Un an et demi après avoir rompu ses relations avec l’Espagne, Alger annonce son intention de renouer avec Madrid et envoie un nouvel ambassadeur. Un nouvel épisode dans la relation tumultueuse qui unit les deux quasi-voisins, et ce depuis plus de six siècles.
l’époque, la longue épopée de la Reconquista, cette guerre entamée en 722 par les rois catholiques pour chasser les dynasties arabo-musulmanes d’Al-Andalus, touche à sa fin et, en moins d’un siècle et demi, deux grandes vagues d’expatriations des Morisques, ces Arabes vivant dans le péninsule ibérique, vont avoir lieu. La première, en 1492, fait suite à la prise de Grenade. Quant à la seconde, entre 1609 et 1613, elle résulte de la volonté du roi castillan Philippe III d’expulser les musulmans encore présents. Direction l’Afrique du Nord : Oran, Tlemcen, Bougie s’hispanisent et les linguistes estiment qu’on en trouvera des traces, bon an mal an, jusqu’au XVIIIe siècle.
« Le Maghreb central, précise l’historien Charles-André Julien, était une proie d’autant plus tentante que les accords avec le Portugal interdisaient à l’Espagne de poser le pied au Maroc ailleurs qu’à Melilla. […] Après une attaque de corsaires de Mers el-Kébir contre Alicante, Elche et Malaga au printemps 1505, les Espagnols entrèrent en action. Une armada espagnole obtint, en un mois et demi, la reddition de Mers el-Kébir, le meilleur mouillage de la côte algérienne. »
Les présides espagnols en Algérie
À bien des égards, l’histoire se répète. Aux attaques « terroristes » des pirates algériens, l’Espagne répond par des représailles musclées et une occupation de leur fief. C’est le célèbre cardinal Xavier de Cisneros qui mène la conquête. Oran est occupée en 1509. Elle le sera une seconde fois, exactement deux siècles plus tard, en 1708.
Une fois solidement installés, après des opérations coûteuses, dans les villes côtières, les Espagnols fortifient leurs positions. De ces citadelles, on se sert sur l’arrière-pays par des coups de main et des rezzous. Pour ce faire, des patrouilles légères mais bien équipées vont tâter le terrain, soumettre des tribus entières – celles de la plaine de Melata, dans le sud oranais, de la commune actuelles d’Arzew et de Tessala, une commune actuelle de la wilaya de Sidi Bel Abbés.
Vers 1543, presque trente ans après avoir débarqué dans le Maghreb central (Maghreb al-Awsat pour les historiens et géographes arabes), les Espagnols s’empare d’El Keurt, situé aujourd’hui dans la wilaya de Mascara. Ils y feront de nombreux prisonniers. La prise est symbolique pour la chrétienté : la ville n’a-t-elle pas été fondé par les Arabes en 835 ? Les tercio (fantassins espagnols), bien entraînés, sont animés par une foi de conquête proche de celle des croisades.
On s’allie également certaines tribus maures. Les Espagnols vont plus loin encore : ils en christianisent certaines. C’est le cas de toute une branche des Zemala. Une autre tribu, celle des Oulad Ali, vivant à une quarantaine de kilomètres au sud-est d’Oran, va se soumettre aux Espagnols. Ils fourniront d’intrépides cavaliers à la soldatesque ibérique.
Une occupation restreinte
En 1520, les Algériens, menés par un corsaire notoire, Khaïr el-Din, allié aux Turcs, vont fortement contrarier les plans des Espagnols, qui se calfeutrent dans leurs présides algériens. Oran, Bougie, Mers el-Kébir, Peñon d’Alger. Des fortifications de génie, hérissées de centaines de bouches à feu, assurent l’imprenabilité des structures.
Les Espagnols s’isolent donc de l’hinterland. Exception faite de quelques coups de main pour châtier les tribus trop téméraires ou pour se procurer, en temps de disette, les vivres qui tardent à arriver du continent. Parfois les sorties n’avaient d’autres desseins que de tuer l’ennui. « Chasser du Maure » est alors une activité sportive en soi. Bref, c’est une colonisation limitée. Ces enclaves espagnoles en territoire algérien, vivent sous perfusion permanente de la Péninsule. Même l’eau provient souvent du port de Malaga.
Les Espagnols reprennent une nouvelle fois la ville d’Oran, en 1732, cette fois-ci aux Ottomans. Ils s’y installent fermement et pour la durée : renforcement des fortifications, aménagement tambour battant de la ville. Sauf qu’en 1790, un puissant tremblement de terre annihile la moitié d’Oran. Les Algériens y voient la volonté d’Allah d’expulser les Chrétiens de dar al-islam (le territoire de l’Islam). Deux années plus tard, les troupes de Charles IV plient définitivement bagage en même temps que le bey Mohammed el-Kébir prend possession des lieux. C’en est fini de la présence espagnole dans l’Oranais, en tous les cas sous l’aspect militaire.
Au XIXe siècle, la présence ibérique va prendre une tout autre forme. Et pour cause. Faut-il rappeler qu’en 1830, l’arrivée des Français dans la Régence d’Alger modifie de fond en comble non seulement la société algérienne mais la géopolitique de tout le Maghreb.
Des migrants à tout faire
Cela ne va pas sans avoir des incidences sur la rive nord du Mare Nostrum. En effet, Paris ambitionne une colonie de peuplement. Pour cela, les autorités encouragent la migration. Mais le succès français n’est pas au rendez-vous. Ce sont davantage des Européens du Sud qui vont accourir : Italiens, Maltais et, bien sûr, Espagnols. Ces derniers forment le gros des troupes, plus de 30 % des migrants.
Dans la décennie 1870, 43 000 Espagnols posent leurs valises dans l’Oranais et l’Algérois. L’explication est à trouver dans la troisième guerre carliste qui fait alors rage en Espagne. L’histoire démographique distingue trois grandes vagues de migrations. Primo, celle de travailleurs de l’île de Minorque, qui se regroupent à Fort de l’Eau, aux alentours d’Alger. Ce sont, pour la plupart, des maraîchers. Seconde vague, celle des Alicantins. Alicante est lourdement touchée par une sécheresse au mitan du XIXe siècle. Les agriculteurs sont aux abois. Ils forment, en Algérie, une main d’œuvre d’ouvriers agricoles indispensable pour les colons français.
« La population de certaines villes de l’Oranais prit ainsi un caractère nettement espagnol. Au recensement de 1886, les Espagnols étaient quatre fois plus nombreux que les Français à Saint-Denis-du-Sig et à Mers el-Kébir, près de trois fois plus nombreux à Sidi Bel-Abbès, deux fois plus nombreux à Oran et Arzew », insistent les démographes Guy Brunet et Kamel Kateb.
Enfin, une ultime vague, très diversifiée, d’Espagnols en provenance de diverses régions pauvres de la Péninsule. Leur sort sera encore moins enviable que celui de leurs prédécesseurs. Ils hériteront des professions les plus pénibles : terrassiers, défricheurs, débroussailleurs, alfatiers… Bref, des journaliers et saisonniers. Les Espagnoles ne sont pas de reste : cantinières, blanchisseuses et domestiques pour la plupart. L’usine de tabac d’Oran était connue pour n’employer que des ouvrières espagnoles.
Un refuge pour les républicains
Des migrations ouvrières du XIXe siècle aux réfugiés de la Guerre civile de 1936-1939, il n’y a qu’un pas. Après la défaite des troupes républicaines, on dénombre quelques 5 300 réfugiés espagnols sur le sol algérien, selon les estimations du Gouvernement général de l’Algérie (GGA). Le Maroc du Nord, plus proche, sous protectorat espagnol et fief du général Franco, leur est fermé. Contrairement aux migrants du XIXe siècle, ces déplacés ont souvent les moyens. À preuve, des demandes sont introduites par les préfets auprès du GGA pour autoriser le change des pesetas et autres devises en francs sur le territoire algérien.
Pour héberger tous ces réfugiés espagnols, le GGA met sur pied des camps. Il n’est pas nécessaire d’insister sur l’atmosphère de ces cantonnements dont les conditions de vie ne sont jamais très commodes. L’afflux des Espagnols en Algérie se tarit après la Seconde Guerre mondiale. Avec l’indépendance, les Espagnols, à l’instar des Français, mettent les voiles vers l’Europe. Plus tard, c’est autour des positions adoptées sur le conflit opposant le Maroc et les organisations séparatistes sahraouies que se cristallisera le bras de fer – intermittent – entre Alger et Madrid. Un autre sujet de discorde qui continue à alimenter des relations bilatérales en demi-teintes et jamais véritablement apaisées.
Ce qui se passe à l'heure actuelle en Cisjordanie est absolument scandaleux. En réalité, ce que les colons sont en train de faire, c'est un nettoyage ethnique", Gérard Araud, ancien ambassadeur de France en Israël était l'invité de Un œil sur le monde...
Raids meurtriers, arrestations en masse, distribution d’armes par le gouvernement israélien. La violence explose contre les Palestiniens en Cisjordanie depuis le 7 octobre. Celle des colons, que parfois plus rien ne distingue de l’armée, fait craindre, comme à Gaza, une « seconde Nakba ». Reportage.
A travers un communiqué publié hier vendredi 17 novembre sur son site la CPI, domiciliée à La Haye, a fait savoir que le Bureau du procureur Karim Khan a réceptionné une saisine de ces cinq Etats signataires du traité instaurant la juridiction internationale. «Le Bureau du procureur confirme qu’il mène actuellement une enquête sur la situation dans l’Etat de Palestine», ajoute le texte.
La CPI rappelle que l’enquête en question a commencé le 3 mars 2021 et cible les crimes de guerre perpétrés le 13 juin 2014 à Gaza et en Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est. La même source précise que dès l’entame de son mandat, en juin 2021, le procureur Karim Khan a installé pour la première fois une cellule dédiée à la situation en Palestine. Et tous les crimes commis sont depuis soigneusement recensés.
«Le Bureau du procureur a collecté un volume important d’informations», indique le communiqué de la CPI. Et ce travail continuera, en Palestine et en Israël, après des survivants, des organisations non gouvernementales et des acteurs locaux pour recueillir le maximum de données, toujours d’après la même source.
Dans la principale ville du nord du Niger, Agadez, échouent un nombre important de migrants subsahariens expulsés d’Algérie. Parmi eux, raconte “Aïr Info”, beaucoup de mineurs.
