L’écrivain franco-libanais partage son regard sur l’actualité récente qui touche à la fois le Proche-Orient et la France, le pays où il a grandi. Il invite à davantage de cohésion et d’ouverture sur l’« autre », qu’il soit palestinien, immigré, ou défenseur des droits des femmes.
Ses origines palestiniennes lui sont revenues au visage « plus tard », et la nouvelle phase du conflit faisant rage au Proche-Orient y a largement contribué. Dans ses romans, Jadd Hilal-Giuliani, écrivain franco-libanais installé à Paris, en était jusqu’ici resté à des trajectoires de vie, comme dans Des ailes au loin (Elyzad, 2018), où il narre avec brio les conséquences de la guerre d’occupation en Palestine, la « Nakba », l’exil forcé et le « deuil de la terre », jusqu’à l’accueil dans les pays européens ; tout en décrivant avec subtilité toute la complexité d’être femme dans un monde à la fois violent et sexiste.
Et puis, il y a eu l’attaque du Hamas en Israël le 7 octobre. La réplique sanglante orchestrée par Benyamin Nétanyahou. Les bombardements incessants sur Gaza, le phosphore blanc. Le déplacement forcé de près de deux millions d’habitant·es privés de maison, de soins, d’anesthésie, d’eau, de nourriture. Et le silence du reste du monde, en particulier des États-Unis, qui refuse de condamner expressément ce bain de sang et persiste à apporter son soutien à un État meurtrier, assoiffé de vengeance, supposé être « démocratique ». « Je ne vois pas d’autre solution que l’exil », confie l’auteur du Caprice de vivre (Elyzad, 2023), qui relève une « impasse politique ».
À 36 ans, il suit l’horreur depuis la France, où il est né et a grandi, et où il développe un engagement croissant depuis « l’avènement de Macron », la réforme des retraites, la loi immigration qui jette une lumière crue sur notre conception des « étrangers » et nos représentations du monde africain, ou « l’affaire Depardieu » et le soutien affiché du chef de l’État à un « monstre sacré du cinéma », trahissant la « grande cause du quinquennat ». Comment s’accrocher à la vie, à l’espoir, dans un tel contexte ? Il faut « trouver un canal », parler, se trouver « un commun », répond l’écrivain, également professeur de philosophie et de littérature dans un lycée en banlieue parisienne.
Mediapart : Le monde fait face à deux grandes guerres, l’extrême droite gagne du terrain çà et là, l’immigration en France a fait l’objet de discours haineux et stigmatisants ces derniers mois… Comment allez-vous, dans ce contexte ?
Jadd Hilal-Giuliani : Je réapprends à respirer. Ce qui se produit depuis trois mois en Palestine – enfin, c’est le résultat de décennies d’injustices accumulées – m’a beaucoup atteint. En France, l’avènement de Macron et ses politiques ont suscité un engagement grandissant chez moi, par des formes variables, comme le fait d’aller en manif en tant qu’étudiant, puis en tant qu’enseignant. Cet engagement s’est ensuite concrétisé par l’écriture. Mais je pense qu’il y a des temps d’engagement, et des temps de souffle. Il faut donc arriver, à un moment donné, à s’extraire pour pouvoir replonger. C’est ce qu’on apprend à faire plus ou moins bien.
Vous êtes franco-libanais, d’origine palestinienne, et vous avez raconté dans « Des ailes au loin » combien les douleurs de la guerre d’occupation et de l’exil pouvaient être un arrachement. Comment vivez-vous cette nouvelle phase du conflit au Proche-Orient ?
Depuis ce qui s’est produit le 7 octobre, j’ai pleinement assumé mon engagement, par l’écriture, à défendre les injustices causées aux Palestiniens. Je le faisais peu précédemment, et pour plusieurs raisons. Ma grand-mère a fui pendant la Nakba, et notre solution, pour gérer cette horreur du départ forcé, a été l’effacement total de ce qui s’est produit avant. J’ai grandi dans un contexte où la référence à la Palestine était donc très occasionnelle. Je voyais des images à la télé, j’entendais un soupir ou une colère chez mes proches, mais je les ai décryptés plus tard. Ce n’est que récemment que les choses sont devenues plus explicites.
