Le 13 janvier 2024, Jérôme Legavre, député LFI-Nupes et militant au POI, intervient au rassemblement « Palestine : Cessez-le feu immédiat ! Levée du blocus de Gaza ! » à Montfermeil (93 Seine-Saint-Denis).
En Algérie, voilà plus d'un an que le journaliste Ihsane El Kadi est en prison. Le patron du journal Maghreb Emergent a été condamné en juin dernier à cinq ans de prison ferme officiellement pour « réception de fonds de l'étranger (...) susceptibles de porter atteinte à la sécurité de l'État ». Pour sa libération, de nombreuses personnalités se mobilisent, comme Annie Ernaux, prix Nobel de littérature. Aujourd'hui, trente personnalités algériennes signent un appel. Parmi elles, le célèbre écrivain Yasmina Khadra.
RFI : Pourquoi avez-vous signé ce dernier appel en faveur d’Ihsane El Kadi ?
Yasmina Khadra : C’est la moindre des choses. Il faut essayer, de temps en temps, de soutenir les gens qui sont dans le désarroi le plus complet. Je ne sais pas ce qu’on lui reproche exactement, mais s’il a été arrêté pour ses idées, ce serait vraiment horrible, parce que quelqu’un qui n’est pas d’accord avec vous n’est pas forcément votre ennemi. Il a seulement une conception du monde qui est différente de la vôtre et c’est tout.
À la tête du média Maghreb émergent, Ihsane El Kadi est l’une des grandes figures de la presse indépendante algérienne. On se souvient qu’il a couvert de très près le mouvement Hirak, qui a fait tomber Abdelaziz Bouteflika en 2019. Pourquoi cet acharnement contre lui, à votre avis ?
Je n’en sais rien, moi. Je ne l’ai pas rencontré, je ne le connaissais pas personnellement, mais je savais ce qu’il faisait et j’avais beaucoup de respect pour son charisme et pour sa droiture en tant que journaliste. Mais vous savez, en Algérie, maintenant, n’importe qui peut être arrêté pour n’importe quoi, c’est ça qui me chagrine, c’est que je ne comprends pas comment un pays qui a traversé tant de déconvenues, tant de misère, tant de guerres, tant d’horreur puisse encore, aujourd’hui, ne pas comprendre où est son salut. Et le salut, c’est dans l'agir et dans la pensée, le salut est dans les idées, il n’est pas dans la répression, il n’est pas dans la tyrannie. Il y a des façons de travailler avec un peuple : ou on l’élève, ou on le dresse. On élève les grandes races et on dresse les espèces. J’espère qu’un jour, on essaiera d’élever ce peuple.
Vous avez cru, d’ailleurs, à une vraie libération en 2019, au moment du mouvement Hirak. Vous avez dit vous-même : « En Algérie, l’heure de vérité a sonné. »
Oui, mais quelle vérité malheureusement ? La vérité, elle est là, aujourd’hui. Ce peuple qui s’est réveillé, je le dis depuis le début, il lui fallait un groupe de personnes ou une personne assez charismatique pour incarner les revendications légitimes d’un peuple, mais c’était juste des marches qui n’étaient pas vraiment bien entourées. Et puis, quand il n’y a pas de discipline dans une marche, il y a des infiltrations, c’est comme ça que le Hirak a été torpillé. Au lieu de chercher à aller vers l’essentiel, c’est-à-dire de libérer l’Algérie de toutes les tyrannies, on a commencé à revendiquer des choses alors que ce n’était pas le moment de les revendiquer – par exemple, le séparatisme, l’islamisme, ou je ne sais quoi. Il fallait d’abord se réapproprier l’Algérie et, après, construire une véritable démocratie capable de faire avancer les choses pour le peuple algérien.
Alors la mise en prison d’Ihsane El Kadi suscite une émotion internationale, des appels à sa libération ont été lancés par de nombreuses personnalités – aux États-Unis, Noam Chomsky, en Grande-Bretagne, Ken Loach, en France…
Il ne faut pas qu’ils interviennent, ces gens-là. Ce n’est pas comme ça qu’ils vont essayer d’intimider l’Algérie. Il faut que les Algériens se prennent en charge, parce qu’il y a des gens qui ne sont pas en odeur de sainteté en Algérie, donc il faut faire très attention. Ce qu’on voudrait, c’est que le président Tebboune puisse nous écouter nous, les Algériens, parce que les hautes sphères algériennes sont tellement susceptibles que, lorsqu’il y a des interventions de certaines personnes ou de certains mouvements ou associations qui ne sont pas tellement appréciés en Algérie, ça peut se retourner contre la personne qu’on essaie de libérer. Donc il faut rester algérien.
