Dans une œuvre à multiples facettes, au rythme des soubresauts de l’histoire de son pays natal, Assia Djebar a mis la lumière sur la vie des femmes algériennes et porté leurs voix. Elle a aussi dénoncé sans relâche les méfaits du colonialisme. Le tout lui a valu une pluie de critiques.
Assia Djebar voulait des broderies dorées spécifiques sur son habit d’académicienne. Attachée à son héritage culturel, l’écrivaine algérienne avait demandé que les motifs reproduisent ceux du karakou de mariage de sa mère, cet habit de fête de velours et de fil d’or traditionnel, typique de la région d’Alger. Mais la secrétaire perpétuelle de l’Académie française, Hélène Carrère d’Encausse, y a mis un veto, invoquant une logistique trop complexe.
Cette demande n’est pas surprenante, tant l’Algérie imprègne Assia Djebar, qui a mené paradoxalement une grande partie de sa vie et de sa carrière en dehors de sa terre natale. Jennifer Dumont, qui fut son assistante lorsqu’elle enseignait aux États-Unis, à la New York University, au début des années 2000, se souvient d’une personnalité chérissant les espaces indéfinis.
« Elle m’a raconté un jour que les meilleures architectures de ses romans étaient nées dans les salles d’attente, une fois passés les contrôles de sécurité dans les aéroports. » Là, dans ces lieux de transit entre la France, l’Algérie et les États-Unis, les trois pays où s’entremêlent ses chemins.
Le sujet géographique est épineux pour Assia Djebar, sa vie ponctuée d’allers-retours depuis et vers l’Algérie qu’elle a explorée sous toutes ses facettes, jusqu’à en faire la toile de fond de tous ses ouvrages.
Quelques années après l’indépendance algérienne, Assia Djebar est poussée à émigrer en France. En 1965, alors qu’elle enseigne l’histoire moderne et contemporaine à l’université d’Alger, elle démissionne : l’enseignement de l’histoire doit désormais s’effectuer en arabe, ce qu’elle considère comme une erreur car l’essentiel des sources de ses cours est en français, « sa langue marâtre » mais la seule qu’elle écrit.
« Nous imposer l’arabe était condamner à mort cette école historiographique algérienne que j’avais commencé à mettre sur pied avec une quinzaine d’étudiants. J’ai toujours pensé que c’était important pour un pays fraîchement indépendant de prendre en charge sa mémoire collective et de repenser son histoire », dira-t-elle dans un entretien à l’occasion de la sortie de son ultime roman, Nulle part la maison de mon père, paru en 2007.
Cette obsession de la mémoire est consubstantielle au travail d’Assia Djebar depuis Les Enfants du nouveau monde (1962). Jennifer Dumont a ainsi connu une écrivaine méticuleuse, « dotée d’une force de travail impressionnante » lui permettant de se concentrer des heures durant sans discontinuer, de se plonger dans des montagnes d’archives pour nourrir ses ouvrages. Tel Le Manuscrit inachevé, jamais achevé et publié sous forme de fac-similé par Mireille Calle-Gruber et Anaïs Frantz en 2021, qui devait porter sur saint Augustin, une figure tutélaire pour l’écrivaine.
Emprunter les chemins de l’histoire relève de l’évidence pour celle qui tenait à faire honneur à sa formation d’historienne. À l’École normale supérieure, elle excelle en philosophie mais choisit l’histoire, à rebours des conseils de ses professeurs.
Ne pas parler à la place des femmes
« Je pense qu’Assia était très consciente que les vainqueurs écrivaient l’histoire, analyse la chercheuse Mireille Calle-Gruber. C’est pour cette raison qu’elle a fait des recherches poussées, dépouillé des journaux de soldats français pour les démonter et les confronter à des témoignages d’Algériens et d’Algériennes qui montrent une autre face de l’histoire. »
Elle tient surtout à remettre au centre les grandes oubliées de l’histoire, les femmes. Mireille Calle-Gruber se rappelle qu’Assia Djebar jugeait ingrat le Front de libération nationale, le FLN. « Elle était extrêmement en colère du comportement des maquisards à l’endroit des femmes. Elle disait d’eux qu’ils les avaient violées et brisées en les renvoyant au foyer et en les privant de parole. Et ce, alors qu’elles ont pris des risques et le relais pour faire vivre les familles. Les bases arrière ont été assurées par les femmes. C’est pour ça que c’était tellement important pour elle de faire ces enquêtes auprès d’elles pour les réhabiliter. »
Pour la chercheuse, le fait qu’Assia Djebar se qualifie elle-même de « scripteuse » au lieu d’écrivaine démontre la force qu’elle accorde à la parole de ces femmes. Elle n’ambitionnait pas de parler pour elles de manière surplombante. Elle fuyait plutôt les rapports dissymétriques et ne se voyait pas comme l’autrice face aux femmes analphabètes. L’enjeu était de faire passer leurs propres voix, avec leur consentement.