J’ai dîné il y a peu avec ma mère. Elle est née l’année de la Nakba et a toujours cru à la solution à deux États. Elle y croit toujours. Nous n’étions pas d’accord car je ne vois pas d’autre solution que l’exil. Il y a selon moi une impasse politique : un gouvernement totalitaire fonde sa politique sur le principe de vengeance aveugle. C’est consternant, c’est une gifle au droit international. Le combat de Nétanyahou est vain. « Quand on tue un homme, tous ses enfants racontent son histoire. » Plus on tue à Gaza, plus on donne de la place à la Palestine. Un enfant qui voit ses parents mourir, c’est du pain bénit pour le Hamas. Et sur le plan symbolique, c’est l’Histoire qui s’en souviendra. Il y a un devoir des artistes à raconter, parce qu’il va falloir donner voix à tout cela après. La seule manière que j’ai à me consoler du deuil de la terre, c’est d’écrire. Je suis conscient que c’est un privilège énorme, parce qu’il faut être en sécurité, ailleurs.
La population gazaouie se fait massacrer sans que le reste du monde, et en particulier les États-Unis, dont beaucoup disent que ce sont les seuls à pouvoir y mettre un coup d’arrêt, ne réagisse vraiment. Comment interprétez-vous cette forme d’impunité dont bénéficie Israël ?
Je l’interpréterais au regard du droit international. Ce qui se produit est un rideau tombé devant ce qu’il caractérise aujourd’hui. C’est une notion non restrictive, absolument pas pensée à l’échelle internationale : il n’y a aucune sanction, aucun tribunal qui ait une force de frappe suffisante pour empêcher des pays d’agir comme ils le font. Le droit international est aussi corroboré aux Nations unies, qui ont un rôle beaucoup moins important, avec un budget dépendant fortement des États-Unis, un Conseil de sécurité qui comporte un droit de veto, et se constitue des États-Unis et de la Russie. L’échec est inévitable dans le dispositif lui-même, les intérêts de ces deux pays étant totalement opposés dans la région. Il est incroyable de considérer que les Nations unies ont la possibilité de régler ce conflit.
Ce qui se produit là en Palestine est une catastrophe. Mais le gouvernement israélien bafoue les droits internationaux depuis des années, sans aucune conséquence. C’est aussi cela que je trouve spectaculaire dans le traitement médiatique du 7 octobre. Quand on donne pour origine du conflit le 7 octobre, on passe à côté du point central, à savoir qu’il n’y a pas de droits dans cette région. Il est cynique de dire que cette attaque est venue de nulle part : il y a eu des marches pacifiques, des discours devant les Nations unies, des manifestations… Quand on est tous les jours dans une prison à ciel ouvert, une zone de non-droit, qu’on ne peut pas fuir faute de visa, qu’on ne peut pas travailler ; à un moment, on joue avec les cartes qu’on a. Le Hamas a fait quelque chose de terrible, mais s’en étonner, c’est ignorer ce qui se produit depuis des années.
Les discussions en France ont vite été stériles, avec une obsession à contraindre certains à se désolidariser de l’attaque du Hamas du 7 octobre ou à la qualifier de terrorisme. Comment percevez-vous le niveau du débat ?
Le traitement médiatique a été atroce. C’est une des raisons pour lesquelles la respiration m’a parue nécessaire. Il y a eu le dégoût du 7 octobre, de ce que ça a entraîné, et le dégoût de la manière dont ça a été vu en France. Il y a eu un biais spectaculaire dans les médias français. Jusqu’à mi-novembre, on était toujours en boucle sur le massacre du 7 octobre. On ne parlait que de ça sur les plateaux télé, avec l’idée qu’il fallait condamner. Dans le même temps, le gouvernement d’Israël bombardait des enfants, des femmes, des hommes, utilisait du phosphore blanc, bloquait et déplaçait des populations illégalement.
