Les vidéos filmées et diffusées par des soldats israéliens montrant des personnes arrêtées par l’armée israélienne dans le nord de la bande de Gaza suscitent l’indignation quant au traitement réservé aux prisonniers palestiniens. Des témoignages d’hommes libérés renforcent l’inquiétude.
Un soldat ne devrait pas filmer ça. Et encore moins le diffuser. Les téléphones portables alliés aux réseaux sociaux font plus de mal à une armée qu’un rapport d’une organisation de défense des droits humains. Parce qu’elles sont vues, postées et repostées.
Depuis le 7 décembre, des photos et des vidéos circulent sur la toile. On y voit des prisonniers palestiniens dans des postures humiliantes. Des files d’hommes menottés et aveuglés. Sur l’une d’elle, le premier, en tête de colonne, est affublé d’un drapeau israélien, une musique moqueuse accompagnant les images.
Dans une autre, des hommes marchent, vêtus uniquement de sous-vêtements, les mains entravées, des soldats autour et derrière eux, des ruines d’immeubles en arrière-plan. Un de ceux qui filment fredonne en hébreu quelques paroles d’un chant de la Pâque juive, célébrant la libération des esclaves juifs par Pharaon et leur départ d’Égypte. Un autre, plus prosaïque, lance en arabe « allez, allez », avant un « fils de pute » en hébreu.
Le droit international humanitaire, tel qu’écrit par les juristes du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), proscrit l’exposition à la curiosité publique et les traitements dégradants de ceux qui ne se battent pas et de ceux qui ont déposé les armes. Ces interdictions s’imposent aussi dans le cas de conflits non internationaux, comme celui de la bande de Gaza actuellement.
D’autres vidéos et photos ont été publiées par des journaux et télévisions israéliennes. Elles n’ont pas été fournies directement par l’armée israélienne. Mais la censure militaire s’imposant aux médias, il est difficile d’imaginer que les publications n’aient pas été approuvées par l’armée.
Elles montrent encore des prisonniers à genoux, têtes baissées, dans ce qui semble être une carrière de sable, alignés devant un fossé. Ou bien entassés à l’arrière d’un camion. Ou encore alignés en rang, assis par terre. La constante est l’absence de vêtements, hormis les slips, les mains attachées, les yeux bandés.
Sollicitée, l’armée israélienne répond qu’il est « souvent nécessaire que les personnes soupçonnées de terrorisme remettent leurs vêtements pour qu’ils puissent être fouillés et pour s’assurer qu’ils ne cachent pas de gilets explosifs ou d’autres armes ».
La méthode n’est pas nouvelle. Contraindre les hommes à se dévêtir est devenu habituel lors de la deuxième Intifada (2000-2005), non seulement pendant les arrestations, mais aux barrages militaires, par crainte d’attentats suicide. Les menottes, le bandeau sur les yeux, sont également dans la norme. Il est inédit, cependant, de voir la diffusion, à cette échelle, de tels clichés.
L’humiliation est une constante du sort des prisonniers palestiniens
« J’ai été arrêté cinq fois pendant la première Intifada [1987-1993 – ndlr], se souvient Raji Sourani, avocat, directeur du Centre palestinien pour les droits de l’homme (PCHR) basé dans la bande de Gaza. À chaque fois j’ai été aveuglé par un bandeau, menotté, battu, humilié. En tant qu’avocat, je défends le droit des prisonniers depuis des décennies. Mais cette fois, même moi, avec mon expérience, je suis effaré. Jamais je n’aurais pensé que ça puisse prendre une telle ampleur. »
Plusieurs médias israéliens avancent que ces hommes sont des membres du Hamas qui se sont rendus dans des zones que l’armée israélienne décrit comme des places fortes du mouvement islamique, comme Jabalia ou Khan Younès.
Premières vérifications des activistes et des organisations de défense des droits humains, et premiers démentis : le travail de géolocalisation démontre que les vidéos dont il est question prouvent qu’elles ont été prises dans un autre quartier du nord de la bande de Gaza. « Dès que nous avons vu les vidéos, nous avons fait deux choses. Nous avons vérifié qu’elles montraient des événements qui s’étaient réellement produits et nous avons géolocalisé les lieux, près d’une école à Beit Lahia », raconte Budour Hassan, chercheuse à l’ONG Amnesty International.
Il s’agit d’un de ces établissements scolaires gérés par l’UNRWA, l’agence onusienne d’assistance aux réfugiés palestiniens, où des milliers de familles sont allées chercher un refuge précaire. Certains hommes ont été contraints, sous la menace, d’en sortir et ont été arrêtés.
Démentie aussi, l’allégation les présentant comme des membres du mouvement islamique. « Nous avons pu identifier certaines personnes et nous avons été également contactés par des gens nous disant : “Cette personne est un civil, cette personne est un journaliste, nous connaissons cette personne du quartier : et non seulement il n’est pas du Hamas, mais il critique le Hamas” », affirme Budour Hassan. « On ne peut pas vraiment identifier tous ceux qui sont sur les photos car l’image n’est pas très claire. Nous avons cependant identifié des personnes âgées et des enfants de moins de 16 ans », ajoute la chercheuse.
Très rapidement après l’apparition des images, un journal basé à Londres, Al-Araby Al-Jedid, reconnaît le chef de son bureau à Gaza, Dia al-Kahlout, et le fait savoir. Le PCHR de Raji Sourani identifie, lui, un de ses collaborateurs, avocat et chercheur.
