La démocratie américaine entre-t-elle dans sa dernière année ? A onze mois de l’élection présidentielle, une succession d’articles et d’interventions alarmistes dessine les contours d’une administration Trump 2. Le magazine The Atlantic consacre un numéro spécial aux plans pyromanes de l’ancien dirigeant. Le directeur de la rédaction, Jeffrey Goldberg, parle de « menace existentielle » pour le pays. Les Etats-Unis « avancent comme un somnambule vers la dictature », a résumé de son côté la républicaine Liz Cheney, ancienne représentante du Wyoming au Congrès.
Dans le Washington Post, le 30 novembre, le faucon néoconservateur Robert Kagan signe une tribune sombre sur le gouffre qui se dessinerait. « La dictature Trump ne sera pas une tyrannie communiste, où presque tout le monde sent l’oppression et voit sa vie remodelée par elle, écrit-il. Dans les tyrannies antilibérales conservatrices, les gens ordinaires voient leurs libertés limitées de toutes sortes de façons, mais c’est seulement un problème pour eux dans la mesure où ils sont attachés à ces libertés, ce qui n’est pas le cas de nombreuses personnes. »
« On ne peut pas le laisser gagner »
Les sondages, bien que peu fiables, alimentent la panique. Donald Trump écrase les primaires républicaines et bat régulièrement Joe Biden dans l’hypothèse d’un nouveau duel. « Si Trump ne se présentait pas, je ne suis pas sûr que je me présenterais. On ne peut pas le laisser gagner », a expliqué le président, mardi 5 décembre à Boston (Massachusetts). Une démarche sacrificielle guère enthousiasmante, alors qu’une majorité d’Américains s’interroge sur l’âge du président sortant. Pourquoi sonner l’alerte si tôt sur la menace Trump, alors que les primaires ne débutent que le 15 janvier 2024 dans l’Iowa ? Parce que celui-ci avance démasqué.
Un exemple : sa politique migratoire et sécuritaire, détaillée par le New York Times dans une longue enquête publiée le 11 novembre. Le programme prévoit une militarisation de la frontière avec le Mexique ; de vastes camps de rétention pour les sans-papiers et une campagne d’expulsions inédite ; la fin de l’obtention automatique de la nationalité américaine pour les enfants d’immigrants nés aux Etats-Unis. Enfin, la peine de mort pour les trafiquants de drogue, inspirée de l’exemple de Xi Jinping en Chine.
Au-delà de l’immigration, une rupture historique est envisagée en matière d’Etat de droit. L’ancien président est mû par un sentiment de revanche et de vengeance. La revanche vise Joe Biden, dont il ne reconnaît pas la victoire de 2020, continuant de propager des mensonges sur des fraudes imaginaires. La vengeance, elle, concerne tous ceux qui le tourmentent depuis deux ans et demi, à commencer par les magistrats et la police fédérale (FBI) chargés des enquêtes le visant.n de la justice, en dépit des charges accablantes retenues contre lui dans quatre dossiers, Donald Trump veut retourner contre Joe Biden et ses proches ces mêmes instruments fédéraux. « Ce qu’ils ont fait, c’est libérer le génie de la bouteille », a-t-il déclaré sur la chaîne CBS, le 10 novembre. Il entend aussi régler ses comptes avec ceux qui l’ont trahi, à ses yeux, comme l’ancien procureur général Bill Barr. D’une vendetta personnelle, Donald Trump fait une croisade collective, comme il l’exposait déjà en mars devant l’organisation conservatrice Conservative Political Action Conference. « Je suis votre guerrier. Je suis votre justice. Et pour ceux qui ont été lésés et trahis : je suis votre châtiment. »
« Eradiquer les communistes, les marxistes, les fascistes… »
Depuis des mois, les discours de Donald Trump se sont inscrits dans une fuite en avant calculée. Les migrants « empoisonnent le sang de notre pays », a-t-il déclaré début octobre. Ils sont forcément des « violeurs » et des « trafiquants de drogue », entend-on de meeting en meeting. Les juges qui le « persécutent » sont des « fous » et des « communistes ». L’ancien président a aussi suggéré que le général Mark Milley, ancien chef d’état-major des armées, aurait pu être exécuté pour trahison.
L’une des remarques très commentées de l’ancien président a été prononcée le 11 novembre, devant ses partisans, dans le New Hampshire, à l’occasion de la Journée des vétérans. Donald Trump a dit ceci : « Nous vous promettons d’éradiquer les communistes, les marxistes, les fascistes et les voyous de la gauche radicale qui vivent comme de la vermine dans les confins de notre pays, qui mentent et volent et truquent nos élections. » Le mot « vermine » renvoie à un lexique d’extermination. « Cela fait écho au langage qu’on entendait dans l’Allemagne nazie dans les années 1930 », a noté Joe Biden à San Francisco, trois jours plus tard.
Il serait erroné de considérer ces mots comme un brasier circonscrit aux tribunes et aux micros. Des provocations sans lendemain. C’est l’inverse. Il s’agit d’une forme de préparation psychologique à ce qui suivrait une victoire. L’élection de Donald Trump en 2015 prit de court ce dernier, guère préparé à l’exercice du pouvoir. Son administration fut placée sous le signe du chaos, entre acteurs classiques prétendant cadrer le président et compagnons de route disruptifs, comme Steve Bannon. Or Trump 2 est une promesse plus sombre et méthodique de destruction des valeurs et des institutions de l’Amérique, en prévoyant cette fois de ne pas être contraint par l’équilibre des pouvoirs et le contrôle de la justice, contrairement au premier mandat (2016-2020).