Et c’est pour ça, Yasmina Khadra, que vous signez cet appel aux côtés de 29 autres personnalités algériennes…
Parce que c’était dans l’urgence, autrement, il y aurait eu beaucoup d’autres Algériens qui voudraient se joindre à cette liste, mais je crois que c’est suffisant.
Dont, parmi ces personnalités, la grande combattante pour l’indépendance, Louisette Ighilahriz ?
Oui, c’est la référence historique, cette dame. Elle n’est pas seulement la grande combattante, c’est la référence historique. C’est l’une des dernières bannières de la guerre de libération en vie. Sa voix doit compter, elle doit compter par respect pour son charisme, pour son engagement, pour son combat de tous les jours, et c’est comme ça, peut-être, qu’il faudrait assagir les hautes sphères algériennes. Il faut qu’elles reprennent conscience des responsabilités face à l’Histoire et face au peuple algérien.
Et cette année, Yasmina Khadra, c’est l’année de l’élection présidentielle, c’est au mois de décembre prochain, élection à laquelle sera sans doute candidat Abdelmadjid Tebboune. Est-ce que vous espérez un geste de clémence cette année 2024 ?
Moi, je n’aime pas le mot « clémence ». Moi, j’aime plutôt la raison, un geste de raison. La clémence, personne n’est Dieu, on n’est pas là pour attendre, pour quémander la pitié, ou je ne sais quoi. Moi, je veux que les hautes sphères, et surtout le président Tebboune, redeviennent raisonnables. Il a vécu lui aussi tant d’injustice, il a été moqué, il a été écarté, il a été viré, il a été houspillé. À lui, aujourd’hui, de se souvenir de tout ça et de ne pas tomber dans ses propres travers. Il faut qu’il essaie de se libérer lui-même de tout ce qu’il a subi et être président, être dans la raison, être constamment dans la raison. Ce qu’il faut, c’est la raison, la sagesse.
Aujourd’hui encore, Alger ne ménage pas son soutien à certains mouvements rebelles ou indépendantistes, s’attirant les foudres de ses voisins. Une tradition qui remonte aux toutes premières années de la République algérienne.
« Les musulmans vont en pèlerinage à La Mecque, les chrétiens au Vatican, et les mouvements de libération nationale à Alger », disait le leader indépendantiste bissau-guinéen Amílcar Cabral, fondateur du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée-Bissau et des îles du Cap-Vert (PAIGC). Nelson Mandela, quant à lui, déclarait « Algeria is my country » (« l’Algérie est mon pays »). Deux exemples, parmi d’autres, de l’histoire d’amour qui dure entre Alger et les militants révolutionnaires, indépendantistes ou anticolonialistes.
Mais pourquoi l’Algérie, et pourquoi Alger ? Remontons le temps. L’Algérie est la plus ancienne colonie d’Afrique du Nord, et, lorsque la guerre d’indépendance éclate, en 1954, le pays est depuis 124 ans administré par les Français. Si, dans l’ancienne métropole, les manuels scolaires en sont tardivement venus à parler de la « guerre d’Algérie », les ex-colonisés, eux, parlent de « révolution algérienne ». Cette divergence sémantique est lourde de sens : pour les
Mohammed Harbi à la manœuvre
Après 1962 et l’indépendance, cette conviction ne se démentira plus. Elle sera même gravée dans le marbre par les plus hautes institutions de l’État. « L’Algérie devient, en 1962, une république révolutionnaire. Elle se dote d’un État qui prend le titre de “République algérienne populaire et démocratique”. Sa devise est “Par le peuple et pour le peuple”. Elle est dirigée par une Assemblée nationale populaire (ANP), élue en 1962 », résume l’historien Pierre Vermeren dans son Histoire de l’Algérie contemporaine.
De nouveau, le vocabulaire s’inspire de celui de la révolution communiste et des pays socialistes. En 1962, la guerre froide qui oppose les deux blocs, dirigés respectivement par les États-Unis et par l’Union soviétique, est particulièrement intense. Et ce caractère révolutionnaire, les Algériens l’assument et le revendiquent. Ahmed Ben Bella, le premier président l’Algérie indépendante, nomme d’ailleurs comme idéologue de la République arabe l’historien Mohammed Harbi. Trotskiste convaincu, ce dernier estime qu’une révolution se doit d’être internationaliste.
