CITÉ ASSIÉGÉE De janvier à octobre, Français et nationalistes s’opposent pour le contrôle de la métropole. Paul-Alain Léger infltre les réseaux de la Zone autonome d’Alger, multiplie les retournements afn de déclencher une guerre civile au sein des maquis.
La «Bleuite», mal mortel
du FLN Début 1957, une vague d’attentats frappe Alger et ses alentours. Pour y mettre fn, un subordonné de Massu va employer une méthode peu orthodoxe, qui fera des ravages dans les rangs des indépendantistes… par Jean-paul Mari
Quand Hani, souriant, a poussé la porte du PC de la villa au 7, chemin Vidal à El Biar, le capitaine Paul-Alain Léger, officier des services de renseignements français, a lâché un grand soupir de soulagement. Ce 13 novembre 1957, voilà trois jours que Hani est monté au maquis avec mission d’assurer le contact avec la wilaya III de Kabylie. Face au terrible colonel Amirouche, il devait se faire passer pour un combattant fidèle au FLN – ce qu’il n’était plus – et, surtout, pour le chef de l’organisation rebelle à Alger. Trois jours d’absence pendant lesquelles son capitaine s’est fait un sang d’encre, persuadé qu’il avait envoyé l’un de ses meilleurs éléments à la mort. Mais quand l’émissaire lui tend la lettre remise par le maquis, Léger ne peut s’empêcher d’éclater de rire. Surchargé de signatures authentiques et de cachets offciels du FLN, le document disait : « Le porteur de cet ordre de mission est habilité, au nom de la wilaya III, de représenter l’armée et le Front de libération nationale au sein
LÂCHÉS DANS ALGER Le 7 janvier 1957, Robert Lacoste confe tous les pouvoirs de police à la 10e division parachutiste du général Massu (au centre) pour mettre fn au cycle de violence dans la préfecture. Le capitaine Léger (à droite) va monter une opération d’infltration, qui deviendra un modèle du genre.
de la Zone autonome d’Alger.» Le Front pousse même le soin à mettre à disposition un important lot d’armes, des pistolets-mitrailleurs tchèques, des pistolets automatiques et quelques caisses de grenades ! En clair, Hani, c’est-à-dire par procuration le capitaine Léger, est nommé à la tête de l’organisation rebelle du Grand Alger et succède au chef des poseurs de bombes, Yacef Saadi, récemment arrêté. Et c’est Léger, un militaire français, qui est chargé désormais de mettre Alger, la capitale, à feu et à sang. Une lourde tâche ! Le résultat, spectaculaire, n’est pourtant qu’un des épisodes de la plus grande
DERNIERS VERRES Les terrasses des nombreux cafés fréquentés par les Européens deviennent un théâtre de guerre : les attaques à la grenade se multiplient, la population gronde, il faut agir…
opération de désinformation, d’infltration et de manipulation menée par les services de renseignements français contre le FLN algérien : la « Bleuite ». On a beau fouiller les archives offcielles et les images de l’époque, on ne trouve rien de cette guerre secrète. Le dossier est tabou. La bataille d’Alger a duré quelques mois et l’Histoire l’a consacrée ; la « Bleuite », elle, a duré deux ans, et personne ne veut en parler, ni la France, qui l’a menée avec succès, ni l’Algérie, qui en a payé le prix du sang. Rarement une affaire aussi sophistiquée aura reposé sur les épaules d’un seul homme: Paul-Alain Léger, militaire par idéal, un homme et un parcours hors du commun. Février 1946 : la France est en paix, mais l’Indochine brûle. Le lieutenant Léger découvre la guerre révolutionnaire, un ennemi invisible qui pratique la guerre psychologique, sait frapper sans se montrer et se moque bien des grandes opérations de ratissage qui ne rencontrent que le vide des rizières. Écœuré, il voit ses camarades tomber et constate l’impuissance de la trop conventionnelle armée française. Lui préfère travailler seul, se fait parachuter sur l’île de Cù Lao Ré, face aux côtes ennemies, transforme les simples pêcheurs en redoutables guerriers et retourne les prisonniers du Viêt-minh, dont il fait ses plus fdèles alliés. Avec eux, il va multiplier les coups de main et surtout les coups tordus. Diên Biên Phu tombe et la France quitte l’Indochine. Mais, en huit ans de contreEuropéennes, elles dévastent les cafés et les grands glaciers. Attentats au Milk Bar, au Coq hardi, au Tantonville, au Casino de la Corniche, partout du verre, du sang et des corps brisés. La population est en colère, la presse parisienne s’indigne, le gouvernement vacille. Le 7 janvier 1957, 8000 paras de la 10e division parachutiste du général Massu entrent dans la ville. Le gouvernement lui a donné les pleins pouvoirs et une mission : arrêter le bain de sang. On connaît la suite sous le nom de «bataille d’Alger ». 