Des tentes de fortune abritant des migrants sont vues à Assamaka, au Niger, le 29 mars 2023 (Image d'illustration). Crédit : Stanislas Poyet/AFP
Les autorités algériennes expulsent régulièrement vers le Niger des milliers de migrants qu’elles déversent au “point zéro”, localité située à 15 kilomètres d’Assamaka, la première ville nigérienne à la frontière algérienne.
Parmi les vagues de refoulés, plusieurs centaines d’enfants qui, par la suite, sont transférés à Agadez en vue de leur renvoi vers leur pays d’origine. Avant Agadez, ces migrants passent des jours, voire des semaines, à Arlit.
Tout un parcours qui se passe dans des conditions de prise en charge le plus souvent assez difficiles, malgré les efforts de l’État et de ses partenaires. Pour arriver à Assamaka à partir du “point zéro”, c’est tout un parcours du combattant qui demande beaucoup de courage et d’énergie avant de pouvoir affronter d’autres difficultés à Arlit et à Agadez.
Des rêves d’Italie
Assamaka est une petite ville à environ 212 kilomètres d’Arlit. Koné A., 15 ans, vient de Côte d’Ivoire. Il retrace son parcours du “point zéro” à Agadez : “On nous a refoulés d’Algérie. On nous a laissés à 15 kilomètres d’Assamaka. On a marché jusqu’à Assamaka. Arrivé à Assamaka, on a fait un mois deux semaines et trois jours là-bas dans le camp de l’OIM (Organisation internationale pour les migrations). On nous a mis dans [un] gros camion pour venir à Arlit. Arrivé à Arlit, on a fait un mois là-bas. Ils nous ont mis dans le bus encore pour venir à Agadez aujourd’hui.”
Koné déplore les conditions de vie à Assamaka. Il dit être content d’arriver à Agadez. “Ici, c’est une grande ville. On mange comme on veut et on dort comme on veut. Et puis, il y a l’eau ici et tout, tout”, se réjouit-il.
Le jeune Ivoirien, qui a abandonné l’école en classe de CE1, voulait rejoindre son grand frère en Italie. C’est d’ailleurs ce dernier qui lui avait envoyé de l’argent pour pouvoir le rejoindre, nous a confiés Koné, qui projetait de s’inscrire dans une école italienne avant de pouvoir travailler. Il a dû passer par plusieurs villes, notamment de Côte d’Ivoire et du Mali, pour se retrouver en Algérie, puis à Agadez, au Niger.
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Konaté I., un autre Ivoirien de 17 ans, est aussi l’un des migrants refoulés d’Algérie. Il voulait aussi aller en Italie. Mais, contrairement à Koné, lui n’a pas de frère ni de connaissances en Italie. Son séjour à Assamaka ne lui évoque pas un bon souvenir.
“À Assamaka, il n’y a pas à manger, il n’y a pas d’eau, on ne se lave pas. Tu peux même faire deux semaines [pendant lesquelles] tu ne te laves pas.” Il avait le même projet que Koné. C’est-à-dire, une fois en Italie, il espérait s’inscrire dans une école et, après, travailler.
Konaté I. estime par ailleurs que l’Algérie n’a pas le droit de les refouler, car ils y étaient juste de passage. “On passe seulement. C’est pas pour rester (en Algérie)”, explique-t-il. À présent, selon ses dires, il souhaite rentrer en Côte d’Ivoire pour reprendre l’école. En même temps, il ne pense pas abandonner de sitôt l’aventure de la migration.
Abandonnés au “point zéro”
Limamo, un jeune Sénégalais, nous a raconté qu’ils ont fait trois semaines à Assamaka avant d’être acheminés à Arlit, puis à Agadez. Il affirme avoir vu des migrants qui sont morts à Assamaka à cause de la fatigue. Abandonnés au “point zéro”, Limamo et ses camarades ont parcouru à pied les 15 kilomètres pour se rendre à Assamaka, où les conditions de vie lui semblent difficiles. Heurté par ces tristes conditions, Limamo appelle les autorités de les faire rentrer, lui et les autres migrants, dans leurs pays respectifs.
Souleymane, gambien, fait aussi partie des migrants rapatriés d’Algérie et fraîchement arrivés à Agadez. Le Gambien était en Algérie pour travailler dans les chantiers de construction. Lors de leur rapatriement, Souleymane et ses camarades ont été frappés et dépouillés de leurs biens (argent, téléphone, etc.) en Algérie, nous dit-il. Ils sont arrivés au Niger avec “rien”, regrette-t-il. Il témoigne qu’ils sont plus de 1 000 [à être arrivés] à Assamaka, où ils ont passé trois semaines.
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Mamadou M. D., un jeune Guinéen, nous a confié avoir passé un mois, deux semaines et trois jours à Assamaka. Une seule phrase pour résumer la vie là-bas : “C’était difficile.” Par ailleurs, il se sent un peu soulagé de se retrouver à Agadez.
“J’ai été attrapé en Algérie. C’est l’OIM qui nous a amenés ici (à Agadez). Les Algériens nous ont déposés à 15 kilomètres d’Assamaka. On a marché pour rentrer à Assamaka. L’OIM nous a pris là-bas. Ils nous ont embarqués dans un camion, on est venu jusqu’à Arlit. À Arlit, on nous a embarqués dans un bus qui nous a amenés jusqu’ici, à Agadez”, a retracé Mamadou. Il souhaite par ailleurs retourner dans son pays, la Guinée.
Une prise en charge humanitaire
Parmi les acteurs humanitaires rencontrés, Souleymane Issaka, divisionnaire chargé de la protection de l’enfant à la direction régionale de la promotion de la femme et de la protection de l’enfant d’Agadez.
À Agadez, tous ces migrants sont hébergés et pris en charge dans les centres de transit de différents organismes humanitaires ou au niveau de la direction régionale de la promotion de la femme et de la protection de l’enfant.
Selon le chargé du bureau de l’UNHCR-Agadez, M. Mahamat Nour Abdoulaye, les enfants bénéficient d’une attention particulière dans le cadre de la fourniture des besoins.
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“Au niveau de notre bureau, nous avons des enfants non accompagnés et des enfants séparés, ce qu’on appelle, en sigles, les ENA et les ES. Nous mettons un accent tout particulier sur ces enfants qui sont environ 19 ici, au niveau de la région d’Agadez, sous notre protection”, nous a expliqué le chargé du bureau de l’UNHCR-Agadez.
Ce sont les enfants de 8 à 17 ans qui sont [pris en charge par] le bureau de l’UNHCR-Agadez – pour la plupart des enfants soudanais, étant donné que les réfugiés soudanais sont en nombre élevé à Agadez, selon Mahamat Nour Abdoulaye. En dehors des enfants soudanais, il y a cependant une minorité d’autres enfants qui proviennent d’autres pays, précise-t-il.
À Agadez, la direction de la promotion de la femme et de la protection de l’enfant intervient dans les questions migratoires depuis 2014 à travers le Centre de transit et d’orientation (CTO), créé en 2014 avec les premières opérations de refoulement des migrants nigériens vivant en situation irrégulière en Algérie, nous a fait savoir Souleymane Issaka.
C’est à partir de cette même année que “nous avons commencé aussi à prendre les enfants non accompagnés, les enfants seuls et les enfants victimes de traite”, souligne-t-il. Ce sont principalement les enfants nigériens en situation de migration, qu’elle soit interne ou transfrontalière, qui sont pris en charge par la direction régionale de la promotion de la femme et de la protection de l’enfant.
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“On leur offre un certain nombre de services. Et le premier de ces services, c’est l’hébergement au niveau de notre centre, qui a une capacité d’accueil de 50 lits qu’on peut étendre à plus en cas de nécessité. À part ça, il y a aussi ce que l’on appelle le ‘screening médical’, c’est-à-dire que tous les enfants que nous accueillons bénéficient de l’assistance sanitaire. S’il y a nécessité même d’hospitaliser ou de référer vers un centre de santé plus spécialisé pour la prise en charge, nous le faisons”, énumère Souleymane Issaka.
Traites de mineurs
Selon lui, tous ces enfants qui sont sur la route migratoire et qui sont aussi victimes de traite ont un vécu, que ce soit dans leurs villages d’origine ou bien à travers toute la route migratoire. “Donc, il y a un certain vécu que nous essayons de retracer à travers ce que nous appelons des histoires de vie. Et ces histoires de vie se font à travers des entretiens spécialisés. Et toutes ces informations se retrouvent en fin de compte dans ce que nous appelons des dossiers de protection”, explique le divisionnaire chargé de la protection de l’enfant.
“C’est pour que nos collègues vers qui nous référons ou bien nous transférons ces dossiers puissent continuer la prise en charge. Et ces dossiers concernent spécifiquement les enfants non accompagnés et les enfants seuls”, précise-t-il.
Malgré les efforts que déploie la direction régionale de la promotion de la femme et de la protection de l’enfant d’Agadez pour apporter assistance aux enfants, plusieurs difficultés entravent le processus de prise en charge des enfants migrants.
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Un autre problème, c’est le nombre élevé des enfants en situation de migration dans la commune d’Agadez. “Tous ces enfants-là, peut-être qu’ils sont dans la perspective de continuer sur l’Algérie, mais c’est par milliers qu’on les dénombre au niveau de la commune d’Agadez. Et malheureusement, ces enfants sont aussi dans une situation qui les expose à beaucoup de dangers”, alerte le divisionnaire Souleymane Issaka.
“Et il n’y a pas beaucoup de réponses précises par rapport à la prise en charge de ces enfants-là, qui sont en situation de migration interne”, s’inquiète-t-il.
Le refoulement des migrants vers Agadez reste une préoccupation majeure pour la région en particulier et pour le Niger en général, qui récolte les conséquences de la politique européenne d’externalisation des frontières et de tous les mécanismes mis en place pour stopper le phénomène de la migration irrégulière.
Tous ces mécanismes mettent à mal le respect des droits des enfants du fait de l’incapacité de l’État et de ses partenaires à leur assurer une prise en charge effective.
Pour l’historien, spécialiste de la Palestine, professeur au collège de France, « l’effondrement des conditions sanitaires et l’absence de ravitaillement à destination des populations concernées peuvent indiquer que l’on est sur la voie d’un processus de destruction de masse » dans la bande de Gaza.
l’historienL’historien et universitaire Henry Laurens est l’un des plus grands spécialistes du Moyen-Orient. Professeur au Collège de France où il est titulaire de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe, il a mis la question palestinienne au cœur de son travail. Il est l’auteur de très nombreux livres dont cinq tomes sans équivalent publiés entre 1999 et 2015, consacrés à La question de Palestine (Fayard).
