Abou Bachar est affable malgré l’épreuve. Il s’excuse d’avoir tardé à répondre : depuis un mois, il gère des urgences d’une ampleur inédite. Le 12 octobre, ce chef de la communauté de Wadi Al-Siq, une quarantaine de familles palestiniennes établies sur un bout de terrain rocailleux dans les collines du centre de la Cisjordanie occupée, a vu débarquer quelque 70 Israéliens. Il raconte :
Des colons, pour certains vêtus de l’uniforme de l’armée, pour d’autres en civil, accompagnés de soldats. La police, elle, surveillait la scène de loin, peut-être à 200 mètres de là. Ils sont venus par trois chemins différents, ont commencé à nous frapper, nous tirer dessus, nous faire tomber à terre… C’était une scène terrible.
Dans la précipitation, les Palestiniens ont fui à pied, sans rien pouvoir emporter avec eux. Beaucoup ont atterri chez des proches, dans la localité voisine de Ramoun, le reste à Taybeh, un village chrétien un peu plus loin, dans les environs de Ramallah. Aucune autorité ne leur est venue en aide, selon Abou Bachar.
Trois Palestiniens ont été retenus par les assaillants, dont deux activistes qui étaient venus soutenir la communauté face à l’intensification des attaques de colons. « De midi à six heures du soir, ils ont été frappés et torturés. Quand ils ont été libérés par la police palestinienne, ils ont été transportés à l’hôpital », affirme Abou Bachar. Quatre activistes israéliens ont également été détenus. Dans un long récit détaillé1, le journal Haaretz rapporte que les trois Palestiniens ont été battus. Leurs bourreaux ont écrasé des cigarettes sur leur peau et uriné sur deux d’entre eux. L’un des détenus a été menacé de viol. Une photo qui a largement circulé sur les réseaux sociaux les montre en sous-vêtements, les yeux bandés et les mains entravées, dans une position humiliante, à même le sol. L’armée, qui n’a pas répondu à Orient XXI, a affirmé à Haaretz avoir renvoyé le commandant de la brigade.
Les Bédouins de Wadi Al-Siq ont déjà été déplacés de force à la naissance d’Israël : ce sont des réfugiés. Leurs ancêtres ont été expulsés du Naqab, le désert du Néguev en arabe, lors de la Nakba en 1948, quand près de 80 % des Palestiniens situés sur ce qui correspond au territoire israélien aujourd’hui ont été chassés de chez eux, sans avoir le droit d’y revenir. La communauté s’est établie dans ce creux de vallée vers les collines de Ramallah dans les années 1970. En février 2023, la pression s’est accentuée avec l’arrivée d’un petit groupe de colons qui ont installé une ferme à quelques centaines de mètres du hameau. « Ils s’emparaient des batteries, panneaux solaires, réservoirs d’eau… Ils volaient jusqu’au drapeau palestinien », décrit Abou Bachar.
« ILS CONDUISAIENT DES VOITURES AVEC DES PLAQUES DE L’ARMÉE »
Depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre qui a fait 1 200 morts en Israël, le monde a les yeux rivés sur la bande de Gaza assiégée, où l’armée israélienne orchestre une riposte d’une violence inouïe. Plus de 12 500 Gazaouis ont été tués en un peu plus d’un mois. En Cisjordanie, territoire occupé par Israël depuis 1967, les Palestiniens se trouvent à la merci de l’armée et des colons — qui ne font parfois plus qu’un. « Les colons qu’on connaissait en civil se sont mis à porter l’uniforme. Ils avaient des armes. Ils conduisaient les mêmes voitures, des 4x4, mais avec des plaques de l’armée. Ils n’attaquaient plus nos moyens de subsistance et nos cultures, ils s’en sont pris directement aux maisons », résume le chef de la communauté de Wadi Al-Siq.
Les attaques de colons ont en effet explosé. Au moins neuf Palestiniens, dont un mineur, ont été tués par des colons israéliens depuis le 7 octobre. « Dans près de la moitié des cas, l’armée israélienne accompagne les colons. Or, selon le droit international, dans une situation d’occupation l’armée est supposée protéger la population locale », c’est-à-dire les Palestiniens, la présence des colonies n’étant pas légale en droit international, rappelle Allegra Pacheco, la directrice du Consortium de protection de la Cisjordanie, un groupe d’ONG internationales qui coordonne l’aide humanitaire à ces communautés palestiniennes menacées de transfert forcé.