Mohammed Harbi nourrit donc la doctrine du jeune État révolutionnaire algérien. Après l’éviction de l’avocat Jacques Vergès, il est chargé de coordonner la revue Révolution africaine, créée en 1963, et qui, à l’exemple de la Pravdaen URSS, est la porte-parole officielle du FLN. Cette publication soutient également tous les mouvements anticolonialistes, et ce dans la logique de la Charte de Tripoli, rédigée en 1962, qui stipule : « La guerre de libération menée victorieusement par le peuple algérien redonne à l’Algérie sa souveraineté nationale et son indépendance. Le combat n’est pas pour autant achevé. Il est appelé, au contraire, à se poursuivre afin d’étendre et de consolider les conquêtes de la lutte armée par l’édification révolutionnaire de l’État et de la société. »
Che Guevara à Alger
Deux ans plus tard, la Charte d’Alger apparaît comme une piqûre de rappel. « La nature du pouvoir révolutionnaire est d’être le défenseur des intérêts des couches laborieuses qui constituent ses assises sociales, c’est pourquoi il ne peut manquer de se heurter aux couches privilégiées », peut-on y lire. La lutte des classes marxiste est à peine sous-entendue. La nouvelle Constitution algérienne, plébiscitée à 99% en 1976, ne parle pas d’autre chose dans son article 19 lorsqu’elle évoque la « révolution culturelle ».
De 1962 à 1974, et en toute logique, Alger devient, comme le dit Mohamed Ben Slama en 2017 dans son documentaire, « la Mecque des révolutionnaires ». Elle accueille et finance tous les partis indépendantistes de la planète, et pas seulement ceux qui sont issus de pays du Tiers Monde, puisque l’on y retrouve l’IRA (l’Armée républicaine irlandaise) ou un obscur MPAIAC (Mouvement pour l’autodétermination et l’indépendance de l’archipel canarien), que dirige Antonio Cubillo. Ou encore le Front de libération de la Bretagne et le Front de libération du Québec.
Mais la première personnalité à rendre hommage au caractère révolutionnaire de l’Algérie aura sans doute été Ernesto Che Guevara. En 1963, ce trotskyste pabliste naturalisé cubain fait une visite à Alger pour participer aux commémorations du premier anniversaire de l’indépendance. À bien des égards, on peut évoquer un axe révolutionnaire La Havane-Alger puisque, un an plus tôt, le président Ben Bella avait fait le déplacement à Cuba, alors sous embargo américain, bravant les réticences de la Maison-Blanche. Lorsque, la même année, éclate la guerre des Sables entre le Maroc et l’Algérie à propos d’une frontière coloniale mal tracée, Fidel Castro prête main-forte aux Algériens en dépêchant hommes et matériels.
Che Guevara revient à Alger en février 1965. Il est accueilli avec tous les honneurs. À cette occasion, il prononce son célèbre discours au IIe Séminaire économique de solidarité afro-asiatique. « Nous ne pouvons rester indifférents devant ce qui se passe ailleurs dans le monde, car toute victoire d’un pays sur l’impérialisme est une victoire pour nous, de même que toute défaite d’une nation est défaite pour nous. La pratique de l’internationalisme prolétarien n’est pas seulement un devoir pour les peuples qui luttent pour un avenir meilleur, c’est aussi une nécessité inéluctable », lance-t-il à l’Assemblée. Ces mots résument l’état d’esprit du « Che ». Et Alger, qui les apprécie, lui renvoie l’ascenseur. La municipalité donne ainsi son nom à un boulevard du front de mer.