Dans un entretien à Mediapart, il éclaire de sa connaissance l’exceptionnalité du conflit israélo-palestinien et le « corps à corps que même l’émotion n’arrive pas à séparer » dans lesquels les deux peuples sont pris depuis des décennies. Il dit son pessimisme quant à la résolution du conflit qui peut durer « des siècles » : « Vous ne pouvez espérer de sortie possible que par une décolonisation, mais à horizon immédiat, cette décolonisation n’est pas faisable. Dans les années 1990, elle l’était. Il y avait 30 000 colons. Aujourd’hui, ils sont 500 000 dont quelques dizaines de milliers qui sont des colons ultrareligieux et armés. »
Plus d’une vingtaine de rapporteurs de l’organisation des Nations unies (ONU) s’inquiètent d’« un génocide en cours » à Gaza. Est-ce que vous employez ce terme ?
Il y a deux sens au terme de « génocide ». Il y a le génocide tel que défini par l’avocat polonais Raphael Lemkin en 1948, la seule définition juridique existante, aujourd’hui intégrée au protocole de Rome créant la CPI [Cour pénale internationale – ndlr]. Lemkin a été obligé, pour que ce soit voté par les Soviétiques et par le bloc de l’Est, d’éliminer les causes politiques du génocide – massacrer des gens dans le but de détruire une classe sociale –, parce qu’il aurait fallu reconnaître le massacre des koulaks par les Soviétiques.
La définition de Lemkin implique que ceux qui commettent un génocide appartiennent à un autre peuple que celui des victimes. D’où le problème aussi qu’on a eu avec le Cambodge, qu’on ne pouvait pas appeler un génocide parce que c’étaient des Cambodgiens qui avaient tué des Cambodgiens. Là, on est dans une définition étroite. C’était le prix à payer pour obtenir un accord entre les deux Blocs dans le contexte du début de la guerre froide.
Vous avez ensuite une définition plus large du terme, celui d’une destruction massive et intentionnelle de populations quelles qu’en soient les motivations.
Il existe donc deux choses distinctes : la première, ce sont les actes, et la seconde, c’est l’intention qui est derrière ces actes. Ainsi le tribunal international pour l’ex-Yougoslavie a posé la différence entre les nettoyages ethniques dont la motivation n’est pas génocidaire parce que l’extermination n’était pas recherchée, même si le nombre de victimes était important, et les actes de génocide comme celui de Srebrenica, où l’intention était claire.
On voit ainsi que le nombre de victimes est secondaire. Pour Srebrenica, il est de l’ordre de 8 000 personnes.
L’inconvénient de cette logique judiciaire est de conduire à une casuistique de l’intentionnalité, ce qui ne change rien pour les victimes.
Au moment où nous parlons, le nombre de victimes dans la bande de Gaza est supérieur à celui de Srebrenica. On a, semble-t-il, dépassé la proportion de 0,5 % de la population totale. Si on compare avec la France, cela donnerait 350 000 morts.
Le discours israélien évoque des victimes collatérales et des boucliers humains. Mais de nombreux responsables israéliens tiennent des discours qui peuvent être qualifiés de génocidaires. L’effondrement des conditions sanitaires et l’absence même de ravitaillement à destination des populations concernées peuvent indiquer que l’on est sur la voie d’un processus de destruction de masse avec des controverses à n’en plus finir sur les intentionnalités.
La crainte d’une seconde « Nakba » (catastrophe), en référence à l’exil massif et forcé à l’issue de la guerre israélo-arabe de 1948, hante les Palestiniens. Peut-on faire le parallèle avec cette période ?
La Nakba peut être considérée comme un nettoyage ethnique, en particulier dans les régions autour de l’actuelle bande de Gaza où l’intentionnalité d’expulsion est certaine. Des responsables israéliens appellent aujourd’hui à une expulsion de masse. C’est d’ailleurs pour cela que l’Égypte et la Jordanie ont fermé leurs frontières.
Dans l’affaire actuelle, les démons du passé hantent les acteurs. Les juifs voient dans le 7 octobre une réitération de la Shoah et les Palestiniens dans les événements suivants celle de la Nakba.
Faut-il craindre une annexion de la bande de Gaza par Israël avec des militaires mais aussi des colons ?
En fait, personne ne connaît la suite des événements. On ne voit personne de volontaire pour prendre la gestion de la bande de Gaza. Certains responsables israéliens parlent de « dénazification » et il y a une dimension de vengeance dans les actes israéliens actuels. Mais les vengeances n’engendrent que des cycles permanents de violence.
Quelle est votre analyse des atrocités commises le 7 octobre 2023 par le Hamas ?
Elles constituent un changement considérable, parce que la position de l’État d’Israël est profondément modifiée au moins sur deux plans : premièrement, le pays a subi une invasion pour quelques heures de son territoire, ce qui n’est pas arrivé depuis sa création ; deuxièmement, le 7 octobre marque l’échec du projet sioniste tel qu’il a été institué après la Seconde Guerre mondiale, un endroit dans le monde où les juifs seraient en position de sécurité. Aujourd’hui, non seulement l’État d’Israël est en danger, mais il met en danger les diasporas qui, dans le monde occidental, se trouvent menacées ou, en tout cas, éprouvent un sentiment de peur.
Le dernier tome de votre série consacrée à « La question de Palestine » (Fayard) était intitulé « La paix impossible » et courait sur la période 1982-2001. Vous étiez déjà très pessimiste quant à la résolution de ce conflit, mais aussi concernant l’avenir de la région, comme si elle était condamnée à demeurer cette poudrière. Est-ce que vous êtes encore plus pessimiste aujourd’hui ? Ou est-ce que le conflit israélo-palestinien vous apparaît soluble, et si oui, quelle issue apercevez-vous ?
La réelle solution théorique serait d’arriver à un système de gestion commune et équitable de l’ensemble du territoire. Mais un État unitaire est difficile à concevoir puisque les deux peuples ont maintenant plus d’un siècle d’affrontements.
Qu’en est-il de la solution à deux États, dont le principe a été adopté en 1947 par l’ONU, après la fin du mandat britannique ? Est-elle possible ?
La solution à deux États n’est plus possible dès lors que vous avez 500 000 colons, dont quelques dizaines de milliers qui sont des colons ultrareligieux et armés. Vous avez une violence quotidienne en Cisjordanie. La sécurité des colons ne peut se fonder que sur l’insécurité des Palestiniens. Et l’insécurité des Palestiniens provoque la violence qui engendre l’insécurité des colons.
C’est un cercle vicieux et vous ne pouvez espérer de sortie possible que par une décolonisation, mais à horizon immédiat, cette décolonisation n’est pas faisable. Dans les années 1990, elle l’était. Il y avait 30 000 colons. On pouvait, sans trop de dégâts, faire une décolonisation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza.
Aujourd’hui, nous sommes dans une position de domination, et cette solution peut prendre des siècles parce qu’il y a l’exceptionnalité juive qui crée une exceptionnalité israélienne qui elle-même crée une exceptionnalité palestinienne. C’est-à-dire que sans être péjoratif, les Palestiniens deviennent des juifs bis.
Qu’entendez-vous par là ?
Nous sommes depuis le 7 octobre devant un grand nombre de victimes. Mais ces dernières années, nous en avons eu bien plus en Irak, en Syrie, au Soudan et en Éthiopie. Cela n’a pas provoqué l’émoi mondial que nous connaissons aujourd’hui. L’émotion a été suscitée parce que les victimes étaient juives, puis elle s’est déplacée sur les victimes palestiniennes. Les deux peuples sont dans un corps à corps que même l’émotion n’arrive pas à séparer.
Les années 1990 ont été marquées par les accords d’Oslo en 1993. Relèvent-ils du mirage aujourd’hui ?
Non, on pouvait gérer une décolonisation. Mais déjà à la fin des accords d’Oslo, il n’y a pas eu décolonisation mais doublement de la colonisation sous le gouvernement socialiste et ensuite sous le premier gouvernement Nétanyahou. Ce sont l’occupation, la colonisation, qui ont amené l’échec des processus. Il n’existe pas d’occupation, de colonisation pacifique et démocratique.
Aujourd’hui, c’est infiniment plus difficile à l’aune de la violence, des passions, des derniers événements, des chocs identitaires, de la haine tout simplement. Qui plus est, depuis une trentaine d’années, vous avez une évolution commune vers une vision religieuse et extrémiste, aussi bien chez les juifs que chez les Palestiniens.
Vous voulez dire que le conflit territorial est devenu un conflit religieux ?
Il a toujours été religieux. Dès l’origine, le mouvement sioniste ne pouvait fonctionner qu’en utilisant des références religieuses, même si ses patrons étaient laïcs. La blague de l’époque disait que les sionistes ne croyaient pas en Dieu mais croyaient que Dieu leur avait promis la Terre promise.
Le projet sioniste, même s’il se présentait comme un mouvement de sauvetage du peuple juif, ne pouvait fonctionner qu’en manipulant les affects. Il était de nature religieuse puisqu’il renvoyait à la Terre sainte. Vous avez une myriade d’endroits qui sont des symboles religieux, mais qui sont aussi des symboles nationaux, aussi bien pour les juifs que pour les musulmans : l’esplanade des Mosquées, le tombeau des Patriarches, le mur des Lamentations. Et puis il y a les gens qui se sentent mandatés par Dieu.
De même, les musulmans ont cherché des alliés en jouant sur la solidarité islamique. Dès les années 1930, la défense de la mosquée Al-Aqsa est devenue un thème fédérateur.
Pourquoi est-il devenu difficile d’invoquer une lecture coloniale du conflit depuis les massacres du Hamas du 7 octobre ?
Le sionisme est à l’origine un corps étranger dans la région. Pour arriver à ses fins, il a eu besoin d’un soutien européen avant 1914, puis britannique et finalement américain. Israël s’est posé comme citadelle de l’Occident dans la région et conserve le discours colonial de la supériorité civilisatrice et démocratique. Cet anachronisme est douloureusement ressenti par les autres parties prenantes.
Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les responsables sionistes n’hésitaient pas à se comparer à la colonisation britannique en Afrique noire avec la nécessité de mater les protestations indigènes.
La Palestine fonctionne en jeu à somme nulle, le progrès de l’un se fait au détriment de l’autre. La constitution de l’État juif impliquait un « transfert » de la population arabe à l’extérieur, terme poli pour « expulsion ». La confiscation des terres détenues par les Arabes en est le corollaire. Les régions où ont eu lieu les atrocités du 7 octobre étaient peuplées d’Arabes qui ont été expulsés en 1948-1950.