Amel Chaouati l’a constaté dans ses lectures. Psychologue et présidente du Cercle des amis d’Assia Djebar, un club informel de passionné·es qu’elle a initié en 2005, elle a commencé son voyage en terre djébarienne avec Loin de Médine (1991). Ce roman entremêle histoire, à travers les sources islamiques, et fiction. Assia Djebar dépeint les premières années de l’islam après le décès du prophète Mohammed. Elle met en scène l’effacement progressif des femmes, notamment à travers la figure de Fatima, sa fille, cantonnée à son statut de mère des jumeaux Hassan et Hossein.
Fascinée par les allers-retours entre le passé et le présent, Amel Chaouati s’est réconciliée avec l’histoire en lisant Assia Djebar. « Celle qui m’a été enseignée en Algérie était de l’endoctrinement, avec un discours peu attrayant. Les professeurs tenaient un discours révolutionnaire qui glorifiait les héros de la guerre, rien de plus. »
Avant de rencontrer l’œuvre d’Assia Djebar, et c’est le plus déterminant selon elle, Amel Chaouti ne réalise pas que les femmes sont effacées du roman national, à quelques exceptions près comme les deux Djamila, Boupacha et Bouhired, ou Hassiba Ben Bouali. « Et encore, elles ont été transformées en icônes avec une image figée complètement dévitalisée et c’est dommage. J’ai eu beaucoup de transmissions de mes aïeules, et j’en suis fière, mais ça ne suffit pas. J’ai aussi besoin aussi d’identification extérieure à mon monde intime. Je ne veux pas seulement croiser des statues d’hommes dehors. »
Cette attention portée aux femmes confère à l’œuvre d’Assia Djebar une perception faussée. Elle est à tort réduite à des romans autobiographiques ou à une exploration poussée de l’intime, inoffensive et dénuée de toute portée politique. Son premier roman, La Soif (1957), a précisément été vilipendé pour cette raison (lire le premier volet de notre série).
Bien sûr, il est impossible de nier que la littérature djébarienne est imprégnée d’anecdotes et d’observations personnelles, mais l’y cantonner serait lui dénier sa complexité d’œuvre à l’architecture parfaitement pensée.
Dans un entretien publié à l’occasion de la sortie de son roman-testament, Nulle part la maison de mon père, paru en 2007, l’autrice explique sa démarche : « Ce livre n’est pas une autobiographie, parce que pour moi une autobiographie est une accumulation de multiples notations sur le passé à partir desquelles l’écrivain peut relater ce que fut sa vie. Pour ma part, j’ai tiré de mon enfance et de mon adolescence uniquement les éléments qui me permettent de comprendre le sens de cette pulsion de mort [sa tentative de suicide dans la vingtaine – ndlr] qui a fondé ma vie d’adulte. Il s’agit plutôt d’une auto-analyse. »
Gratter « l’immense plaie » du colonialisme
Pendant longtemps, l’autrice s’interdit de parler d’elle-même, en partie à cause de sa culture arabe où ce genre littéraire n’est ni valorisé, ni dans les usages. Et encore moins naturel. La première fois, elle s’y essaie dans L’Amour, la fantasia (1985), « une quête personnelle, intime autant que collective ». La chercheuse en littérature Beïda Chikhi, enseignante à Paris-Sorbonne, explique qu’Assia Djebar s’est lancée dans cette œuvre « sans doute pour relever un défi ». En effet, « une partie de son public réclamait à l’historienne une contribution plus soutenue à l’histoire de l’Algérie ».