Des Black Panthers aux opposants à Hassan II
La capitale algérienne ne borne pas à être une simple base arrière du militantisme marxiste sud-africain. Dans les années 1960, Alger ne tarde pas à faire sienne la lutte palestinienne. Des milliers d’étudiants palestiniens ou des fedayin s’y installent, et la ville soutient activement le Fatah, puis l’OLP de Yasser Arafat. Alger devient également un havre pour les mouvements qui luttent en faveur des droits civiques aux États-Unis. À commencer par les Black Panthers, mis à l’index par Washington à la suite des émeutes raciales de 1967. C’est dans ce contexte qu’Eldridge et Kathleen Cleaver, deux membres éminents du mouvement, gagnent Alger, où, financés par le gouvernement algérien, ils créent le premier bureau international du Black Panther Party. Ils y côtoient Stokely Carmichael, un autre militant africain-américain, qui n’hésite pas à assurer, à propos de sa ville d’adoption : « Je suis enfin dans la mère-patrie. »
« Mais l’apothéose de cette phase tiers-mondialiste et internationale est peut-être le Festival culturel panafricain d’Alger (Panaf), organisé en juillet 1969 pour fêter le septième anniversaire de la révolution, et qui érige Alger en capitale de l’Afrique et du panafricanisme. C’est l’anti-commémoration du centenaire de l’Algérie française trente-neuf ans auparavant », rappelle à juste titre Pierre Vermeren.
C’est enfin à Alger que la gauche marocaine, opposante au roi Hassan II, trouve asile à la même période. Mehdi Ben Barka s’était d’ailleurs fermement opposé à la guerre des Sables, en 1963. Une tradition qui perdure d’une certaine manière aujourd’hui, puisque Alger continue à soutenir plus ou moins ouvertement les mouvements sahraouis ou sahéliens. Comme si tourner le dos à ce passé révolutionnaire revenait à renoncer à un pan de son identité national .
Il s’appelle Alain… de loin on dirait Finkielkraut. Essayiste et sophiste qui a toujours manqué de respect pour les femmes soumises ou conquises par l’Islam. Il vient de publier une sorte de récit : je vous restitue sa perle à la lettre : «
L’amour relève de l’emprise et cette emprise est une bénédiction. Aimer, c’est être dominé, subjugué, assujetti. Aimer c’est passer après ».
C’est avec un chouïa d’ironie que j’ai eu souvent droit à une question bien réfléchie : Pourquoi l’Algérie ?
Qu’est-ce qui justifie ma prédilection pour un pays qui n’est pas le mien mais que je m’approprie sans le moindre souci ? Je vais y répondre sans parcimonie.
Je me confie à toi, Camus, à Lourmarin, dans ce minuscule village de Méditerranée suspendu entre les champs de lavande et le cri incessant des grillons ; ici où le sel de mer et le miel du raisin et des cerises continuent, malgré le cœur froid des hommes, de répandre leur ivresse sur ta tombe et sur cette terre qu’auraient aimée Nietzsche, Dionysos et Ulysse.
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En apparence, nous ne sommes pas faits de la même laine, mais quand je consulte les pages de ton histoire, j’y trouve d’amples ressemblances entre nos blessures et nos frissons. Le mutisme de ta mère, tes origines sociales, tes déchirements, tes doutes et ta plume plantée dans les plaies des peuples résonnent en moi comme autant de cantiques à écouter quand je suis en proie au doute et au découragement.
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Je suis né, un peu comme toi, sur l’autre versant de l’Histoire, sous un ciel heureux et un soleil plus grand que les flammes de l’enfer, presque vingt ans après ton accident qui a mis fin à ta quête de justice. J’ai goûté à la misère de la Kabylie et mes ancêtres, sous le joug français et d’autres colons, ont vécu demi-vêtus, ne mangeant jamais à leur faim que des glands et des racines. Je suis tombé dans une Algérie paradoxalement libre, arabe au détriment de la berbère, islamique dans ses fondations et stalinienne de façade. Elle a chassé les pieds-noirs et accueilli à bras déployés le Che et Mandela, les porteurs de valises et les pieds-rouges ; laquelle, au bout du compte, a désenchanté le peuple et trahi le serment des maquis. La « Mecque des révolutionnaires » s’est transformée en sanctuaire de corrompus. « Vos ennemis de demain, écrit dans son journal ton ami Feraoun, seront pires que ceux d’hier. » Le dictateur au regard glacial, Boumédiène, est mort quelques semaines après ma naissance et les ayatollahs ont pris le pouvoir en Iran, diffusant, avec leurs concurrents les Frères musulmans, l’obscurantisme. Les ruses de l’Histoire ont déréglé alors la boussole du monde et le destin de l’humanité a chaviré dans un chaos de petits récits et de dangereuses aventures. L’Amérique, après avoir libéré l’Europe, est devenue le flic du monde. Ses billets verts, ses armes, sa technologie et sa culture impriment désormais nos gestes, nos habitudes et nos pensées. L’anglais est devenu la langue dominante, l’économique a supplanté le politique, les États sont remplacés par les start-up, le citoyen par un homme-machine.