Dire cela, c’est se faire accuser de trouver des excuses au terrorisme. Dès que vous essayez de donner des éléments de compréhension, vous vous confrontez à l’accusation : « Comprendre, c’est excuser. » Il faut bien admettre que le Hamas dans la bande de Gaza recrute majoritairement chez les descendants des expulsés. Cela ne veut pas dire approuver ce qui s’est passé.
Le slogan « From the river to the sea, Palestine will be free » (« De la rivière à la mer, la Palestine sera libre ») utilisé par les soutiens de la Palestine fait polémique. Est-ce vouloir rayer de la carte Israël ou une revendication légitime d’un État palestinien ?
Il a été utilisé par les deux parties et dans le même sens. Les mouvements sionistes, en particulier la droite sioniste, ont toujours dit que cette terre devait être juive et israélienne au moins jusqu’au fleuve. Le parti de l’ancêtre du Likoud voulait même annexer l’ensemble de la Jordanie.
Chez certains Palestiniens, on a une vision soft qui consiste à dire que « si nous réclamons un État palestinien réunissant la bande de Gaza et la Cisjordanie, nous considérons l’ensemble de la terre comme la Palestine historique, comme partie de notre histoire, mais nous ne la revendiquons pas dans sa totalité ».
Israël depuis sa fondation n’a pas de frontières définies internationalement. Il a toujours revendiqué la totalité de la Palestine mandataire, voire plus. Il a ainsi rejeté l’avis de la Cour internationale de justice qui faisait des lignes d’armistice de 1949 ses frontières permanentes.
Cette indétermination se retrouve de l’autre côté. La libération de la Palestine renvoie à la totalité du territoire. D’autres exigeaient la carte du plan de partage de 1947. Pour l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), faire l’État palestinien sur les territoires occupés en 1968 était la concession ultime.
Les Arabes en général ont reçu sans grand problème les réfugiés arméniens durant la Grande Guerre et les années suivantes. Ces Arméniens ont pu conserver l’essentiel de leur culture. Mais il n’y avait pas de question politique. Il n’était pas question de créer un État arménien au Levant.
Dès le départ, les Arabes de Palestine ont vu dans le projet sioniste une menace de dépossession et d’expulsion. On ne peut pas dire qu’ils ont eu tort…
Le mouvement islamiste palestinien, le Hamas, classé terroriste par l’Union européenne et les États-Unis, est aujourd’hui le principal acteur de la guerre avec Israël…
Définir l’ennemi comme terroriste, c’est le placer hors la loi. Bien des épisodes de décolonisation ont vu des « terroristes » devenir du jour au lendemain des interlocuteurs valables.
Bien sûr, il existe des actes terroristes et les atrocités du 7 octobre le sont. Mais c’est plus une méthodologie qu’une idéologie. C’est une forme de guerre qui s’en prend aux civils selon les définitions les plus courantes. Jamais un terroriste ne s’est défini comme tel. Il se voit comme un combattant légitime et généralement son but est d’être considéré comme tel. Avec l’État islamique et le 7 octobre, on se trouve clairement devant un usage volontaire de la cruauté.
La rhétorique habituelle est de dire que l’on fait la guerre à un régime politique et non à un peuple. Mais si on n’offre pas une perspective politique à ce peuple, il a le sentiment que c’est lui que l’on a mis hors la loi. Il le voit bien quand on dit « les Israéliens ont le droit de se défendre », mais apparemment pas quand il s’agit de Palestiniens.
D’aucuns expliquent qu’Israël a favorisé l’ascension du Hamas pour qu’un vrai État palestinien indépendant ne voie jamais le jour au détriment de l’autorité palestinienne qui n’administre aujourd’hui plus que la Cisjordanie. Est-ce que le Hamas est le meilleur ennemi des Palestiniens ?
Incontestablement,les Israéliens ont favorisé les Frères musulmans de la bande de Gaza dans les années 1970 et 1980 pour contrer les activités du Fatah. De même, après 2007, ils voulaient faire du Hamas un sous-traitant chargé de la bande de Gaza, comme l’Autorité palestinienne l’est pour la Cisjordanie.
Le meilleur moyen de contrer le Hamas est d’offrir aux Palestiniens une vraie perspective politique et non de bonnes paroles et quelques aides économiques qui sont des emplâtres sur des jambes de bois.
Quel peut être l’avenir de l’Autorité palestinienne, aujourd’hui déconsidérée ? Et du Fatah, le parti du président Mahmoud Abbas, pressé par la base de renouer avec la lutte armée et le Hamas ?
Le seul acquis de l’Autorité palestinienne, ou plus précisément de l’OLP, c’est sa légitimité diplomatique. Sur le terrain, elle est perçue comme un sous-traitant de l’occupation israélienne incapable de contrer un régime d’occupation de plus en plus dur. Elle est dans l’incapacité de protéger ses administrés. Le risque majeur pour elle est tout simplement de s’effondrer.
Le Hamas appelle les Palestiniens de Cisjordanie à se soulever. Un soulèvement généralisé des Palestiniens peut-il advenir ?
En Cisjordanie, on a surtout de petits groupes de jeunes armés totalement désorganisés. Mais la violence et la répression sont devenues quotidiennes et les violences permanentes. À l’extérieur, l’Occident apparaît complice de l’occupation et de la répression israéliennes. L’Iran, la Chine et la Russie en profitent.
Le premier tome de votre monumentale « Question de Palestine » s’ouvre sur 1799, lorsque l’armée de Napoléon Bonaparte entre en Palestine, il court jusqu’en 1922. Avec cette accroche : l’invention de la Terre sainte. En quoi cette année est-elle fondatrice ?
En 1799, l’armée de Bonaparte parcourt le littoral palestinien jusqu’à Tyr. En Europe, certains y voient la possibilité de créer un État juif en Palestine. Mais l’ouverture de la Terre sainte aux Occidentaux est aussi l’occasion d’une lutte d’influences entre puissances chrétiennes.
Dans le tome 4, « Le rameau d’olivier et le fusil du combattant » (1967-1982), vous revenez sur ce qui a été un conflit israélo-arabe, puis un conflit israélo-palestinien. Est-ce que cela peut le redevenir ?
Jusqu’en 1948, c’est un conflit israélo-palestinien avant tout. En 1948, cela devient un conflit israélo-arabe avec une dimension palestinienne. À partir de la fin des années 1970, la dimension palestinienne redevient essentielle.
Ben Gourion disait que la victoire du sionisme était d’avoir transformé la question juive en problème arabe. Les derniers événements semblent montrer que le problème arabe est en train de redevenir une question juive.
Le rôle des États-Unis a toujours été déterminant dans ce conflit. Que nous dit leur position aujourd’hui ?
La question de Palestine est en même temps une question intérieure pour les pays occidentaux du fait de l’histoire de la Shoah et de la colonisation. Il s’y ajoute aux États-Unis une dimension religieuse du fait du biblisme protestant et du « pionniérisme ». Les Palestiniens leur semblent être quelque part entre les Indiens et les Mexicains…
La « République impériale » vient encore de montrer son impressionnante capacité de projection militaire dans la région, mais aussi son incapacité à obtenir un règlement politique satisfaisant.
Pourquoi ce conflit déclenche-t-il autant de passions et clive-t-il autant dans le monde entier, où comme en France, le président appelle à « ne pas importer le conflit » ?
C’est un conflit gorgé d’histoire. La Terre sainte est celle des trois religions monothéistes. Le conflit lui-même porte avec lui la mémoire de la Shoah et de la colonisation, d’où l’extraordinaire position d’exceptionnalité des acteurs.
Vous avez écrit cinq tomes sur la question de Palestine. Après l’ultime « La Paix impossible », quel pourrait être le sixième ?
Peut-être le retour de la question juive, mais c’est loin d’être une perspective encourageante
Pour l’historien, spécialiste de la Palestine, professeur au collège de France, « l’effondrement des conditions sanitaires et l’absence de ravitaillement à destination des populations concernées peuvent indiquer que l’on est sur la voie d’un processus de destruction de masse » dans la bande de Gaza.
l’historienL’historien et universitaire Henry Laurens est l’un des plus grands spécialistes du Moyen-Orient. Professeur au Collège de France où il est titulaire de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe, il a mis la question palestinienne au cœur de son travail. Il est l’auteur de très nombreux livres dont cinq tomes sans équivalent publiés entre 1999 et 2015, consacrés à La question de Palestine (Fayard).
Dans un entretien à Mediapart, il éclaire de sa connaissance l’exceptionnalité du conflit israélo-palestinien et le « corps à corps que même l’émotion n’arrive pas à séparer » dans lesquels les deux peuples sont pris depuis des décennies. Il dit son pessimisme quant à la résolution du conflit qui peut durer « des siècles » : « Vous ne pouvez espérer de sortie possible que par une décolonisation, mais à horizon immédiat, cette décolonisation n’est pas faisable. Dans les années 1990, elle l’était. Il y avait 30 000 colons. Aujourd’hui, ils sont 500 000 dont quelques dizaines de milliers qui sont des colons ultrareligieux et armés. »
Plus d’une vingtaine de rapporteurs de l’organisation des Nations unies (ONU) s’inquiètent d’« un génocide en cours » à Gaza. Est-ce que vous employez ce terme ?
Il y a deux sens au terme de « génocide ». Il y a le génocide tel que défini par l’avocat polonais Raphael Lemkin en 1948, la seule définition juridique existante, aujourd’hui intégrée au protocole de Rome créant la CPI [Cour pénale internationale – ndlr]. Lemkin a été obligé, pour que ce soit voté par les Soviétiques et par le bloc de l’Est, d’éliminer les causes politiques du génocide – massacrer des gens dans le but de détruire une classe sociale –, parce qu’il aurait fallu reconnaître le massacre des koulaks par les Soviétiques.
La définition de Lemkin implique que ceux qui commettent un génocide appartiennent à un autre peuple que celui des victimes. D’où le problème aussi qu’on a eu avec le Cambodge, qu’on ne pouvait pas appeler un génocide parce que c’étaient des Cambodgiens qui avaient tué des Cambodgiens. Là, on est dans une définition étroite. C’était le prix à payer pour obtenir un accord entre les deux Blocs dans le contexte du début de la guerre froide.
Vous avez ensuite une définition plus large du terme, celui d’une destruction massive et intentionnelle de populations quelles qu’en soient les motivations.
Il existe donc deux choses distinctes : la première, ce sont les actes, et la seconde, c’est l’intention qui est derrière ces actes. Ainsi le tribunal international pour l’ex-Yougoslavie a posé la différence entre les nettoyages ethniques dont la motivation n’est pas génocidaire parce que l’extermination n’était pas recherchée, même si le nombre de victimes était important, et les actes de génocide comme celui de Srebrenica, où l’intention était claire.