En parallèle, l’armée a intensifié ses raids, dans l’espoir d’anéantir toute résistance armée palestinienne. Le 9 novembre, les soldats israéliens ont mené l’assaut le plus meurtrier depuis 2005 contre le camp de réfugiés de Jénine. Quatorze Palestiniens ont été tués pendant les 18 heures qu’ont duré les affrontements. Recevant les blessés dans l’hôpital voisin, le docteur Pedro Serrano, médecin de l’unité de soins intensifs de Médecins sans frontières rapportait2 avoir reçu des patients qui « ont eu le foie et la rate éclatés tandis que d’autres ont de graves lésions vasculaires. Nous avons également appris qu’une personne avait reçu une balle dans la tête alors qu’elle se trouvait juste devant l’hôpital ».
Tulkarem, Bethléem, ou encore les environs de Ramallah… Les militaires multiplient les invasions dans les zones A, sous contrôle sécuritaire palestinien. Entre le 7 octobre et le 17 novembre, plus de 220 Palestiniens ont été tués par des soldats ou des colons israéliens en Cisjordanie et à Jérusalem, selon le ministère de la santé palestinien. C’est déjà plus que sur les 9 premiers mois de l’année où 208 Palestiniens ont été tués. Or, depuis le printemps 2022, le niveau de violence était particulièrement élevé en Cisjordanie. L’armée israélienne y menait une campagne de répression sanglante, initiée par le précédent gouvernement dit « d’union nationale » — bien avant, donc, l’arrivée de la coalition d’extrême droite au pouvoir aujourd’hui.
SEIZE COMMUNAUTÉS PALESTINIENNES RAYÉES DE LA CARTE
Le gros des effectifs militaires israéliens a été massé dans le sud et à la frontière avec le Liban. « Nous sommes en guerre désormais, les conscrits ne sont pas en Cisjordanie, observe Yehuda Shaul, qui a cofondé Breaking the Silence, une ONG de vétérans israéliens. Les équipes de réponse rapide des colonies sont en charge. Ils ont plein d’armes, plein d’uniformes pour faire tout ce qu’ils veulent ». Les colons gardent désormais eux-mêmes leurs colonies. Ils en profitent pour accélérer le mouvement enclenché depuis 1967 et la conquête israélienne de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est : accaparer toujours plus de terres. Selon un recensement du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies publié le 10 novembre, plus de 1 100 Palestiniens ont été déplacés de force du fait de la violence des colons israéliens depuis le 7 octobre. Début novembre, l’ONG israélienne B’Tselem rapportait3 que seize communautés ont ainsi été complètement rayées de la carte.
Les hameaux attaqués ont tous en commun d’être isolés, en zone C, c’est-à-dire sous total contrôle sécuritaire et administratif israélien. Ils sont souvent entourés d’« avant-postes » qui se résument la plupart du temps à une ferme avec quelques centaines de bêtes, et une poignée de colons qui harcèlent les Palestiniens en face. Sur les crêtes autour de Wadi Al-Siq, trois hameaux avaient déjà été vidés de leurs habitants du fait de ces violences et menaces avant le 7 octobre : Ein Samiya, Al-Baqa et Ras Al-Tin. Le mouvement s’est depuis accéléré dans des proportions inédites, vers Naplouse, la vallée du Jourdain ou le sud de la Cisjordanie occupée. Plusieurs États, dont la France, ont condamné ces violences. L’Union européenne a ainsi dénoncé la « recrudescence du terrorisme des colons »4. Mais aucune sanction n’a été prise contre Israël face à ces violations. Les communautés palestiniennes, elles, se disent abandonnées ; le seul soutien des ONG ne suffit plus.
« JE VAIS TE DÉTRUIRE COMME GAZA »
Au lendemain de l’attaque du Hamas, le ministre responsable de la police, le suprémaciste juif Itamar Ben Gvir, condamné en 2007 pour « soutien à un groupe terroriste », a ordonné la distribution de fusils d’assaut aux civils israéliens. Quelque 25 000 armes ont déjà ainsi été écoulées, selon Haaretz. Le 24 octobre, Times of Israël précisait5 que 300 d’entre elles ont été données à des groupes de sécurité constitués de colons en Cisjordanie. Leur distribution a été effectuée sous la supervision de l’armée.