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Si je me confie à toi, Camus, c’est pour te livrer mes déceptions et mes angoisses. Je suis certain qu’avec ton cœur nord-africain et ta tête latine, tu comprendras le sens de ma quête, même si je ne m’identifie aucunement à l’Arabe qu’a tué Meursault dans l’une de tes œuvres. Tu symbolises, cependant, beaucoup de choses aux yeux des damnés de la terre. Tu inspires les proscrits d’hier et de demain, les enfants chassés par les chiens, les pigeons fauchés pour rien, les sans-nation, les nomades du désert et les gitans. Tu incarnes tout : la dépossession des peuples, les malentendus entre les rives d’une même mer, le complexe du colonisé comme celui du colonisateur, la morale et la probité, l’esprit des lois, la chaleur de l’âme qui manque tant aux penseurs du Nord, le quartier de Belcourt et l’amour du football, les ruines de Tipaza et le Panthéon, de Gaulle et le FLN, Jean Moulin et le colonel Amirouche, Mauriac et Amrouche, le combat contre la peine de mort et pour la liberté.
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Comment utiliser ton legs, si pénétrant de vérité et de révolte, pour empêcher le monde de se défaire? Les hurleurs des pupitres dorés, les derviches des rédactions et autres petits marquis poudrés participent à la marche boiteuse du monde. Il y a dans leurs analyses le réflexe de la meute et la paresse du loir. Ils ne se revendiquent du camp du bien que pour y asseoir le temple de leur Raison. Ils n’aiment ouvrir la bouche que sous les feux des projecteurs. Ils ne prennent position qu’après avoir sondé l’auditoire. Ils ne défendent un simulacre de justice qu’en chuchotant. Ils ne veulent pas perturber la mer qui dort car toute vague qu’ils soulèvent risque d’emporter leurs intérêts. Ils évitent de heurter et ils cherchent à plaire car le masque protège mieux que la peau. Ils n’observent pas le monde comme il est, mais ils le regardent avec des lunettes déformantes. Je le dis avec gravité : ils ne pensent pas bien, mais de travers. Ils ont le don de taire le vrai et de propager le mensonge.
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La gauche de Jaurès et de Proudhon agonise sur les quais de la Seine. Les prolétaires sont oubliés dans les usines et les paysans se suicident dans les campagnes. Sartre, dur avec toi, était aveuglé par Staline. Les vaches soviétiques, a-t-il pensé un jour, donneraient plus de lait que les américaines. Quand l’idéologie remplace la raison, l’intellectuel se ferme au doute et plonge dans un océan de boue et de certitudes.
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Le monde tourne mal et il y a partout des guerres et des haines. Ici comme ailleurs prospère la violence, avec la bénédiction d’une certaine élite. Mais la gauche ferme les yeux et danse sur le cadavre du communisme. Mai 68 a été une étrange révolution, le capitalisme l’a irriguée à l’eau de rose. En libérant les mœurs, il a asservi dans le même temps la femme et l’ouvrier. Il a fait tomber la barrière qui séparait la gauche de la droite et créé un bazar nommé « No limit, no border ». La nuit de noces entre le libéral et le libertaire a été célébrée à Paris, à Berlin, à Londres, à Tokyo et partout ailleurs. Le sociétal a ensorcelé le social, le « libertisme » a tué l’égalité, le prolétaire a disparu de la scène publique, remplacé par des communautaristes de tout acabit. Mitterrand a fabriqué dans son laboratoire SOS Racisme. Des beurs, des Noirs et des juifs jouaient alors un triste folklore : ils brandissaient des petites mains jaunes, calquées sans doute sur l’étoile de David des camps nazis.
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Je suis comme toi déchiré entre ma mère et la justice, entre l’exil et le royaume, entre la foi et la méfiance. Je suis comme toi aussi un homme déçu des grandes causes, toujours placé du côté du cœur malgré lui et malgré moi, témoin d’une époque agitée, violente et sans saveur. Avec mes petits moyens, mes longs délires et mes mots mis en musique, je brandis tant mal que bien l’« éthique de conviction », je doute des vérités révélées et des axiomes révélant l’unique destin tragique des êtres. Mon ennemi, c’est l’homme froid, la haine qu’il engendre et qu’il sème sur les routes. Je me révolte chaque fois qu’il abandonne les vieux et les malades dans les asiles, les enfants et les femmes sur les quais de l’Histoire.