On voit ainsi que le nombre de victimes est secondaire. Pour Srebrenica, il est de l’ordre de 8 000 personnes.
L’inconvénient de cette logique judiciaire est de conduire à une casuistique de l’intentionnalité, ce qui ne change rien pour les victimes.
Au moment où nous parlons, le nombre de victimes dans la bande de Gaza est supérieur à celui de Srebrenica. On a, semble-t-il, dépassé la proportion de 0,5 % de la population totale. Si on compare avec la France, cela donnerait 350 000 morts.
Le discours israélien évoque des victimes collatérales et des boucliers humains. Mais de nombreux responsables israéliens tiennent des discours qui peuvent être qualifiés de génocidaires. L’effondrement des conditions sanitaires et l’absence même de ravitaillement à destination des populations concernées peuvent indiquer que l’on est sur la voie d’un processus de destruction de masse avec des controverses à n’en plus finir sur les intentionnalités.
La crainte d’une seconde « Nakba » (catastrophe), en référence à l’exil massif et forcé à l’issue de la guerre israélo-arabe de 1948, hante les Palestiniens. Peut-on faire le parallèle avec cette période ?
La Nakba peut être considérée comme un nettoyage ethnique, en particulier dans les régions autour de l’actuelle bande de Gaza où l’intentionnalité d’expulsion est certaine. Des responsables israéliens appellent aujourd’hui à une expulsion de masse. C’est d’ailleurs pour cela que l’Égypte et la Jordanie ont fermé leurs frontières.
Dans l’affaire actuelle, les démons du passé hantent les acteurs. Les juifs voient dans le 7 octobre une réitération de la Shoah et les Palestiniens dans les événements suivants celle de la Nakba.
Faut-il craindre une annexion de la bande de Gaza par Israël avec des militaires mais aussi des colons ?
En fait, personne ne connaît la suite des événements. On ne voit personne de volontaire pour prendre la gestion de la bande de Gaza. Certains responsables israéliens parlent de « dénazification » et il y a une dimension de vengeance dans les actes israéliens actuels. Mais les vengeances n’engendrent que des cycles permanents de violence.
Quelle est votre analyse des atrocités commises le 7 octobre 2023 par le Hamas ?
Elles constituent un changement considérable, parce que la position de l’État d’Israël est profondément modifiée au moins sur deux plans : premièrement, le pays a subi une invasion pour quelques heures de son territoire, ce qui n’est pas arrivé depuis sa création ; deuxièmement, le 7 octobre marque l’échec du projet sioniste tel qu’il a été institué après la Seconde Guerre mondiale, un endroit dans le monde où les juifs seraient en position de sécurité. Aujourd’hui, non seulement l’État d’Israël est en danger, mais il met en danger les diasporas qui, dans le monde occidental, se trouvent menacées ou, en tout cas, éprouvent un sentiment de peur.
Le dernier tome de votre série consacrée à « La question de Palestine » (Fayard) était intitulé « La paix impossible » et courait sur la période 1982-2001. Vous étiez déjà très pessimiste quant à la résolution de ce conflit, mais aussi concernant l’avenir de la région, comme si elle était condamnée à demeurer cette poudrière. Est-ce que vous êtes encore plus pessimiste aujourd’hui ? Ou est-ce que le conflit israélo-palestinien vous apparaît soluble, et si oui, quelle issue apercevez-vous ?
La réelle solution théorique serait d’arriver à un système de gestion commune et équitable de l’ensemble du territoire. Mais un État unitaire est difficile à concevoir puisque les deux peuples ont maintenant plus d’un siècle d’affrontements.
Qu’en est-il de la solution à deux États, dont le principe a été adopté en 1947 par l’ONU, après la fin du mandat britannique ? Est-elle possible ?
La solution à deux États n’est plus possible dès lors que vous avez 500 000 colons, dont quelques dizaines de milliers qui sont des colons ultrareligieux et armés. Vous avez une violence quotidienne en Cisjordanie. La sécurité des colons ne peut se fonder que sur l’insécurité des Palestiniens. Et l’insécurité des Palestiniens provoque la violence qui engendre l’insécurité des colons.
C’est un cercle vicieux et vous ne pouvez espérer de sortie possible que par une décolonisation, mais à horizon immédiat, cette décolonisation n’est pas faisable. Dans les années 1990, elle l’était. Il y avait 30 000 colons. On pouvait, sans trop de dégâts, faire une décolonisation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza.
Aujourd’hui, nous sommes dans une position de domination, et cette solution peut prendre des siècles parce qu’il y a l’exceptionnalité juive qui crée une exceptionnalité israélienne qui elle-même crée une exceptionnalité palestinienne. C’est-à-dire que sans être péjoratif, les Palestiniens deviennent des juifs bis.
Qu’entendez-vous par là ?
Nous sommes depuis le 7 octobre devant un grand nombre de victimes. Mais ces dernières années, nous en avons eu bien plus en Irak, en Syrie, au Soudan et en Éthiopie. Cela n’a pas provoqué l’émoi mondial que nous connaissons aujourd’hui. L’émotion a été suscitée parce que les victimes étaient juives, puis elle s’est déplacée sur les victimes palestiniennes. Les deux peuples sont dans un corps à corps que même l’émotion n’arrive pas à séparer.
Les années 1990 ont été marquées par les accords d’Oslo en 1993. Relèvent-ils du mirage aujourd’hui ?
Non, on pouvait gérer une décolonisation. Mais déjà à la fin des accords d’Oslo, il n’y a pas eu décolonisation mais doublement de la colonisation sous le gouvernement socialiste et ensuite sous le premier gouvernement Nétanyahou. Ce sont l’occupation, la colonisation, qui ont amené l’échec des processus. Il n’existe pas d’occupation, de colonisation pacifique et démocratique.
Aujourd’hui, c’est infiniment plus difficile à l’aune de la violence, des passions, des derniers événements, des chocs identitaires, de la haine tout simplement. Qui plus est, depuis une trentaine d’années, vous avez une évolution commune vers une vision religieuse et extrémiste, aussi bien chez les juifs que chez les Palestiniens.
Vous voulez dire que le conflit territorial est devenu un conflit religieux ?
Il a toujours été religieux. Dès l’origine, le mouvement sioniste ne pouvait fonctionner qu’en utilisant des références religieuses, même si ses patrons étaient laïcs. La blague de l’époque disait que les sionistes ne croyaient pas en Dieu mais croyaient que Dieu leur avait promis la Terre promise.
Le projet sioniste, même s’il se présentait comme un mouvement de sauvetage du peuple juif, ne pouvait fonctionner qu’en manipulant les affects. Il était de nature religieuse puisqu’il renvoyait à la Terre sainte. Vous avez une myriade d’endroits qui sont des symboles religieux, mais qui sont aussi des symboles nationaux, aussi bien pour les juifs que pour les musulmans : l’esplanade des Mosquées, le tombeau des Patriarches, le mur des Lamentations. Et puis il y a les gens qui se sentent mandatés par Dieu.
De même, les musulmans ont cherché des alliés en jouant sur la solidarité islamique. Dès les années 1930, la défense de la mosquée Al-Aqsa est devenue un thème fédérateur.
Pourquoi est-il devenu difficile d’invoquer une lecture coloniale du conflit depuis les massacres du Hamas du 7 octobre ?
Le sionisme est à l’origine un corps étranger dans la région. Pour arriver à ses fins, il a eu besoin d’un soutien européen avant 1914, puis britannique et finalement américain. Israël s’est posé comme citadelle de l’Occident dans la région et conserve le discours colonial de la supériorité civilisatrice et démocratique. Cet anachronisme est douloureusement ressenti par les autres parties prenantes.
Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les responsables sionistes n’hésitaient pas à se comparer à la colonisation britannique en Afrique noire avec la nécessité de mater les protestations indigènes.
La Palestine fonctionne en jeu à somme nulle, le progrès de l’un se fait au détriment de l’autre. La constitution de l’État juif impliquait un « transfert » de la population arabe à l’extérieur, terme poli pour « expulsion ». La confiscation des terres détenues par les Arabes en est le corollaire. Les régions où ont eu lieu les atrocités du 7 octobre étaient peuplées d’Arabes qui ont été expulsés en 1948-1950.
Dire cela, c’est se faire accuser de trouver des excuses au terrorisme. Dès que vous essayez de donner des éléments de compréhension, vous vous confrontez à l’accusation : « Comprendre, c’est excuser. » Il faut bien admettre que le Hamas dans la bande de Gaza recrute majoritairement chez les descendants des expulsés. Cela ne veut pas dire approuver ce qui s’est passé.
Le slogan « From the river to the sea, Palestine will be free » (« De la rivière à la mer, la Palestine sera libre ») utilisé par les soutiens de la Palestine fait polémique. Est-ce vouloir rayer de la carte Israël ou une revendication légitime d’un État palestinien ?
Il a été utilisé par les deux parties et dans le même sens. Les mouvements sionistes, en particulier la droite sioniste, ont toujours dit que cette terre devait être juive et israélienne au moins jusqu’au fleuve. Le parti de l’ancêtre du Likoud voulait même annexer l’ensemble de la Jordanie.
Chez certains Palestiniens, on a une vision soft qui consiste à dire que « si nous réclamons un État palestinien réunissant la bande de Gaza et la Cisjordanie, nous considérons l’ensemble de la terre comme la Palestine historique, comme partie de notre histoire, mais nous ne la revendiquons pas dans sa totalité ».
Israël depuis sa fondation n’a pas de frontières définies internationalement. Il a toujours revendiqué la totalité de la Palestine mandataire, voire plus. Il a ainsi rejeté l’avis de la Cour internationale de justice qui faisait des lignes d’armistice de 1949 ses frontières permanentes.
Cette indétermination se retrouve de l’autre côté. La libération de la Palestine renvoie à la totalité du territoire. D’autres exigeaient la carte du plan de partage de 1947. Pour l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), faire l’État palestinien sur les territoires occupés en 1968 était la concession ultime.
Les Arabes en général ont reçu sans grand problème les réfugiés arméniens durant la Grande Guerre et les années suivantes. Ces Arméniens ont pu conserver l’essentiel de leur culture. Mais il n’y avait pas de question politique. Il n’était pas question de créer un État arménien au Levant.
