« Je suis interdit de voyager en dehors du pays. » Dans un long post publié sur son mur Facebook le 30 novembre, Abderrazak Makri révélait publiquement avoir été empêché, deux jours auparavant, de se rendre au Qatar et en Malaisie.
L’ancien président du Mouvement de la société pour la paix (MSP, islamiste), président du Forum de Kuala Lumpur, un groupe de personnalités politiques islamistes dont font partie le président turc Recep Tayyip Erdoğan et l’ancien Premier ministre de Malaisie Mahathir Mohamad, n’a pas pu se rendre à Doha (Qatar) et en Malaisie pour y retrouver des personnalités et assister à « des rencontres de soutien à la cause palestinienne ».
Abderrazak Makri est également candidat potentiel à l’élection présidentielle algérienne qui se tiendra en décembre 2024.
Dans son exposé, il explique avoir « raté » plusieurs rendez-vous à caus
e de cette interdiction « qui n’a pas été justifiée » par les responsables, malgré ses multiples contacts avec des personnalités « haut placées », et assure ne faire l’objet d’aucune « poursuite judiciaire ».
Contacté par Middle East Eye le 15 janvier, son entourage affirme que l’homme politique est « toujours en train d’essayer de comprendre » les motivations de cette décision.
S’il est l’une des plus connues des personnalités politiques algériennes, Abderrazak Makri n’est pas le seul à être empêché de quitter le territoire national.
Refoulée à la frontière tunisienne
Comme lui, « des centaines d’activistes, de journalistes, d’hommes d’affaires et de politiques sont frappés d’une interdiction de quitter le territoire national [ISTN], sans aucune décision de justice », selon Abdelghani Badi, avocat de dizaines d’anciens activistes du hirak, le mouvement populaire qui a poussé l’ancien président Abdelaziz Bouteflika à la démission en 2019.
C’est le cas de Marzoug Touati. Ce jeune trentenaire originaire de Béjaïa (Kabylie), qui gère aujourd’hui un site d’informations dédié essentiellement aux atteintes aux libertés, elhogra.com, a découvert fortuitement, en 2022, qu’il ne pouvait pas quitter le pays.
« Je me suis rendu dans un commissariat de la ville pour une affaire banale. J’ai appris que j’étais interdit de quitter le pays », raconte-t-il à MEE. Mais à ce moment-là, il ne savait pas que cette interdiction, temporaire dans la loi puisqu’elle est en principe limitée à trois mois renouvelables une fois, allait s’éterniser.
L’article 36-bis, alinéa 2 du code de procédure pénale peut prolonger cette interdiction au-delà des délais fixés initialement, « lorsque le justiciable est soupçonné de détournement d’argent public ou de faits liés au terrorisme », explique à MEE maître Badi.
« Étant donné que je n’ai aucun lien avec la gestion des deniers publics, il est possible qu’une enquête soit ouverte contre moi pour des faits de ‘’terrorisme’’. Mais je ne suis sûr de rien parce que je n’ai reçu aucune notification », se désole Marzoug Touati, emprisonné à plusieurs reprises pour « intelligence avec une puissance étrangère » en 2018, puis « outrage à corps constitués » et « diffusion de fausses informations » en 2022.
Même en ayant purgé toutes les peines prononcées contre lui, il ne peut toujours pas voyager.
C’est justement de cela que se plaint Wafia. Cette gérante d’une agence de voyage a été refoulée, la veille du Nouvel An, de la frontière algéro-tunisienne alors qu’elle devait accompagner un groupe de touristes qui se rendaient en Tunisie pour y passer le réveillon.
« J’ai découvert que j’étais interdite de quitter le territoire national », raconte-t-elle dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux. Pourtant, officiellement, elle n’a jamais été notifiée d’une ISTN. Les policiers lui ont juste donné l’information, sans autre explication.
« Mes avocats m’ont confirmé qu’aucune plainte n’avait été ouverte contre moi », insiste-t-elle en précisant que si, ces derniers mois, elle a été interpellée à plusieurs reprises pour des publications sur les réseaux sociaux, elle a toujours été relâchée sans poursuites. Ses vidéos postées après les incendies meurtriers de l’été 2023 à Toudja (Béjaïa) avaient été très partagées.
Dans certains cas, l’interdiction de quitter le pays se poursuit plusieurs mois après la sortie de prison de la personne condamnée.