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L’homme de notre temps n’a ni apesanteur ni ancrage, il flotte au gré des orages et suit la danse des drapeaux et des loups. Où sont donc ses racines? Où est sa terre? Où est sa mission ? Comme une plante arrachée au sol, il vivote, il est pâle, il n’a plus de jus, il se fane et se meurt de solitude. Si l’Africain, comme on l’a orgueilleusement déclaré à Dakar, n’est pas entré dans l’Histoire, l’humain en sortira la queue basse. L’homme nouveau, le synthétique, le tactile, le désaffilié, le sans-partie-ni-origines, le remplacera. Il effacera les cultures, les arts, les nuances et les accents.
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Le monde est devenu fou, l’avenir n’est pas sûr, aide-nous, Camus, à fuir avant que n’arrive la grande catastrophe. La religion de l’économie, cette prédatrice à la mâchoire acérée, ne lâchera pas l’homme. La fin de la géographie est imminente. Nous sommes déjà coincés entre le capitalisme sauvage et l’islamisme. Demain aura lieu le choc des barbaries. Les nouveaux vandales auront notre place : ils se ligueront contre nous et nous serons éjectés du cours des événements. Nous ne serons plus des citoyens, nous serons remplacés par des croyants-consommateurs. Nous n’aurons ni droits ni services, nous n’aurons que des devoirs. Nous consommerons et nous nous agenouillerons. Les corvées seront nos loisirs. Le jour sera la nuit. La paix sera la guerre.
Dans ma larme s’étend l’injuste addition que m’impose l’éloignement et que je règle de mes pleurs d’apatride à l’émotivité déchue. Ma larme renferme la broche kabyle de ma mère, le henné qui fleurait sa main et une pierre de ma maison criblée des traces de mes rires et de mes chroniques d’enfant cédées à la confiance close de mon pacte avec de tristes avantages. J’ai dans ma larme quelques gouttes de la pluie qui tombe sur Alger et un peu des soupirs des justes râlants sur la hampe de son drapeau brûlé. J’ouvre ma larme comme on ouvre sa valise et Alger s’ouvre devant moi à son tour tel un éventail d’expressions exquises. Beaucoup de sensations pour des yeux surets et discrets qui surgissent du passé, pellucides et muets devant la sensualité sacrée.
Alger flotte sur la mer comme un flocon de neige éternel. Qui l’imagine aux temps arabe, turc et français, la verrait à chaque fois émerger blanche et innocente des orgies des conquérants qui ont tenté de l’auréoler de couleurs sales. La blanche, car au matin céleste, elle s’ouvre discrètement dans une nudité laiteuse qui apaise les crochets de la douleur et de la faim comme l’exige le burnous blanc de nos ancêtres. Infiniment blanche parce qu’on lui succombe facilement tels des soupirants forbans dont les yeux s’ouvrent à faire ventre des contours d’une vierge aimante mais tenace à demeurer chaste indéfiniment.
Alger des crépuscules écarlates aspergés de délires célestes. Alger de ma mer bleue d’où émanent les vagues en houles halées par le vent jusqu’aux premières lueurs des aubes qui augurent quelques fois le tragique quand le crime se prépare au tournemain de la nuit aux yeux dardant. Alger, jouvencelle timide née de l’humilité des berbères Beni-Mezghena, finement ciselée de vers si précis, si simples et si limpides qu’ils éclairent les abysses terrestres et les profondeurs du ciel. Lorsque l’on arrive vers elle, par la mer ou par les routes, elle dévoile ses panneaux et fait pivoter les regards encaissant les frets poignants des départs. Elle descend de la basilique de Notre-Dame d’Afrique qui crâne sur le mont qui fait son dessus jusqu’au port où fourmillent les pas hagards des exilés aux illusions fichues.
Bonjour Miramar, bonjour Franco et Bains-romains. Bonjour Beau Fraisier, Bouzeréah, Climat de France, El Biar et les Tagarins. Bonjour boulevards des vitrines, des rencontres et du prêt-à-porter. Bonjour front de mer des randonnées nocturnes. Bonjour Hydra des dobermans et des golden boys en herbes ; bonjour le Golf, quartiers des gouvernants et des clans qui hébergent les sympathies suspectes des sacripants qui s’épuisent en activités douteuses.