Dès le départ, les Arabes de Palestine ont vu dans le projet sioniste une menace de dépossession et d’expulsion. On ne peut pas dire qu’ils ont eu tort…
Le mouvement islamiste palestinien, le Hamas, classé terroriste par l’Union européenne et les États-Unis, est aujourd’hui le principal acteur de la guerre avec Israël…
Définir l’ennemi comme terroriste, c’est le placer hors la loi. Bien des épisodes de décolonisation ont vu des « terroristes » devenir du jour au lendemain des interlocuteurs valables.
Bien sûr, il existe des actes terroristes et les atrocités du 7 octobre le sont. Mais c’est plus une méthodologie qu’une idéologie. C’est une forme de guerre qui s’en prend aux civils selon les définitions les plus courantes. Jamais un terroriste ne s’est défini comme tel. Il se voit comme un combattant légitime et généralement son but est d’être considéré comme tel. Avec l’État islamique et le 7 octobre, on se trouve clairement devant un usage volontaire de la cruauté.
La rhétorique habituelle est de dire que l’on fait la guerre à un régime politique et non à un peuple. Mais si on n’offre pas une perspective politique à ce peuple, il a le sentiment que c’est lui que l’on a mis hors la loi. Il le voit bien quand on dit « les Israéliens ont le droit de se défendre », mais apparemment pas quand il s’agit de Palestiniens.
D’aucuns expliquent qu’Israël a favorisé l’ascension du Hamas pour qu’un vrai État palestinien indépendant ne voie jamais le jour au détriment de l’autorité palestinienne qui n’administre aujourd’hui plus que la Cisjordanie. Est-ce que le Hamas est le meilleur ennemi des Palestiniens ?
Incontestablement,les Israéliens ont favorisé les Frères musulmans de la bande de Gaza dans les années 1970 et 1980 pour contrer les activités du Fatah. De même, après 2007, ils voulaient faire du Hamas un sous-traitant chargé de la bande de Gaza, comme l’Autorité palestinienne l’est pour la Cisjordanie.
Le meilleur moyen de contrer le Hamas est d’offrir aux Palestiniens une vraie perspective politique et non de bonnes paroles et quelques aides économiques qui sont des emplâtres sur des jambes de bois.
Quel peut être l’avenir de l’Autorité palestinienne, aujourd’hui déconsidérée ? Et du Fatah, le parti du président Mahmoud Abbas, pressé par la base de renouer avec la lutte armée et le Hamas ?
Le seul acquis de l’Autorité palestinienne, ou plus précisément de l’OLP, c’est sa légitimité diplomatique. Sur le terrain, elle est perçue comme un sous-traitant de l’occupation israélienne incapable de contrer un régime d’occupation de plus en plus dur. Elle est dans l’incapacité de protéger ses administrés. Le risque majeur pour elle est tout simplement de s’effondrer.
Le Hamas appelle les Palestiniens de Cisjordanie à se soulever. Un soulèvement généralisé des Palestiniens peut-il advenir ?
En Cisjordanie, on a surtout de petits groupes de jeunes armés totalement désorganisés. Mais la violence et la répression sont devenues quotidiennes et les violences permanentes. À l’extérieur, l’Occident apparaît complice de l’occupation et de la répression israéliennes. L’Iran, la Chine et la Russie en profitent.
Le premier tome de votre monumentale « Question de Palestine » s’ouvre sur 1799, lorsque l’armée de Napoléon Bonaparte entre en Palestine, il court jusqu’en 1922. Avec cette accroche : l’invention de la Terre sainte. En quoi cette année est-elle fondatrice ?
En 1799, l’armée de Bonaparte parcourt le littoral palestinien jusqu’à Tyr. En Europe, certains y voient la possibilité de créer un État juif en Palestine. Mais l’ouverture de la Terre sainte aux Occidentaux est aussi l’occasion d’une lutte d’influences entre puissances chrétiennes.
Dans le tome 4, « Le rameau d’olivier et le fusil du combattant » (1967-1982), vous revenez sur ce qui a été un conflit israélo-arabe, puis un conflit israélo-palestinien. Est-ce que cela peut le redevenir ?
Jusqu’en 1948, c’est un conflit israélo-palestinien avant tout. En 1948, cela devient un conflit israélo-arabe avec une dimension palestinienne. À partir de la fin des années 1970, la dimension palestinienne redevient essentielle.
Ben Gourion disait que la victoire du sionisme était d’avoir transformé la question juive en problème arabe. Les derniers événements semblent montrer que le problème arabe est en train de redevenir une question juive.
Le rôle des États-Unis a toujours été déterminant dans ce conflit. Que nous dit leur position aujourd’hui ?
La question de Palestine est en même temps une question intérieure pour les pays occidentaux du fait de l’histoire de la Shoah et de la colonisation. Il s’y ajoute aux États-Unis une dimension religieuse du fait du biblisme protestant et du « pionniérisme ». Les Palestiniens leur semblent être quelque part entre les Indiens et les Mexicains…
La « République impériale » vient encore de montrer son impressionnante capacité de projection militaire dans la région, mais aussi son incapacité à obtenir un règlement politique satisfaisant.
Pourquoi ce conflit déclenche-t-il autant de passions et clive-t-il autant dans le monde entier, où comme en France, le président appelle à « ne pas importer le conflit » ?
C’est un conflit gorgé d’histoire. La Terre sainte est celle des trois religions monothéistes. Le conflit lui-même porte avec lui la mémoire de la Shoah et de la colonisation, d’où l’extraordinaire position d’exceptionnalité des acteurs.
Vous avez écrit cinq tomes sur la question de Palestine. Après l’ultime « La Paix impossible », quel pourrait être le sixième ?
Peut-être le retour de la question juive, mais c’est loin d’être une perspective encourageante
l’armée israélienne utilise dans la bande de Gaza une stratégie de guerre totale qui ne distingue pas les cibles civiles des cibles militaires et ignore délibérément le principe de proportionnalité de la force, fondements du droit de la guerre. En application d’une doctrine inventée il y a quinze ans par un actuel ministre de Nétanyahou.
EstEst-il possible que les plus de 11 000 Palestiniennes et Palestiniens tués à ce jour dans la bande de Gaza, selon le bilan du ministère de la santé contrôlé par le Hamas, les 27 000 blessé·es et les 1 500 000 résident·es du nord contraints de fuir sous la menace vers le sud de l’enclave ne soient pas de simples « victimes collatérales » de la guerre entre Israël et le Hamas ?
Est-il possible qu’ils et elles soient des cibles civiles délibérément choisies par l’état-major israélien et assumées par le pouvoir politique pour infliger d’« intenses souffrances » à la population palestinienne ?
Est-il possible que l’arrêt du fonctionnement de 22 des 36 hôpitaux du territoire – en raison, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), du manque de fuel, des frappes et de l’insécurité –, que la mort de dizaines de malades et de prématurés (faute de soins), de près de 200 personnels de santé, de plus de 100 employé·es de l’UNRWA (l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens), de 60 journalistes ne soient pas les retombées sanglantes, inévitables, de la « destruction du Hamas et de ses capacités militaires » engagée depuis plus d’un mois par l’armée israélienne ?
Est-il possible que cette hécatombe soit la composante marginale d’une punition collective conçue et infligée par une armée obéissant aux ordres de politiciens discutés mais élus, pour « humilier et terroriser » la population civile ? Est-il possible que la destruction par les bombes, les missiles, les obus israéliens d’hôpitaux, d’écoles, de bâtiments de l’ONU, d’immeubles d’habitation, d’infrastructures techniques et sanitaires ne soit pas seulement la réponse en forme de vengeance au traumatisme cruel subi le 7 octobre par la société israélienne ?
Est-il possible que la transformation de ce territoire cerné et surpeuplé en champ de décombres relève d’une stratégie mûrement réfléchie et froidement mise en œuvre par des dirigeants politiques cyniques et des militaires résolus à s’affranchir des impératifs du droit international, pour « restaurer la capacité de dissuasion d’Israël » mise à mal par le Hamas ?
Une doctrine formulée en 2006...
Selon Nadav Weiman, dirigeant de l’ONG de vétérans Breaking the Silence fantassin à Gaza en 2008 lors de l’opération « Plomb durci », « les déclarations des dirigeants israéliens et l’étendue des destructions indiquent que l’armée applique la même stratégie que lors des opérations précédentes : la doctrine Dahiya ».
Formulée au moment de la guerre du Liban de 2006, cette doctrine repose sur des principes simples, sinon simplistes : le caractère disproportionné, dévastateur, des frappes, y compris sur les structures et infrastructures civiles et le refus explicite de distinguer les cibles militaires des cibles civiles. Il s’agit de violations claires des lois de la guerre et du droit international qui exposent leurs auteurs à l’accusation de crime de guerre.
L’objectif de cette stratégie – ses concepteurs et utilisateurs ne s’en cachent pas – consiste en fait à rappeler aux Palestinien·nes « qui est le plus fort pour qu’ils comprennent qu’il est inutile de résister ». Fondée sur l’idée que la guerre se déroule en phases, cette doctrine n’a pas vocation à être décisive quant à l’issue du conflit mais seulement à retarder et à tenter de dissuader le déclenchement, inévitable, de la phase suivante. Comme l’a indiqué le porte-parole de l’armée israélienne récemment, « l’accent, dans cette opération, a été mis sur l’ampleur des dégâts, pas sur la précision des frappes ».
« Cette stratégie, accuse Nadav Weiman, n’est pas seulement erronée et vaine : elle est aussi immorale car elle repose sur d’énormes pertes civiles. Des dizaines de milliers d’habitations à Gaza ont été détruites ou endommagées. Des quartiers entiers ont été littéralement effacés. Et cela parce qu’en vertu de la “doctrine Dahiya” la puissance de feu utilisée doit être disproportionnée. C’est pourquoi le résultat est toujours le même : mettre la sécurité du pays à long terme hors de portée, au bénéfice, à court terme, d’une illusion de calme. »
Nadav Weiman n’est pas le seul observateur du conflit à avoir décelé la mise en œuvre inavouée de cette désastreuse « doctrine Dahiya ». Interrogé sur l’utilisation de celle-ci face au Hamas, Yoni Ben Menachem, analyste israélien proche des milieux militaires, a répondu : « Oui, absolument », avant de préciser qu’il s’agissait, en l’occurrence, d’une forme de « guerre psychologique, surtout destinée à éloigner les civils des cibles liées au Hamas ». Pour Daniel Byman, conseiller en matière stratégique du Département d’État américain, « le concept général de la doctrine, selon lequel Israël doit infliger des dommages et des destructions considérables pour rétablir sa capacité de dissuasion, s’applique clairement ».