Elle s’y astreint mais non sans mal. Littéralement. La romancière raconte dans Ces voix qui m’assiègent (1999) qu’elle souffre d’une tendinite, la maladie des passionné·es de tennis, sport qu’elle ne pratique pas. Pendant plusieurs mois, elle souffre sans se soigner. « Comme si, intérieurement, je savais que j’étais en train de payer le prix… de quoi ? De la publication d’un livre autobiographique ? Je finis par me soigner ; il me fallut ensuite plus de six mois pour guérir et retrouver un bras normal… »
Le résultat est à la hauteur de l’investissement moral, intellectuel et émotionnel. Le roman est « une puissante évocation historique » dotée d’une « belle créativité poétique », selon les mots de Beïda Chikhi. Ni l’histoire ni la littérature n’ont souffert de cette entreprise créative. Au contraire, le roman est même un essai clinique réussi de mise en adéquation du passé et de l’écriture romanesque.
Cette pudeur initiale ne constitue désormais plus un frein pour raconter l’Algérie et ses murmures, Assia Djebar a trouvé sa tonalité. La multiplication des récits et des voix lui permet de brouiller les pistes et de noyer sa vie au milieu de celle de ses compatriotes.
Un jour, dans la moiteur d’un hammam, un secret de femmes se perce sous ses yeux. Elle le raconte dans Vaste est la prison. Une voisine doit rentrer chez elle et se plaint de le faire si tôt, à cause de « l’edou », soit l’ennemi en arabe, ici utilisé comme synonyme de mari. Assia Djebar comprend alors un versant jusque-là invisible des vies maritales algériennes, fruits de contraintes et d’accommodements.
Tout un champ s’ouvre à elle, et elle continuera à ouvrir son oreille pour donner vie à des paroles invisibles de femmes. Amel Chaouati a été surprise de découvrir ce passage sur l’ennemi dans ce roman. « J’ai toujours entendu ce terme employé autour de moi. Je sentais que c’était un secret, quelque chose qu’il ne fallait pas dire en présence des hommes, comme une espèce de complicité féminine. Le voir écrit noir sur blanc m’a remuée. »
Assia Djebar n’a jamais aimé la facilité, ni ne s’est préoccupée de devenir une autrice grand public, au grand dam de ses éditeurs. Elle n’hésite jamais aussi à gratter « l’immense plaie » du colonialisme des guerres dont elle a été témoin. Celle pour l’indépendance entre 1954 et 1962 et la guerre civile des années 1990.
Pêle-mêle, avec Femmes d’Alger dans leur appartement (1980), elle est l’une des premières à évoquer en littérature le sort des anciennes moudjahidates, les femmes combattantes reléguées dans l’oubli dans l’Algérie indépendante. Sujet qu’elle continuera d’évoquer dans La Femme sans sépulture (2002) qui raconte le destin de Zoulikha, montée au maquis en 1956 pour arracher l’indépendance de l’Algérie et évanouie dans les montagnes. Comme dans un puzzle, pièce après pièce, Assia Djebar fait parler les filles de la disparue, ses voisines, pour reconstituer ce destin invisibilisé.
Son féminisme, jamais brandi en étendard, s’exprimait ainsi. Assia Djebar n’a jamais cheminé intellectuellement ou amicalement avec des féministes, mais il est indéniable que son œuvre l’est, d’un « féminisme instinctif », considère Mireille Calle-Gruber.
Dans un entretien, interrogée sur son féminisme, Assia Djebar offre une réponse qui ne souffre aucune remise en question. « Je suis féministe parce que je suis algérienne », dit-elle, comme si cette réponse se suffisait à elle-même. Elle marque toutefois un temps d’arrêt, et précise : « Je veux dire, en Algérie même une pierre devient féministe devant l’oppression. »
L’Amour, la fantasia (1985), son chef-d’œuvre reconnu, celui qui lui ouvre le succès, peut de prime abord désarçonner dans sa construction, avec cette alternance de voix à l’identité parfois nébuleuse. Mais le roman est remarquable dans sa reconstitution de la violence de la conquête de l’Algérie en 1830 et de la guerre d’indépendance. Dans ce texte précurseur, l’autrice dénonce les viols de la guerre d’indépendance et ose l’écrire. Elle raconte avec force détails la prise d’Alger en 1830 et les enfumades du général Saint-Arnaud dans le centre ouest algérien.