Bonjour Bab Ejdid, Soustara et Bab El Oued, hauts lieux des révoltés d’octobre. Je vous salue quartiers des enfants terribles, des salaires indécents et des défis où la noblesse est toujours mise à contribution. Bonjour foyers où flottent les odeurs de chez nous, les arômes de l’encens, du cumin, du poivre rouge, des merguez cuites dans de petits braseros des rues pavées. Salut à toi Casbah, aquarelle à la fois libre et complète, redoublant d’éclat sous la clameur du zénith. Citadelle indomptable du kabyle Sidi Mohamed Cherif, saint aux deux tombeaux et des artistes aux ascendants combatifs. Tes requêtes et ta précellence se livrent à l'œil de l'amoureux éprouvé comme une graine d’anis qui parfume le pain. Tu secoues de souvenirs d'émeraudes la mémoire du kabyle que je suis dont l'aïeul à probablement péri sous le fouet turc en pétrifiant le ciment ottoman. Ce n’est pas au jour levé qu’Alger fait connaissance avec le soleil, il cabote ses côtes depuis que la pierre est pierre, depuis que le jasmin est jasmin. Il ne la quitte jamais. Il la couvre de vie, d’espoir et de certitudes. Il irrigue ses toits, ses versants et ses faubourgs. Ses rayons arrosent ses jardins, ses criques et collines.
Alger et le soleil, deux éléments d’un couple qui brûlent l’un pour l’autre et leur flamme incendie la charge des solitudes à la manière des vieux amants qui partagent leur idylle avec les rhapsodes qui aiment à se tenir en faction au premier rayon du soleil quand il apparaît entre les cimes des monts. Je voudrai tellement écorcher mes inquiétudes et dépouiller le silence de ce qu’il a de cruel. Je regarde venir à moi les mots ambrés de mes étreintes et je les vois séducteurs telles des ombres frémissantes d’une surprenante affection. Heureux l’errant que l’on croit fou parce qu’il n’est allé nulle part, il répercute ses blessures dans les alvéoles de la ville blanche sans craindre le murmure violent de l’oubli.
Quoique l’histoire l’ait faite, Alger la belle la rebelle reprend à chaque fois son bruit d’amour élevé de ses crêtes, heureuse de concéder des droits à l’expression du souffle chaud des résistants. Son souvenir crépite comme un feu dans un Karoun, il fait reculer le liquide des nuits froides et fait plier l’ennui. Préau des cultures et des inspirations, elle recueille dans son panthéon les insurgés et les intraitables ouvriers de la mémoire prompts à relever sa dignité mille fois poissée par les dealers de la chose politique.
Alger la berbère contrainte à naviguer entre le liquide de la gloire et celui du vaudevillesque. Elle n’a nul besoin des diplomates faquins rompus et corrompus, habiles mais inutiles ; elle se fout des fourbes religieux qui se font élire tribuns ; elle se fout des hâbleurs félons qui se plaisent à pester dans d’éprouvantes campagnes électorales ; elle se fout des militaires indus élus qui n’ont jamais connus ses rues secrètes et les arrière-salles des cafés banlieusards ; elle se fatigue d’être la capitale des cultures qui l’oppriment. La brise de ses poètes lui suffit, elle fait son sourire dansant qui éblouit et luit au bout de ses nuits comme une vierge aux lèvres humectées de Souak.
"Les mots ont un sens, accuser l'État juif de génocide, c'est franchir un seuil moral." Le ministre des Affaires étrangères, Stéphane Séjourné, affirme que la France ne soutiendra pas les accusations portées par l'Afrique du Sud contre Israël devant la Cour internationale de Justice, comme le demandait Danièle Obono (LFI).
À Oran, Bejaïa, Alger mais aussi Marseille et Paris, dix jeunes Algériens et Algériennes témoignent et se racontent au micro de Leïla Beratto. Leur génération se livre sur l’héritage de cette Algérie post-indépendance et leurs liens avec la France. La deuxième saison du podcast "Sauce Algérienne" pour Spotify a été écrite, enregistrée et produite des deux côtés de la Méditerranée.
Il n’est pas inutile de rappeler que la colonisation française a utilisé, bien avant Israël, les mêmes méthodes avec des moyens identiques. On peut être amené à penser d’ailleurs que les drames d’aujourd’hui servent à banaliser ceux d’hier et à déculpabiliser leurs auteurs.