Et selon Yossi Mekelberg, spécialiste du Moyen-Orient à Chatham House, institut royal britannique pour les relations internationales, « la doctrine semble bien être en application à Gaza ». Quant à l’avocat israélien Michael Sfard, spécialiste des lois de la guerre et des droits humains, il constate que « le très grand nombre de morts à Gaza ne prouve pas, à lui seul, qu’Israël a violé les lois de la guerre, mais cela installe un soupçon et transfère à l’armée la responsabilité d’avoir à expliquer et justifier ses actions ».
... par le général Gadi Eizenkot
Tirant son nom de Dahiya, un quartier chiite de la banlieue sud de Beyrouth, bastion du Hezbollah, rasé par l’aviation israélienne en 2006, cette doctrine a été conçue par le général israélien Gadi Eizenkot. Cet officier d’origine marocaine était à la tête du département des opérations de l’état-major général après avoir commandé la brigade Golani.
Spécialiste du « combat asymétrique en milieu urbain », Eizenkot était partisan de donner la priorité à la puissance de destruction sur la précision des frappes. « Ce qui est arrivé à Dahiya, expliquait-il en 2008, arrivera à toutes les localités qui serviront de base à des tirs contre Israël. Nous ferons un usage de la force disproportionné contre ces zones et y causerons de grands dommages et destructions. Ce n’est pas une recommandation, c’est un plan, et il a déjà été approuvé. »
« Face à un déclenchement d’hostilités, l’armée doit agir immédiatement, de manière décisive, avec une force disproportionnée, par rapport aux actions de l’ennemi et à la menace qu’il constitue », précisait l’un des subordonnés d’Eizenkot, le colonel Gabriel Siboni, exposant la doctrine au nom de l’Institut national israélien des études de sécurité (INSS). « Une telle réplique, ajoutait-il, a pour but d’infliger des dégâts et des pertes considérables, de porter la punition à un niveau tel qu’il exigera un processus de reconstruction long et coûteux. »
Des précédents en 2008, 2012 et 2014
Selon Fouad Gehad Marei, chercheur des universités de Lund (Suède), Erfurt (Allemagne) et Birmingham (Royaume-Uni) qui a analysé les conflits libanais, syriens et irakiens, « la doctrine Dahiya a guidé les opérations de l’armée israélienne à Gaza en 2008, 2012 et 2014. Au cours de chacune de ces guerres, les organisations de défense des droits humains et les organisations de la communauté internationale ont critiqué Israël pour son usage disproportionné de la force et l’étendue des dommages infligés. Il est clair que l’intention explicite d’infliger d’immenses destructions et de ne pas distinguer les cibles militaires et civiles constitue une violation des lois et conventions internationales ».
Utilisée en 2014, d’après Yossi Mekelberg, la doctrine Dahiya l’avait déjà été lors de l’opération « Plomb durci » en décembre 2008 et janvier 2009, ainsi que l’établit un rapport des Nations Unies rédigé par quatre experts, publié en septembre 2009. Rapport qui n’a donné lieu à aucune poursuite contre les responsables israéliens de la mort de 1 400 Palestinien·nes, dont 758 civil·es, et des destructions des infrastructures industrielles, des entreprises de production alimentaire ou des installations d’approvisionnement en eau.
L’impunité protègera-t-elle aussi les responsables de l’actuelle guerre de Gaza ? Une chose est claire : les responsables politiques et militaires d’aujourd’hui auront du mal à nier la mise en œuvre de la doctrine Dahiya depuis le début de l’opération de « destruction du Hamas ». Le déroulement quotidien de la guerre où les frappes israéliennes n’épargnent pas la population civile palestinienne confirme jour après jour le mépris impuni du régime israélien pour les lois de la guerre. Et le droit international en général.
Comment s’en étonner lorsqu’on sait que Gadi Eizenkot, inventeur il y a quinze ans de la doctrine Dahiya, criminel de guerre en puissance, appartient au cabinet de guerre de Nétanyahou, avec le titre de ministre sans portefeuille. Et la fonction d’observateur…
Ancien directeur de Médecins sans frontières, Rony Brauman revient sur l’usage « pervers » du droit international humanitaire par les pays occidentaux, ainsi que la fracture grandissante avec tous ceux qui dénoncent un « double standard des indignations ». Interview.
La conférence humanitaire pour Gaza a réuni des dizaines d’États arabes, de pays occidentaux et émergents et de nombreuses organisations internationales, le 9 novembre à l’Élysée. À l’issue de cette conférence, 1 milliard d’euros de promesses de financement humanitaire pour Gaza ont été atteints. Emmanuel Macron a également annoncé que la France portera son aide à 100 millions d’euros pour 2023.
Rony Brauman, ancien directeur de Médecins sans frontières, revient sur cette façon de se porter garant du droit international tout en laissant les crimes de guerre impunis. Interview.
Vous avez présidé Médecins sans frontières durant de nombreuses années et êtes intervenu dans plusieurs pays en guerre, quel regard portez-vous sur ce qu’il se passe à Gaza ?
Cette situation est particulière parce qu’on a affaire à un siège, donc un enfermement de la population de grande ampleur qui donne ce sentiment d’asphyxie, de prise au piège total.
Les hôpitaux sont totalement débordés
et la plupart des blessés n’arrivent pas
dans les hôpitaux
C’est une situation inédite pour Médecins sans Frontières qui a été présent avec la Croix Rouge dans la quasi-totalité des conflits de ces dernières décennies. Ce verrouillage total du siège rend quasi impossible ne serait-ce que le fait d’amplifier les secours, notamment médicaux. On le répète sans cesse, les hôpitaux sont totalement débordés et la plupart des blessés, de toute façon, n’arrivent pas dans les hôpitaux.
Par ailleurs, il y a aussi l’intensité des bombardements, avec les milliers de tonnes de bombes qui ont été déversées. Ça peut rappeler quelques situations, comme à Alep en Syrie dans les années 2010 ou même la ville de Grozny en Tchétchénie, en 1998, prise d’assaut par l’armée russe. Ce sont des bombardements dont l’intensité peut se comparer. Mais dans ces deux cas, il y avait quand même quelques possibilités de fuite, sans vouloir excuser Bachar al-Assad ou Poutine.
Lors de l’annonce du « siège complet » de Gaza, le ministre israélien de la Défense Yoav Gallant a comparé les Palestiniens à des « animaux humains ». Quelle fonction a cette déshumanisation ?
Il s’agit là d’un regard colonial. Pour saisir des terres, chasser ses propriétaires, détruire leurs récoltes, il faut nécessairement que vous les considériez comme des inférieurs, des barbares. Et à partir du moment où l’on se défend contre des barbares, tout est permis.
C’est un discours qui est déjà assez ancien. Ehud Barak, en pleine période de calme, décrivait Israël comme une « villa dans la jungle », c’est-à-dire un îlot de bien-être entouré de bêtes féroces. Il était alors le dernier Premier ministre à avoir négocié avec l’Autorité palestinienne et Arafat, lors des accords de Camp David et de Taba. On retrouve là les caractéristiques d’un regard colonial qui est par essence hiérarchique.
On entend beaucoup de termes dans l’espace médiatique, comme ceux de «génocide» ou moins politique, de « crise humanitaire ». Comment qualifier ce qui est en train de se passer ?
À ce stade, les termes qui conviennent le mieux sont les termes du langage ordinaire : c’est un carnage et une vengeance débridée. C’est une riposte totalement hors de toute proportion.
Mais reste à se demander où nous nous situons dans le langage judiciaire. Et là, il y a une incertitude. Le terme de génocide est une notion moins précise que ce qu’il laisse entendre, parce qu’il est sujet à une jurisprudence qui s’est considérablement élargie et qui lui a donc fait perdre un peu de son sens originel.
Je pense notamment à la guerre de Bosnie à la suite de laquelle des accusations de génocide ont été portées, comme à Srebrenica, alors même que les hommes de plus de 55 ans, les femmes et les enfants étaient concrètement épargnés. Ce sont les hommes en âge de combattre, entre 15 et 55 ans, qui ont été littéralement exterminés.
Néanmoins, le tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie jugeait qu’il s’agissait d’un massacre génocidaire. Comme c’est une notion juridique, ce sont les juges qui sont les plus à même de la mobiliser. Mais je trouve qu’étendre la qualification de génocide à toute violence de masse lui faire perdre sa singularité.
Au-delà de la jurisprudence, je pense que la conception plus sociale du génocide, au contraire, contredisait cet avis. C’est en somme une qualification qui porte en elle une tension, qui rend son usage particulièrement difficile.
Dans le contexte israélo-palestinien, je ne conteste pas l’usage de la qualification de génocide, mais à ce stade, il est difficile de savoir quoi en faire. En tout cas, je constate que des juristes de haut niveau dans le système des Nations Unies pensent que c’est un terme approprié, donc c’est quand même une indication forte.
La mobilisation de la qualification de « terroriste » semble soustraire Israël à ses obligations à respecter le droit international humanitaire…
Le droit humanitaire international repose sur la distinction entre combattants et non-combattants. Cette distinction est un principe fondamental de la quatrième convention de Genève de 1949. Pourtant, on entend, au plus haut niveau des autorités politiques et militaires israéliennes, qu’à Gaza, la population est complice des terroristes, et par conséquent terroriste en puissance elle-même.
La distinction entre combattants
et non-combattants est brouillée
Par cette appellation, la distinction entre combattants et non-combattants est donc brouillée, puisqu’elle permet de faire l’amalgame entre l’adhésion à la cause et le combat lui-même.
Toutefois, de manière un peu provocatrice, je dirais que de ce point de vue-là, ils n’ont pas totalement tort. Quel serait l’effet de cette ultraviolence, sinon de fabriquer une génération de jeunes gens dont l’unique obsession sera de se venger ? Et donc de tuer des juifs, parce que ce sont bien des juifs israéliens qui tentent de les massacrer.
Et que dire de l’usage du droit international humanitaire par les acteurs internationaux ?
L’usage du droit international humanitaire me semble être extrêmement pervers. Il permet aux Américains, aux Français ou aux observateurs étrangers qui soutiennent Israël d’avoir une posture humaniste en se montrant sensible à la souffrance des Palestiniens, mais sans trop de frais.
Rappeler l’État belligérant à ses obligations vis-à-vis du droit humanitaire, ne leur coûte rien. C’est une sorte de minimum en dessous duquel il n’y a plus d’humanité, mais ça ne change évidemment rien à l’allure de la guerre elle-même.
Israël a bénéficié pendant des décennies du non-rappel au droit international humanitaire, puisque l’implantation de populations civiles sur des territoires acquis par la force et contrôlés par une armée, constitue un crime de guerre.