Et pourtant, on ne parlait pas de génocide. Je sais que le droit a besoin de temps, mais j’emploie les termes de génocide et de nakba. Toutes les conditions sont réunies pour user de ces termes selon moi. Et surtout, il y avait toujours une amorce nécessaire visant à condamner le Hamas pour pouvoir être entendu. De l’autre côté, on a vu l’ouverture médiatique à des journalistes ou éditorialistes islamophobes. Un effort de prudence était demandé dans un sens, pas dans l’autre. Enfin, même si on en arrivait à cette atrocité intellectuelle qu’on puisse faire justice en tuant autant qu’on a subi de pertes, le rapport ne se vaut pas. On n’est plus du tout sur la même échelle.
Quelles sont les voix qui se sont élevées pour dénoncer ce carnage ?
Je n’en ai pas entendu beaucoup. En tout cas, pas de personnes ayant un audimat permettant de faire la différence. J’ai apprécié les propos de Dominique de Villepin ou d’Alain Gresh. Dans la sphère artistique, il y a eu la voix de Karim Kattan.
Le conflit a engendré à ce jour le déplacement de près de deux millions de personnes. Serions-nous prêts à accueillir les Palestiniens comme nous avons accueilli les Ukrainiens si la situation le nécessitait dans les prochains mois ?
Les enjeux ne sont pas les mêmes. Sur un plan géopolitique et économique, la France et les pays occidentaux sont plutôt alignés sur les positions américaines. Cela a pu avoir des conséquences terribles au Moyen-Orient, comme en Syrie ou en Irak. Les Américains sont aussi derrière Israël, je serais donc très étonné que les Palestiniens bénéficient du même accueil que les Ukrainiens.
L’accueil des Syriens en Europe, et notamment en France, a par exemple été très limité. Avec la dérive actuelle qu’on observe en France, la tendance à l’extrême droite de la sphère politique, et la loi anti-immigration votée il y a peu, il serait mystérieux et paradoxal que, tout à coup, on accueille les Palestiniens en nombre.
Les migrations, dont vous racontez les contours dans « Des ailes au loin », crispent en effet à la fois en Europe et en France. Quel regard portez-vous sur la loi immigration votée le 19 décembre ?
Elle s’inscrit dans un contexte général de nationalisme, à la fois européen et français. Il y a un repli sur soi lié à des conditions économiques, mais aussi à beaucoup d’ignorance. Considérer que l’immigration est contrôlable, que les migrants volent notre travail ou que la France pourrait exister sans immigrés, c’est une triple aberration. C’est le résultat d’une hypocrisie énorme. Le Caprice de vivre soulève ce discours de droite et d’extrême droite, qui laisse entendre que les gens ne veulent pas s’intégrer. Nous sommes un État républicain, notre Constitution s’appuie sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, nous traitons de manière indifférenciée les citoyens…
Mais tout ceci reste au stade de l’aspiration. Les personnes racisées n’ont pas les mêmes droits, mais cette dichotomie autorise la droite et l’extrême droite à dire qu’il n’y a pas de racisme, et que si les habitants des cités ont des difficultés, c’est parce qu’ils ne veulent pas s’intégrer. Dans le même temps, ces mêmes personnes se rendent bien compte qu’elles ne sont pas associées à la société. On gagne le débat en France en renversant la cause et la conséquence. C’est de la mauvaise foi. La France n’intègre pas. Cette loi sur l’immigration, c’est l’aveu de ça. C’est le passage à l’explicite. Et c’est aussi un alignement avec l’extrême droite pour des raisons électorales.
Il y a un rejet généralisé du monde arabe en France qui se produit de façon très intense, depuis les attentats du World Trade Center, et qui trouve en fait ses sources dans le « bruit et l’odeur » de Chirac, le « Kärcher » de Sarkozy, et même avant dans les ratonnades. C’est un phénomène extrêmement grave, qui prend des formes difficiles à maîtriser. Et il y a une responsabilité des artistes, parce qu’on se doit de raconter les personnes issues de l’immigration autrement.
Beaucoup disent que cette nouvelle loi est « raciste ». Quelle image la France renvoie-t-elle aux principaux concernés, mais aussi aux enfants issus de l’immigration ?