Un article rédigé dans les années 1960 et publié en 1962 dans les Annales de géographie
par Marcel Lesne et un livre de Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, le Déracinement, adossé à des enquêtes menées, elles aussi, dans les années 1960, publiées par les éditions de Minuit en 1964, montrent on ne peut mieux qu’il suffit de changer les noms algériens et les nombres de personnes concernées pour avoir l’histoire de l’expansion territoriale d’Israël.
Ces textes décrivent la situation pendant les opérations militaires en Algérie et non, comme on pourrait le croire, la situation actuelle à Gaza (reste que les armes de l’époque étaient moins puissantes que celles d’aujourd’hui). Ils abordent l’expulsion progressive des Algériens de leurs terres comme cela s’est reproduit avec l’expulsion des Palestiniens vers des regroupements très localisés mais aussi vers les pays arabes voisins et vers les pays d’Europe occidentale.
Mieux leur « resserrement » dans la bande de Gaza, où ils sont « cantonnés », s’avère identique à ce qui s’est passé en Algérie. Ensuite, la misère est le lot de tous et de toutes dans les zones regroupées. Enfin, la désorganisation atteint en profondeur et sur le très long terme les individus « resserrés ». Il ne faut pas perdre de vue le traumatisme et ses effets (il se transmet sur plusieurs générations), dont on peut penser qu’il existe aussi en Palestine.
Comme on le sait, très tôt l’armée française a eu comme consignes d’« expulser » les tribus des terres les plus fertiles, de brûler leurs oliviers et d’abattre leur bétail. On assiste en Algérie, écrivait Marcel Lesne, à « un déplacement de population le plus important de l’histoire », d’abord vers des zones plus arides, mais aussi vers les villes, vers l’étranger et vers la métropole.
L’historien André Nouschi a bien montré que l’expulsion des indigènes vers les zones montagneuses commence bien avant le sénatus-consulte de 1863 et a été accentuée par « le séquestre » des terres après la révolte de 1871. Là, les populations étaient « resserrées » dans des « cantonnements » – les mots utilisés par le général Bugeaud, qui commandait l’armée française en Algérie au milieu du XIXe siècle, décrivent on ne peut mieux « le reflux » organisé vers les zones rurales les plus déshéritées et l’amorce d’une bidonvillisation dans les villes coloniales. La politique d’Israël a abouti au même résultat, resserrant les Palestiniens dans le cantonnement de Gaza après leur expulsion de leur habitat traditionnel.
Pour l’Algérie, Marcel Lesne écrit qu’il s’agissait de « faire le vide ». L’exécution des opérations a été « violente », « brutale ». Il donne des exemples, notant qu’« aucune population éparse n’existe plus dans l’arrondissement de Theniet el Had », où « la misère est presque totale » ; que, dans le secteur de l’Ouarsenis, 33 000 personnes, sur un total de 46 000 (soit sensiblement 72 %), ont été « regroupées ».
Dans les « cantonnements », « on s’entasse à une dizaine de personnes dans une pièce de 10 m2 » ; « parmi 41 centres de regroupement, 35 n’offrent aucun caractère de viabilité » ; ailleurs, « les fellahs sont rassemblés sur une crête exposée au vent » ou installés dans des « zones inondables ». Pour tous, le regroupement signifie « création de bidonvilles » et « clochardisation ».
Le « resserrement » produit aussi « une dislocation des correspondances qui existaient entre le terroir, l’histoire et les structures sociales » ; pire, les systèmes sociaux mis en place pour penser le temps et l’espace s’en trouvent défaits. Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad écriront : « Dans le langage du corps la façon de se tenir, de porter la tête ou de marcher, s’expriment mieux que dans les mots l’égarement et le dépaysement ». D’une certaine façon, « le regroupement » altère « les rythmes temporels qui en sont solidaires et défait au plus profond les principes d’organisation de la vie du groupe et sa force d’intégration ».
Dans ces conditions, la population entre soit dans un abattement et une résignation mortifères, soit dans la disponibilité pour suivre tout mouvement radical ; elle est prête à toute violence. Mais, en 1962, après cent trente années de colonisation, El Djazaïr (Alger) fêtera son indépendance.
Par Christian de Montlibert, sociologue et Tassadit Yacine, anthropologue
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