Une ambition radicale
Après sa première inculpation à New York en avril pour fraude, Donald Trump avait déjà appelé les républicains au Congrès à réduire le financement du ministère de la justice et du FBI. Cette idée n’avait guère été reprise. Mais l’objectif demeure. D’autres branches du gouvernement sont menacées de démantèlement, comme le département de l’éducation, un projet ancien qui séduit de nombreux républicains. Le favori des primaires ne s’embarrasse guère des détails. D’autres en ont la charge.
Disant s’appuyer sur une « large coalition d’organisations conservatrices », le Projet 2025 est piloté par la Heritage Foundation, un think tank de droite. Et plus particulièrement par Paul Dans, qui fut le responsable du bureau de gestion du personnel au sein de l’administration Trump. « On n’est pas en 1980. C’est 2023, le jeu a changé, écrit Paul Dans en référence à l’élection de Ronald Reagan, en introduction de l’ouvrage collectif qui dessine la feuille de route en cas de victoire républicaine. La longue marche du marxisme culturel à travers nos institutions est parvenue à passer. Le gouvernement fédéral est un monstre, instrumentalisé contre les citoyens américains et les valeurs conservatrices. » Cet ouvrage est un exercice classique à droite, avant une présidentielle. Mais il n’avait jamais mobilisé tant de moyens, au service d’une ambition aussi radicale.
Le Projet 2025 est doté d’un budget d’au moins 22 millions de dollars (20,5 millions d’euros), estimait le New York Times en avril. Il propose à ceux désireux de porter cette révolution conservatrice de s’enregistrer dans une base de données qui fournira les forces vives pour un second mandat, en cas de victoire. L’objectif est de rassembler 20 000 noms sûrs d’ici à l’élection, bien au-delà des habituels 4 000 postes dits « politiques » susceptibles de changer de titulaire lors des alternances. Cela correspond à la volonté de Donald Trump de détruire l’« Etat profond », qui voudrait sa perte et l’aurait empêché d’exercer pleinement son premier mandat.
Disposer d’une armée civile loyale
Juste avant l’élection présidentielle de novembre 2020, en toute confidentialité, l’ex-président avait envisagé de créer un nouvel échelon parmi les fonctionnaires fédéraux, qui lui aurait permis de disposer d’une armée civile loyale de plusieurs dizaines de milliers d’employés. Cette fois, tout a été organisé longtemps à l’avance. Des vérifications attentives sont prévues, au-delà des CV, des publications des candidats sur les réseaux sociaux, pour s’assurer de leur profil idéologique. Le Projet 2025 veut aussi organiser une « académie de l’administration présidentielle », afin de préparer les futurs cadres à être opérationnels dès le premier jour.
Le 13 novembre, les principaux organisateurs de la campagne de Donald Trump, Susie Wiles et Chris LaCivita, ont diffusé un communiqué minorant le rôle et l’influence des experts. Ils ont estimé que les publications sur les intentions du milliardaire sont « purement spéculatives et théoriques ». Donald Trump, lui, laisse infuser ces promesses de rupture. Il se projette déjà dans un affrontement avec Joe Biden. Au point de nourrir les spéculations sur un ticket éventuel avec l’une des figures les plus controversées de la droite américaine : l’ex-présentateur Tucker Carlson.
A 54 ans, celui qui a été évincé de la chaîne Fox News en avril 2023, dans des conditions non éclaircies, rêve d’une nouvelle ascension. Depuis, il a participé à des conférences et diffusé des émissions sur le réseau X, à la grande joie de son propriétaire, Elon Musk. Comme Donald Trump, Tucker Carlson n’est pas un politicien. Il partage sa détestation des élites à Washington. Il se nourrit aussi des polémiques, prétendant ne pas être raciste tout en véhiculant les stéréotypes les plus primaires. « J’aime beaucoup Tucker, j’imagine que je pourrais », a répondu Donald Trump au présentateur d’une émission radio, qui l’interrogeait sur un possible ticket.
Le 11 novembre, les deux hommes sont apparus à un événement d’arts martiaux mixtes dans la salle mythique du Madison Square Garden, à New York. Mais leur association ne va guère de soi. Tucker Carlson est apprécié pour son indépendance, lui qui a légitimé à l’antenne la théorie raciste et complotiste du « grand remplacement » dont serait victime l’homme blanc aux Etats-Unis. Ensuite, c’est un isolationniste convaincu prêchant une Amérique focalisée sur ses seuls intérêts et soucis, allant jusqu’à s’interroger sur l’aide militaire accordée à Israël, contrairement à l’ex-président.
Enfin, l’ancien présentateur ne fait pas partie du fan-club de Donald Trump. Lors du procès en diffamation opposant la société de machines de vote électronique Dominion Voting Systems à Fox News, une série de messages privés de Tucker Carlson fut révélée. En janvier 2021, il écrivait au sujet du président sur le départ : « Je le hais passionnément. »
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