Elle renvoie l’image de la vérité. La France est raciste depuis des années, et cette loi accentue cela. Quand mon cousin a fui la Syrie, ou quand ma mère est arrivée en France, ils avaient comme beaucoup l’image du pays des droits de l’homme, de l’amour, de la tolérance, des Lumières. J’ai fait ma thèse sur le siècle des Lumières, et on se rend vite compte que c’est une vitrine.
Depuis des années, la France est raciste et bafoue des droits sur bien des aspects, comme la littérature, la géographie… J’enseigne dans un lycée de périphérie parisienne, et je compte peut-être un élève n’ayant pas un nom à consonance africaine. Je suis sûr que dans les établissements du VIIe arrondissement, le rapport est inversé. Sans parler de l’interprétation de la loi sur la laïcité ou du passé colonial français. La moindre des choses, c’est de donner des droits à ces personnes qui rejoignent notre sol en partie à cause de nous. Comment peut-on en arriver à une amnésie hystérique telle et considérer qu’on ne leur doit rien ?
Dans le contexte de la loi immigration, Emmanuel Macron a choisi d’apporter son soutien à Gérard Depardieu, accusé par plusieurs femmes de viol et d’agressions sexuelles. Une tribune de soutien à l’acteur, rédigée par une cinquantaine d’artistes, a suivi et a choqué celles et ceux qui luttent contre les violences faites aux femmes. Si la France est « raciste », peut-on dire qu’elle est aussi sexiste ?
Toutes ces questions sont étroitement liées, car c’est une question de représentations. Celles que l’on peut avoir des pays arabes en France, qui sont très vendeuses. Celles que l’on peut avoir de la France elle-même, avec l’impression que ces problématiques n’existent qu’ailleurs et ne nous concernent pas. Quand une loi comme celle-ci est votée, ou quand une affaire Depardieu éclate, on est ramené à notre propre réalité. Cela tire le rideau sur ce qu’est la France, un pays aussi arriéré que ceux qu’elle décrit parfois comme étant rétrogrades. C’est vrai sur le plan politique, mais aussi artistique, parce que cela se joue à l’échelle de la société.
Que le chef de l’État soutienne Depardieu est d’une hypocrisie folle. Cela montre un alignement international du sexisme, parce qu’aucun pays n’est préservé, y compris ceux qui se targuent de progressisme. C’est aussi un coup de com’ de Macron, qui défend presque un produit AOC. Depardieu est un produit international incroyable, c’est donc un réflexe relevant du capitalisme. C’est tellement français de vouloir glorifier un « monstre sacré du cinéma ». Il n’y a pas de monstre, il n’y a pas de sacre. C’est un acteur, point. Un acteur qui évolue dans un milieu économique, qui a fait des films, et se retrouve accusé de violences sexuelles. Il doit être jugé, voilà tout.
Que reste-t-il pour nous permettre de nous raccrocher à la vie, de garder espoir ?
J’ai le sentiment que l’une des manières de gérer le mal-être a été pour moi de considérer l’écriture comme un canal. Je pense que chacun doit trouver le sien. Pour les Palestiniens, cela peut passer par la transmission, l’écoute, la cuisine, la musique… Il faut aussi sortir d’un certain discours politique très chiffré et idiot, avoir des récits de vie, parce que c’est ainsi que les histoires se transmettent et restent.
Des ailes au loin est né d’une phrase de ma grand-mère sur la Palestine, qui disait « Je suis partie, mais je suis restée ». Je suis né en France et je n’avais jamais trop compris ce qui se produisait là-bas. Mais à partir de là, j’ai commencé à comprendre et à trouver mon canal. Grâce à elle, on en a parlé en famille, ça a apaisé beaucoup de tensions. Une manière d’espérer est de continuer à se sentir ensemble. Pour les Palestiniens, les femmes, les hommes solidaires des femmes, les étrangers. Créer une communauté, ce qui ne veut pas dire que tout le monde est de la même confession ou de la même origine, mais qu’il y a un commun. C’est précieux de retrouver cela, parfois.
Nejma Brahim
30 décembre 2023 à 17h54
https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/301223/jadd-hilal-giuliani-une-maniere-d-esperer-est-de-continuer-se-sentir-ensemble
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