24 000 suspects arrêtés, 3 000 disparus ; l’armée fait la police, se salit les mains, mais réduit le FLN au silence. Simple répit. Yacef Saadi est toujours là, bien à l’abri dans la casbah, et se fait photographier, s o u r i a n t , e n t o u r é d e s e s j e u n e s poseuses de bombes. À l’état-major, quand on se demande quel est l’expert en contre-guérilla, celui qui sait, qui peut, un nom, un seul, revient toujours: le capitaine Léger. Quand il arrive à Alger, lui, né au Maroc, se sent dans son élément. Comme à son habitude, il agit seul, même s’il est placé sous les ordres du colonel Godard, qui lui laisse les rênes longues. Léger commence par créer le Bureau de renseignements et d’exploitation et fouille les prisons en
«VOUS VOUS ÊTES BIEN BATTUS, VOUS AVEZ PERDU. IL FAUT EN FINIR AVEC LE TERRORISME»
guérilla, Léger a tout appris du Viêtminh de l’art de la guerre psychologique. À 36 ans, le maître de guerre a désormais ses armes favorites et sa méthode. Alger, hiver 1956-1957. Les bombes du FLN ravagent la capitale. Posées par des jeunes Algériennes déguisées en quête de combattants du FLN à retourner. Son sens aigu de la psychologie, son magnétisme, sa force de conviction font le reste. Son discours est simple : «Vous vous êtes bien battus, vous avez perdu. Nous sommes tous français. Vous voulez une Algérie nouvelle,
construisons-la ensemble. Mais d’abord, il faut en fnir avec le terrorisme. » Le jeune offcier est convaincu de ce qu’il dit, et les militants du FLN le sont aussi. Jamais ils ne le trahiront. En quelques semaines, Léger constitue son équipe de « bleus », du nom de leur « uniforme », ces bleus de chauffe très à la mode dans la casbah. Et il lance sa première bataille.
Opération «Déstabilisation»
cool, pas de radio, pas de jeu de dominos, l’interdit assure le contrôle social et on tranche au rasoir les lèvres, le nez et les oreilles des récalcitrants. Le capitaine Léger prend un gros risque. Avec lui, il n’a que deux militaires français, Barjoux, dit « Dédé le Blond », tireur d’élite, et Abdelhamid, dit « Surcouf», un colosse, ancien d’Indochine, ange gardien de son capitaine et terreur du FLN. Tous les autres sont d’anciens combattants retournés du FLN. Parmi eux, Alilou, ancien agent de liaison de gnés par Alilou. Rapidement, tous renseignent et travaillent pour lui. Et ce sont les chefs du FLN qui doivent se terrer dans des repaires, investis l’un après l’autre.
Opération «Infltration»
Été 1957: Dans sa villa d’El Biar, Léger scrute sa nouvelle recrue, Ouria, une jeune femme brune, vive et déterminée. Entre le capitaine et elle, le courant
Ce matin, il fait déjà très chaud. Un petit groupe d’hommes en bleu de travail, mitraillette Mat 49 sous la blouse, pénètre au cœur de la casbah, le bastion du FLN. Rues étroites, murs sans fenêtre et passages secrets, les soldats français ne s’y risquent jamais. Les «groupes de choc» du FLN font régner la loi du Front. Pas de tabac, pas d’al-
A e r Archives Jeune Afrique-
BERNÉ Le colonel Amirouche, responsable de la wilaya III et surnommé « le Loup de l’Akfadou », sera la cible de Léger. Il fera torturer nombre de ses subordonnés, avant d’être tué en 1959. TOMBÉ Yacef Saadi, chef de l’organisation militaire du FLN à Alger, est arrêté le 24 septembre 1957 grâce aux renseignements recueillis par Léger. S’appuyant sur les malfrats de la casbah, il fait de la vieille ville un bastion indépendantiste. Condamné à mort, il sera sauvé par les appels à la grâce de Germaine Tillion.
Yacef Saadi, né dans la casbah. En entrant dans un café maure, Alilou, reconnu et accueilli à bras ouverts par le patron, lui demande d’allumer la radio. L’autre écarquille les yeux : « Mais… c’est interdit par le Front ! » Une paire de gifes clôt le débat. Alilou désigne Léger : « Désormais, c’est lui qui commande. » Quelques heures plus tard, dans tous les cafés visités, les clients fument, écoutent de la musique et font claquer leurs dominos. Le FLN a perdu la face. Léger fait arrêter tous les caïds des « groupes de choc » désipasse immédiatement: «Léger était un combattant. Un homme autoritaire, mais très droit, qui savait ce qu’il voulait et l’obtenait », rappelle Ouria, octogénaire aujourd’hui. Proche du FLN, elle ne supporte pas les attentats aveugles: «Je leur en voulais pour tous ces morts innocents. » Ouria la Brune sera le meilleur agent du capitaine, qui lui organise une arrestation et une évasion spectaculaire pour faire d’elle une héroïne que le FLN s’empresse de mettre à l’abri dans un de ses bordels de la casbah, rue de la Mer-Rouge.