Pour sa sœur Sakina Imalhayène, Assia Djebar, au-delà de son féminisme patent, est « sans concession » avec la mémoire algérienne et française. Cet engagement littéraire entrave la reconnaissance dans son pays d’abord et complique son adoubement en France, pense-t-elle.
Par ses écrits et ses films, elle réveillait leur « mauvaise conscience » vis-à-vis de l’oppression coloniale, de ses méfaits durables et de la guerre d’Algérie. « Assimiler la colonisation à un viol ou parler des enfumades qui sont mises sous le tapis, rend difficile d’être célébrée en France. Elle l’a été tardivement avec l’Académie française. »
Assia Djebar reconnaissait elle-même son étonnement, car elle savait son œuvre méconnue en France. À 69 ans, le 16 juin 2005, elle est élue au fauteuil 5 de l’Académie française, succédant à Georges Vedel. Elle y est reçue le 22 juin 2006 et prononce comme le veut l’usage un éloge de son prédécesseur avant de glisser sur une veine autobiographique plus personnelle et historique.
Un fragment ne passe pas dans ce discours éminemment lucide : « Le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres […] a été une immense plaie ! Une plaie dont certains ont récemment rouvert la mémoire, trop légèrement et par calcul électoraliste. » L’autrice fait référence à un débat qui a secoué la classe politique et médiatique l’année précédente. L’article 4 de la loi du 23 février 2005 en faveur des rapatriés et des harkis stipulait que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Il sera finalement abrogé.
Tout au long de son texte, Assia Djebar convoque l’histoire et profite de la tribune qui lui est offerte pour dénoncer ensuite la violence de l’entreprise coloniale, celle qui lui a fait croire que ses ancêtres étaient gaulois…
Deux jours plus tard, le journaliste Pierre Assouline publie un billet dévastateur, comme le raconte la sociologue Kaoutar Harchi dans cet article. « Elle n’a évoqué la France que pour la dénoncer sans nuance, faisant fi de tous les débats historiens qui ont récemment défrayé la chronique », lui reproche-t-il. Avant de regretter ce discours expéditif « résumant 130 ans de présence française en Algérie à une trace de sang… » D’autres protestations, comme celle d’une association de rapatriés d’Algérie, se joindront à ce concert de reproches.
Outre l’histoire, Assia Djebar se saisit aussi du moment présent pour créer. Meurtrie dans sa chair par le terrorisme islamiste qui sévit dans son pays natal dans les années 1990, elle réalisera un magnifique tombeau littéraire, Le Blanc de l’Algérie (1995), paru dans l’urgence, alors que d’autres voix sont stérilisées par la peur et l’horreur. L’autrice y rend hommage aux morts de l’Algérie, cette terre qui suinte le sang.
Elle raconte, à sa manière, la mort d’écrivains célèbres comme Albert Camus, Jean Amrouche, Frantz Fanon, Jean Sénac, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine. Elle y rend, entre autres, hommage au dramaturge Abdelkader Alloula, frère de son deuxième époux, le poète Malek Alloula, mortellement blessé à Oran en 1994. Ou au journaliste et écrivain Tahar Djaout assassiné un an plus tôt.
L’entreprise mémorielle est audacieuse, surtout dans l’urgence du moment. Mais à cette époque, Assia Djebar ne peut faire autrement qu’écrire. Sa sœur Sakina Imalhayène se souvient qu’à l’époque, elle lui dit que ces morts lui parlent. « Assia n’a jamais vraiment eu les pieds sur terre, elle pouvait être excessive parfois mais là je me suis dit qu’elle était en train de décompenser. Elle m’a inquiétée alors je lui ai suggéré d’écrire ce que ces fantômes lui disaient. Ça a été son déclic. »
Son amie Mireille Calle-Gruber, spécialiste de l’œuvre d’Assia Djebar, considère le résultat comme « extraordinaire », elle qui a échangé avec elle lors de l’accouchement de ce texte. Extraordinaire parce que bien qu’écrit à chaud, il possède une distance littéraire suffisante qui ne le rend jamais obsolète et le transforme « en œuvre d’art ».
Faïza Zerouala
23 août 2023 à 18h55
https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/230823/assia-djebar-scripteuse-des-femmes-d-algerie
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