions ne manquent pas mais ces occasions sont souvent manquées.
Il peut y avoir le sentiment que la clé se trouve de toute façon aux États-Unis. Les États européens et français ont-ils des moyens de pression ?
Certainement. Par exemple, il y aurait plusieurs milliers de soldats binationaux franco-israéliens et de Français volontaires engagés dans l’action militaire à Gaza. Je n’entends aucun débat sur la question, en France, là-dessus. Notre pays accueille l’été prochain les Jeux olympiques, de rares voix posent la question de la participation d’Israël en tant qu’État à la manifestation, mais le sujet ne monte pas.
La France n’a pas l’influence des États-Unis, mais elle entretient des coopérations de divers ordres avec Israël. Des sanctions sont donc possibles. Aujourd’hui, les autorités ne consentent à les évoquer qu’à propos des colons extrémistes de Cisjordanie.
Ce qui manque, c’est la volonté politique, tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle européenne. Mon sentiment, c’est que les autorités font entendre la petite musique de la critique des excès de l’intervention militaire, s’expriment mollement quand on les pousse à le faire, affirment vouloir rechercher un cessez-le-feu tout en laissant l’armée israélienne continuer son action à Gaza.
On sent une gêne généralisée : c’est elle qui m’incite à prendre la parole sans autre légitimité que celle d’un universitaire réagissant à partir de ses domaines de spécialité a priori éloignés du Moyen-Orient. Depuis 25 ans que je travaille sur la Pologne, je suis sensibilisé à l’histoire de la Shoah, aux dynamiques de négation de la participation de nombreux Polonais aux persécutions antisémites, à tout ce qui peut alimenter le refus de savoir.
Depuis douze ans que je travaille sur la Tunisie, je suis également sensibilisé aux exactions du régime de Ben Ali et à la question palestinienne, si importante aux yeux des Tunisiens. Je sais qu’une certaine complaisance à l’égard d’États coupables de dépassements peut alimenter un déni collectif des crimes commis. C’est pour ces raisons que je suis préoccupé par ce que subissent les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie.
Fabien Escalona
22 janvier 2024 à 19h27
https://www.mediapart.fr/journal/international/220124/situation-gaza-en-europe-les-autorites-attendent-que-ca-passe
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