Le journaliste et directeur régional de Reporters sans frontières (RSF), Khaled Drareni, en sait quelque chose. Libéré en février 2021 après un an derrière les barreaux, il n’a réussi à sortir du pays qu’en juin 2023.
Il a dénoncé, via Twitter, l’ISTN qui l’empêchait de voyager : « La loi dispose qu’une ISTN a une durée de trois mois, renouvelable une fois. Prise à mon encontre en mars 2020, elle continue d’être appliquée en mai 2023. »
L’intervention des autorités lui a permis de quitter le pays quelques semaines plus tard. Depuis, il est libre de ses mouvements. Ce n’est pas le cas d’autres personnalités, journalistes ou hommes d’affaires, qui refusent de s’exprimer publiquement sur la question par crainte de représailles.
Trois listes
Selon les informations recueillies par MEE, les autorités, pour décider ou non de laisser passer quelqu’un, se baseraient sur trois listes.
La première concerne les personnes frappées d’ITSN et regroupe tant les individus qui ont fait l’objet de poursuites judiciaires que ceux, nombreux, qui auraient émis à un moment ou à un autre des critiques envers les autorités ou seraient actifs au sein de l’opposition.
La deuxième serait une liste de personnes frappées de sanctions administratives, qui ne sont pas forcément interdites de quitter le pays mais qui sont souvent refoulées aux frontières sans explication.
La troisième rassemblerait une liste d’anciens militaires, hommes d’affaires et journalistes désignés par le terme « signalés » qui ne sont pas empêchés de voyager. Mais à la sortie comme à l’arrivée, ils passent un long moment au guichet de la Police aux frontières (PAF) chargée de vérifier que les documents sont en règle.
Cette incertitude a des conséquences. Certains Algériens, notamment dans la diaspora, ne veulent pas rentrer dans leur pays, dissuadés par des faits ou des rumeurs.
C’est le cas d’Ahviv Mekdem. Ce militant proche des milieux séparatistes kabyles – le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie, MAK, est considéré comme « terroriste » par les autorités – a peur de venir en Algérie et d’être interpellé par les forces de sécurité. Il n’a pas pu assister à l’enterrement de sa mère, décédée le 30 décembre.
« Je suis triste parce que ma mère est partie, je suis triste parce que je ne l’ai pas vue depuis des lustres, je suis triste parce qu’en allant la voir, je me retrouverais, comme beaucoup parmi vous, en prison. Je trouve cela injuste », a-t-il écrit sur sa page Facebook.
Une autre activiste, sans couleur politique particulière, raconte aussi sa crainte de voyager pour rendre visite à son père gravement malade. Des témoignages entendus auprès de ses proches font peser des doutes sur sa sécurité. « Pourtant, je n’ai rien à voir avec le MAK », assure-t-elle.
« Un ami est rentré au pays normalement. Mais il a été vite interpellé et privé de son passeport. Il a laissé derrière lui famille et travail. Neuf mois plus tard, les autorités lui ont rendu son passeport et l’ont laissé voyager. Mais il avait perdu beaucoup de choses entre-temps. »
Parmi les Algériens de la diaspora qui appréhendent de rentrer au pays, figurent des personnalités bien connues, comme Saïd Sadi, qui vit en France.
L’ancien président du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD, laïc) ne s’est pas exprimé publiquement sur la question, mais contrairement à ses habitudes, il n’est pas rentré en Algérie depuis 2019.
Selon son entourage, contacté par MEE, l’homme politique, également écrivain, est mentionné sur l’une des trois listes.
Jusqu’à présent, les autorités n’ont jamais abordé le sujet. Mais la rapporteuse des Nations unies pour les défenseurs des droits de l’homme Mary Lawlor a interpellé le gouvernement algérien sur le sujet lors de sa visite en Algérie en décembre.
Dans son rapport préliminaire rendu public le 5 décembre, elle note : « Plusieurs défenseurs des droits de l’homme m’ont informée qu’ils n’étaient pas autorisés à voyager et qu’ils n’avaient reçu aucune notification officielle d’un tel ordre. Ils n’ont découvert qu’ils étaient interdits de voyager que lorsqu’ils ont tenté de quitter le pays. »
Elle a recommandé au gouvernement algérien d’abolir « l’utilisation des ISTN pour limiter les déplacements des défenseurs des droits de l’homme à l’étranger ».
Si l’ISTN existe dans le droit algérien depuis longtemps, son utilisation s’est généralisée depuis la fin du hirak.
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