Ouria réussit à s’infiltrer dans l’équipe des messagers de Yacef Saadi qui font la navette entre la ville et la casbah. En remettant son courrier au dernier messager, munie d’un bout de craie, elle lui plaque une main dans le dos pour l’encourager. Et le messager s’en va, ignorant qu’il porte une marque dans le dos, suivi par tous les guetteurs qui travaillent pour Léger. La cache est repérée, Yacef Saadi arrêté, et, quinze jours plus tard, c’est le tueur du FLN, Ali la Pointe, qui saute avec son stock. La bataille d’Alger est terminée. Léger, lui, regarde déjà vers le maquis.
Opération «Double jeu»
Retranché dans sa forêt de l’Afkadou, le colonel Amirouche ne sait pas que l’organisation d’Alger n’existe plus. Et le capitaine français lui fait parvenir des courriers, écrits par d’anciens responsables du FLN ralliés. Six mois de correspondance fctive aboutissent à l’incroyable ordre de mission ramené par Hani à Léger. Le maquis demande du bruit et du sang ? Léger organise faux attentats et embuscades bidon. La presse répercute, le maquis est content, et Godard, le supérieur du capitaine, lève les bras au ciel : « Vous êtes fou, Léger. Complètement fou ! »
LES CHEFS DES MAQUIS SONT PERSUADÉS D’ÊTRE ENTOURÉS DE TRAÎTRES
La fiction ne dure qu’un temps. Pas assez de sang. Amirouche tape du poing. Et menace de créer une nouvelle organisation. Il est temps de passer à la dernière phase.
Opération «Intoxication»
Comment persuader Amirouche que sa wilaya est infestée de traîtres? La chance sourit à Léger sous les traits de Rosa, une jeune Algérienne arrêtée pour avoir cousu un drapeau algérien. Léger lui propose de coopérer. Face au capitaine, Rosa minaude puis accepte. Trop vite pour Léger, qui n’y croit pas et qui décide de l’utiliser. Dans son bureau, il lui fait lire une liste imaginaire de « traîtres » – en réalité de vrais patriotes – qui travailleraient pour lui. Rosa mémorise. En la raccompagnant chez elle, Léger a pris soin de traverser le marché de Bordj Menaiel, le temps pour les guetteurs du
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L'ALN malade de la bleuite : terreur dans les maquis
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Un passé honteux et tu…
La « Bleuite » continuera longtemps, même après la mort d’Amirouche, abattu en 1959 par les troupes françaises. Dans un seul charnier de l’Afkadou, on trouvera les restes de 400 suppliciés. Le bilan exact des morts ne sera sans doute jamais connu. Léger, lui, parle de 4 000 victimes. Un chiffre invérifable. Mais qui dira le désespoir de ces jeunes patriotes, sincères, morts en clamant jusqu’au bout leur foi dans la révolution ? Qui dira la colère des familles de ces martyrs qui ont gardé, au-delà de la mort, l’étiquette infamante de traîtres ? La « Bleuite » n’a pas seulement affaibli le maquis, elle reste une verrue sur le visage de la guerre de libération. Au nom de la pureté idéologique, elle a fni par retourner la violence révolutionnaire contre ses propres enfants. L’opération a abîmé l’Algérie nouvelle, changé le visage même du régime à venir, et coupé des passerelles entre l’Algérie et la France. C’est sans doute pour cela que, aujourd’hui encore, et des deux côtés, la « Bleuite » reste un secret bien gardé, un tabou, un poison, une malédiction de l’Histoire. J. P. M. FLN d’identifer cette jeune Algérienne « vendue aux Français ». En arrivant au maquis, Rosa est interrogée par Hacène Mayouz, dit Hacène la Torture, un psychopathe, ancien des services nazis. Accusée, Rosa se défend: «Des traîtres? Il y en a tout autour de toi. Moi, je sais !» Et elle récite la fausse liste mémorisée dans le bureau de Léger. Mayouz veut en savoir plus et la soumet à sa torture favorite: «l’hélicoptère». Elle est attachée et suspendue au-dessus d’un brasero. Sous la douleur, elle livre d’autres noms. Au petit matin, le ventre affreusement brûlé, elle est égorgée. Comme tous les autres. Hacène la Torture tient une longue liste de nouveaux suspects, et Amirouche voit tous ses soupçons confrmés… Tous seront arrêtés, torturés et donneront d’autres noms. C’est le début d’un cycle infernal. Le virus de la «Bleuite», inoculé dans la wilaya, va gagner toute la Kabylie. Le 3 août 1958, Amirouche, intégriste de la révolution à la personnalité paranoïaque, envoie un appel à tous les chefs de wilaya pour les mettre en garde: «Cher frère, j’ai le devoir et l’honneur de vous informer, en priant Dieu que ce message vous parvienne à temps, de la découverte, dans notre wilaya, d’un vaste complot ourdi, depuis de longs mois, par les services secrets français contre la révolution algérienne […]. Ce complot […] s’étendrait à toutes les wilayas d’Algérie. Il aurait même des ramifcations dans nos bases de Tunisie et du Maroc. Le réseau tissé dans notre wilaya vient d’être pratiquement mis hors état de nuire après une enquête d’autant plus ardue que ses chefs dans le maquis étaient des hommes en apparence au-dessus de tout soupçon. » La «Bleuite »
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