Pour l’activiste palestinien Nasser Nawajah, le fait que les colons soient armés par l’État israélien montre bien la responsabilité de ce dernier dans les transferts forcés. Dans le sud de la Cisjordanie, Soussya, le hameau dont est originaire Nasser, craint pour sa survie. Non loin de là, la communauté de Zanuta a plié bagage début novembre. Soussya est déjà coupée du monde, des tas de rochers et de sable bloquent les routes d’accès. Les habitants affirment qu’un colon les a déposés là quelques jours après le début de la guerre, à l’aide d’un bulldozer. Des hommes armés sont venus frapper et menacer directement les familles palestiniennes, leur laissant 24 heures pour évacuer. « D’ordinaire, l’État poursuit les mêmes objectifs, mais tout se fait à un rythme plus lent : il y a des recours devant les tribunaux, des pressions internationales… Maintenant, les colons et l’État l’ont compris : c’est leur momentum », juge Nasser Nawajah qui est aussi chercheur à B’Tselem. Ce père de famille de 41 ans se demande pourquoi la communauté internationale ne réagit pas davantage, alors que l’Union européenne a financé la plus grande partie des bâtiments dans le hameau. « Si le monde continue à se taire, on s’achemine vers une seconde Nakba », prévient-il.
Pour appuyer son propos, il relate ce qu’un soldat lui a rétorqué quand il a tenté d’attirer son attention sur les menaces et attaques des colons sur le hameau : « Aujourd’hui, je vais te détruire comme Gaza ». « Tous les Palestiniens sont regardés par les Israéliens comme s’ils étaient ceux qui ont perpétré les massacres du Hamas », constate l’activiste. La déshumanisation, cristallisée dans la qualification des Gazaouis d’« animaux humains » par le ministre de la défense israélien Yoav Gallant, sert de socle à la justification des violences contre les Palestiniens. Allegra Pacheco observe :
Depuis la guerre, les colons identifient les Palestiniens comme l’ennemi. L’idée est : aussi longtemps que l’ennemi vit parmi nous, il y a un danger et c’est pourquoi nous devons les chasser. C’est conforté par toute une rhétorique dans le pays. Auparavant, c’était le récit des colons, loin de celui du grand public. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas.
PLUS DE 2 000 ARRESTATIONS
L’armée israélienne veut mettre la Cisjordanie sous contrôle, pour éviter à tout prix la possibilité d’y voir s’y développer un troisième front — en plus de Gaza et de la frontière avec le Liban. Les soldats ont ainsi complètement fragmenté le territoire, isolant les villes les unes des autres par des barrages et la fermeture de certaines routes. Même certains quartiers palestiniens de la ville de Jérusalem, comme Kafr Aqab, qui font partie de la municipalité, mais se trouvent de l’autre côté du mur, se retrouvent isolés. Début novembre, l’Association for Civil Rights in Israel a déposé, avec deux autres ONG, une pétition pour demander la réouverture complète de Qalandia, important checkpoint de la Cisjordanie vers Jérusalem. Dans un communiqué6, l’organisation publie le témoignage d’un père palestinien dont le fils doit recevoir des soins urgents à Jérusalem trois fois par semaine. « Aujourd’hui, pour être en mesure d’arriver à l’hôpital Hadassah via le checkpoint de Qalandia pour un rendez-vous à midi, nous devons partir à cinq heures du matin », décrit-il. Si la situation perdure, ce sera pour son fils « une question de vie ou de mort : il pourrait mourir avant d’atteindre l’hôpital », alerte-t-il.
Les arrestations de masse constituent le dernier pilier de la répression, vaste instrument de contrôle de la population palestinienne. Depuis le 7 octobre, les forces israéliennes ont procédé à plus de 2 000 arrestations. L’ONG palestinienne Addameer rapporte des cas de personnes « battues brutalement, menacées de mort et dont les familles sont prises en otage » lors de ces arrestations. L’organisation recense aujourd’hui quelque 7 000 prisonniers palestiniens dans les geôles israéliennes, dont 2 000 sous le régime de la détention administrative. Les conditions dans les prisons sont éprouvantes, s’alarme la Commission pour les affaires des prisonniers palestiniens. Cette institution officielle relevant de l’Autorité palestinienne évoque notamment :
des coupures d’électricité dans les cellules pendant de longues heures, une politique visant à affamer les prisonniers en confisquant les denrées des cantines et en réduisant les repas à deux par jour, des attaques brutales par les forces armées spéciales avec coups, bombes assourdissantes ou gaz lacrymogènes, la privation de soins médicaux et de transfert vers les hôpitaux.
Les visites sont interdites et les cellules surpeuplées.
Selon Addameer, cinq Palestiniens sont décédés en détention depuis le 7 octobre. Certaines vidéos filmées par des soldats et des membres des forces de sécurité israéliens ont circulé sur les réseaux sociaux, mettant en scène des prisonniers palestiniens, les yeux bandés et les mains entravées, frappés, obligés à danser avec leur geôlier, ou encore alignés dans des positions humiliantes. Ces terribles images suscitent la peur en Cisjordanie — c’est probablement le but recherché par ceux qui les ont filmées. Elles ravivent aussi l’idée, populaire chez les Palestiniens, que leurs prisonniers sont des « otages » aux mains d’Israël.
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