Ce dernier a témoigné, une fois libéré, des circonstances de son arrestation : « L’armée israélienne a exigé par haut-parleur que les habitants sortent des immeubles et des écoles, femmes d’un côté et hommes de l’autre, relate Raji Sourani, qui a recueilli ses propos. Les femmes ont dû enlever leur voile, les hommes se déshabiller entièrement, à l’exception de leur sous-vêtement. Les soldats étaient très nerveux, ils les ont battus, leur ont craché dessus, puis les ont emmenés à un endroit où étaient déjà rassemblés des centaines de prisonniers. »
Dans un communiqué publié mercredi 20 décembre, Amnesty International rappelle ces faits et cingle : « Ces hommes ont été dépouillés de leur dignité et déshumanisés en violation du droit international. Rien ne peut justifier que l’on se moque des détenus ou qu’on les humilie délibérément. Le droit des détenus à n’être pas torturés ou traités de manière inhumaine ou dégradante est absolu et s’applique à toutes les personnes, qu’elles participent ou non aux hostilités. La torture, les traitements inhumains, les disparitions forcées et les atteintes à la dignité de la personne commis dans des situations de conflit armé et d’occupation sont des crimes de guerre ; lorsqu’ils sont commis dans le cadre d’une attaque systématique ou généralisée contre des civils, ils constituent des crimes contre l’humanité. »
La méthode est donc de ratisser large, pour avoir la chance d’attraper quelques poissons. Le porte-parole de l’armée, Daniel Hagari, l’assume en commentant les images apparues le 7 décembre : « Jabalia et Shejaia sont des centres de gravité, ce sont aussi des camps de réfugiés pour terroristes, et nous les combattons […] Quiconque reste dans ces zones, sort ou rentre de tunnels ou de maisons, nous enquêtons et vérifions qui, parmi eux, est connecté au Hamas, et qui ne l’est pas, en arrêtant tout le monde et en les interrogeant. »
L’armée ne communique pas sur les lieux de détention, ni sur les méthodes d’interrogatoire. Par e-mail, elle se contente de répondre : « Dans le cadre de l’activité des FDI [Forces de défense d’Israël – ndlr] dans la zone de combat, des individus soupçonnés d’être impliqués dans des activités terroristes sont détenus et interrogés. Les personnes dont il s’avère qu’elles ne participent pas à des activités terroristes sont libérées. Les personnes détenues sont traitées conformément au droit international. »
Des récits de torture sur des civils
Douter du storytelling de l’armée israélienne est légitime. Des témoignages des hommes libérés ainsi que des enquêtes publiées le 18 décembre par l’organisation basée à Genève Euro-Med Human Rights Monitor et le quotidien israélien Haaretz font état de mauvais traitements et tortures. Plusieurs sont morts en détention mais « les circonstances du décès ne sont pas claires », écrit Haaretz.
« Nous n’avons aucune idée du nombre de personnes arrêtées, ni de leur sort, hormis pour celles qui ont été libérées, reprend Raji Sourani. Notre avocat correspondant en Israël a contacté le service des prisons. Il lui a répondu qu’il n’avait rien à voir avec les prisonniers de Gaza. Ça signifie que ces prisonniers sont hors du circuit légal. » De fait, une loi permet de sortir les suspects considérés comme « combattants illégaux » du statut de prisonniers de guerre. Votée en 2002 et peu invoquée depuis, elle est susceptible de s’appliquer aux combattants de la bande de Gaza et du Liban.
Depuis l’attaque du Hamas du 7 octobre, qui a tué environ 1 200 personnes, principalement des civils, d’autres mesures d’exception ont été adoptées, qui étendent la durée de détention sans présentation à un juge jusqu’à 45 jours, et sans pouvoir faire appel à un avocat jusqu’à 80 jours.
Tous les hommes relâchés par l’armée israélienne, et donc convaincus de n’avoir aucun lien avec le Hamas ou un autre groupe armé, font état de faim et de soif, de mauvais traitements et de tortures pendant des jours entiers. Les menottes très serrées portées pendant des jours leur ont laissé de profondes coupures au niveau des poignets.
« Ils [les soldats israéliens – ndlr] m’ont cassé des morceaux de verre sur la tête », dit l’un d’eux, interrogé par la télévision Al-Ghad dans la bande de Gaza. Le petit groupe dont il fait partie est visiblement éprouvé. « J’ai subi l’électricité », ajoute un deuxième. « Ils nous traitaient de terroristes, de Hamas », complète-t-il.
Des exécutions sommaires ?
Un groupe d’hommes et d’adolescents relâchés a été rencontré par l’agence de presse Sawa, qui dépend de Press House Palestine, organisation de défense de l’indépendance de la presse. Ossama Odeh, un habitant du quartier de Zeitoun dans la ville de Gaza, raconte qu’après avoir rassemblé les hommes, l’armée israélienne a emmené un petit groupe d’une vingtaine de jeunes gens : « L’armée a commencé de jeter les jeunes hommes dans les basses terres et le bulldozer a commencé de leur jeter du sable jusqu’à ce qu’ils soient enterrés vivants. »
Gwenaelle Lenoir
21 décembre 2023 à 13h08
https://www.mediapart.fr/journal/international/211223/j-ai-subi-l-electricite-les-palestiniens-faits-prisonniers-gaza-temoignent-de-tortures-et-d-humilia
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