Ces violations quotidiennes du droit humanitaire, les pays occidentaux ne les ont jamais condamnés
Ce crime de guerre se passe à peu près silencieusement, car ce ne sont pas des explosifs, des bombardiers, des hélicoptères. Ce sont des attaques beaucoup plus limitées, mais incessantes, présentes sur tout le territoire de la Cisjordanie et qui a abouti à cette constitution de grand bloc de colonie, en plus des petites colonies dispersées un peu partout, qui pourrissent littéralement la vie quotidienne des Palestiniens tout en les appauvrissant jour après jour.
Ces violations quotidiennes du droit humanitaire, les pays occidentaux, qui pourraient avoir une influence sur Israël, ne les ont jamais condamnés. Ou sinon dans des termes très vagues, comme « mise en cause du processus de paix ».
Quelles sont les conséquences de cet usage « creux » du droit international ?
Il y a déjà le fait que, sans aucune pression, Israël n’a aucun intérêt à la paix avec les Palestiniens. Mais aussi, cela crée une fracture abyssale avec tous ceux, en France et ailleurs, qui critiquent ce double standard des indignations contre la moindre conquête territoriale de la Russie en Ukraine et l’acceptation totale de la domination israélienne sur les territoires palestiniens.
Ce « double standard » devient trop gros et ne passe plus, d’autant plus qu’en France, on est particulièrement punitifs contre ceux qui prônent le boycott des produits qui proviennent des colonies de Cisjordanie.
Ce boycott est considéré comme un appel à la haine raciale alors qu’en parallèle, la France répond très bien aux attentes de défense du gouvernement israélien, comme lorsque Yaël Braun-Pivet proclame son soutien inconditionnel à l’État israélien.
Mais quel État bénéficierait de cet adjectif « inconditionnel » ? À qui va-t-on affirmer que quoi qu’il fasse, on le soutient ? Heureusement, cela a suscité un débat. Néanmoins, elle l’a dit et le maintient, alors qu’elle représente le troisième personnage de l’État français.
Comment expliquer que le débat autour de ce conflit soit si passionnel ?
Le conflit israélo-palestinien est un conflit très local : il se déroule sur la superficie de trois, voire quatre départements français. Cependant, c’est un conflit mondialisé qui a des résonances singulières dans chaque pays. Jusqu’en Chine, on trouve des manifestations de soutien à Gaza, mais aussi en Colombie, en Russie, en Afrique.
Chaque pays a une réception de ce conflit qui se reflète dans son histoire particulière. C’est notamment cela qui explique que dans le monde musulman, les massacres de Ouïghours passent inaperçus alors que les massacres de Palestiniens ont une saillance similaire à aucun autre.
Ce conflit reflète à la fois la culpabilité
de la collaboration contre les juifs, mais aussi l’amertume d’avoir perdu une colonie
En France, il y a à la fois Pétain et l’Algérie qui constituent la toile de fond sur laquelle on reçoit ce conflit. Il reflète donc à la fois la culpabilité de la collaboration contre les juifs, mais aussi l’amertume d’avoir perdu une colonie.
Et vu l’importance de la population musulmane et juive en France, il n’y a donc pas lieu de s’étonner que ce conflit prenne une telle place : ce n’est pas une importation. La France a soutenu activement le sionisme, et a un passé colonial qui, pour un certain nombre de gens, est à rapprocher de son soutien au sionisme. Donc, ce conflit n’est pas importé, il existe dans notre pays avec ses singularités, comme dans bien d’autres.
i plusieurs procédures sont en cours devant la Cour pénale internationale, l’Algérie est l’un des premiers pays à avoir annoncé son intention de porter plainte contre Israël, sans essayer de s’inscrire dans une démarche collective. Portraits des avocats de renom qui portent cette action.
Le président Abdelmadjid Tebboune avait appelé le 6 novembre, à l’occasion de l’ouverture de l’année judiciaire, « tous les hommes libres du monde et les juristes du monde arabe » à engager des actions « efficaces » devant la Cour pénale internationale (CPI) contre Israël. Immédiatement, des partis et des organisations politiques se sont mobilisés pour défendre la requête. « N’étant pas membre du statut de Rome, l’Algérie en tant qu’État ne peut pas saisir cette instance internationale. En revanche, la société civile peut engager une action judiciaire et présenter un dossier civil au procureur de la CPI, pour le convaincre d’ouvrir une enquête », explique l’avocat Boudjema Ghechir.
On trouve, dans la liste des signataires de la plainte, l’Alliance nationale républicaine (ANR), des syndicats des secteurs de l’éducation nationale et de la santé, le Conseil national des imams, ou encore le Forum des juristes algériens. Simultanément, le Syndicat national des magistrats et le barreau d’Alger ont lancé, chacun de leur côté, une démarche similaire. Si bien que toute une équipe d’avocats – dont beaucoup sont connus pour leur engagement en faveur des droits humains et de la défense des détenus politiques – travaille maintenant à monter le dossier qui sera présenté à la CPI. Galerie de portraits.
Mustapha Bouchachi
Ex-président de la Ligue algérienne pour la défense des droits humains, cet avocat respecté de 69 ans est devenu dès les premiers pas du Hirak, en février 2019, l’un des visages les plus populaires de la contestation en Algérie. Résolument engagé auprès des manifestants afin d’obtenir une transition démocratique, il se porte également volontaire pour défendre les détenus d’opinion et politiques. Compagnon de route du plus vieux parti de l’opposition, le Front des forces socialistes (FFS), il est élu député sur une liste de cette formation politique en 2012, pensant trouver une tribune pour exprimer ses opinions et initier des enquêtes parlementaires. Mais il démissionne après deux ans de mandat. Né en 1954, l’année du déclenchement de la guerre d’indépendance, dans l’est du pays, fils de martyr, il est profondément marqué par cette période. C’est aussi l’une des voix qui dénonça, dans les années 1990, la mise en place des cours spéciales.
Nourredine Benissad
Il est l’un des ténors du barreau d’Alger et militant des droits humains. Ce spécialiste en droit pénal et droit des affaires a succédé, en 2012, à Mustapha Bouchachi à la tête de la Ligue algérienne des droits humains. Dans le sillage du Hirak, il était aux premiers rangs des marches des robes noires pour réclamer « une justice indépendante ». Membre également du collectif du défense des détenus d’opinion, il dénonce constamment le recours à la garde à vue prolongée et la détention préventive.
Boudjema Ghechir
Lui aussi fut président de la Ligue algérienne des droits humains, et trésorier de l’Organisation arabe des droits humains. Il a milité pour la création d’une institution judiciaire internationale permanente, afin de combattre l’impunité et de juger les crimes les plus graves ayant une portée internationale. Dés le début de la guerre entre la Palestine et Israël, il a pris contact avec ses amis juristes palestiniens pour une action commune, avant de recevoir un appel de l’avocat français Gilles Devers lui proposant de rejoindre le collectif de juristes qu’il constituait pour monter un dossier devant la CPI. Boudjema Ghechir a également défendu l’ex-ministre de la Culture, Khalida Toumi, poursuivie pour corruption, et la secrétaire générale du Parti des travailleurs, Louisa Hanoune, accusée de « complot contre
Aouicha Bekhti
L’avocate se bat depuis de longues années pour les droits des femmes en Algérie. Elle est réputée sur les réseaux sociaux pour ses coups de gueule féministes. Membre fondatrice du réseau qui milite pour « la libération des détenus d’opinion et pour les libertés démocratiques », elle a défendu notamment le journaliste Khaled Drareni. Elle-même a été arrêtée lors d’une manifestation du Hirak durant l’année 2019. En 2020, elle est victime d’un déluge d’insultes et de menaces de la part des militants du mouvement islamiste Rachad parce qu’elle a estimé que l’activiste politique Abdellah Benaoum, alors détenu « en tant que ancien cadre de l’Armée islamique du Salut (AIS) ne méritait pas son soutien parce que ses mains étaient entachées du sang de ses compatriotes ».
Zoubida Assoul
L’avocate est aussi présidente du parti Union pour le changement et le progrès. Elle fait ses premiers pas sur le terrain politique en tant que porte-parole de Mouwatana, crée le 6 juin 2018 avec des personnalités politiques comme Soufiane Djilali, président du parti Jil Jadid, et l’ancien ministre délégué au Trésor public, Ali Benouari. Au sein de ce mouvement, elle milite contre le cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika. Elle s’engage par la suite dans le mouvement de contestation populaire et défend régulièrement les manifestants arrêtés.
Un revirement étonnant pour cette ancienne magistrate qui a mené une longue carrière au sein des structures de l’État. Elle est la première femme nommée cadre supérieure au ministère de la Justice, en 1987, et est devenue par la suite membre du Conseil national de transition, un parlement monocaméral transitoire annoncé par la conférence de consensus nationale de janvier 1994. Puis conseillère du président du Conseil de la nation, la chambre haute du Parlement.
Mohamed Baghdadi
Spécialiste en droit des affaires et avocat de renom, il est membre de l’Union internationale des avocats et membre fondateur et président de la Fondation algérienne de la prévention contre les violences sociales. Licencié en droit à l’université d’Alger en 1975, il prête serment en 1984, année durant laquelle il rejoint le barreau d’Alger. Depuis 1990, il figure parmi les doyens du conseil de l’ordre. Il est également diplômé de l’Institut de droit des affaires de l’université d’Aix-Marseille. Enfin, il a fait carrière dans l’enseignement et a occupé de hautes responsabilités dans la fonction publique. Actuellement bâtonnier d’Alger, Mohamed Baghdadi plaide pour la spécialisation des magistrats sans laquelle la justice, pense-t-il, ne peut pas être correctement rendue.
Abdelmadjid Sellini
En 2020, alors bâtonnier d’Alger, il été le déclencheur de la révolte contre « la négation des droits de la défense » et « l’instrumentalisation politique de la justice ». Une grève de près d’une semaine s’en est suivie, durant laquelle tous les procès ont dû être reportés. Il détenait le record du nombre de mandats à la tête de l’ordre des avocats d’Alger, avant de passer la main à Mohamed Baghdadi. Contrairement à la plupart des avocats algériens qui documentent la requête déposée par l’Algérie contre Israël à la CPI, Abdelmadjid Sellini n’est pas membre du collectif de défense des manifestants du Hirak incarcérés. Mais il a été, en revanche, l’avocat de plusieurs ex-dirigeants et hommes d’affaires détenus dans le cadre d’affaires de corruption et d’abus de fonction.
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