Les juges algériens tentent depuis des années de mettre la main sur ce membre de la garde rapprochée de Bouteflika impliqué dans de nombreux dossiers de corruption. Si la justice suisse a autorisé la transmission de certains documents bancaires, son extradition reste encore très incertaine.
Abdeslam Bouchouareb, en 2017. © BILLAL BENSALEM / NurPhoto via AFP
Les documents relatifs aux comptes détenus en Suisse par Abdeslam Bouchouareb seront transmis aux juges algériens en charge de l’instruction du dossier : telle est la conclusion de l’arrêt du tribunal fédéral suisse rendu le 27 juillet 2023 – dont Jeune Afrique s’est procuré une copie. L’ex-ministre a été débouté de ses demandes visant la levée de la saisie conservatoire de ses avoirs en Suisse ainsi que la transmission des documents bancaires, dans le cadre d’une requête d’assistance judiciaire introduite par la justice algérienne en juin 2020. Cette requête fait suite à une commission rogatoire envoyée en avril de la même année, complétée par une commission complémentaire en date du 21 juin 2021.
Député du RND (Rassemblement démocratique national) de 2002 à 2014, ministre de l’Industrie de 2014 à 2017 et conseiller spécial de l’ex-président Abdelaziz Bouteflika, Abdeslam Bouchouareb a fait l’objet de plusieurs condamnations dans des affaires de corruption, écopant d’un total de 100 ans de prison. « En fuite à l’étranger depuis février 2019 », selon les termes de l’arrêt, mais résidant en France, d’après les informations recueillies par nos soins, il est également sous le coup de plusieurs mandats internationaux lancés par la justice de son pays. Ce proche de Saïd Bouteflika, frère cadet du président disparu en 2021 est accusé d’avoir joué un rôle prépondérant dans des affaires de corruption, de détournements et d’enrichissements illicites en usant de ses fonctions au ministère de l’Industrie.
L’une des affaires pour lesquelles les juges algériens sollicitent cette entraide judiciaire auprès de la justice suisse est liée à la réalisation d’un barrage hydraulique confiée à une société turque dont le nom n’a pas été cité, bien qu’il s’agisse vraisemblablement de Nurol, entreprise de construction dirigée par Nurettin Çarmikli dont le nom est déjà apparu – comme celui de Bouchouareb – dans le scandale des Panama Papers.
L’affaire remonte à novembre 2011 lorsqu’une convention aurait été conclue entre Nurol et une entreprise algérienne – dont le nom n’a pas, non plus, été cité dans l’arrêté – aux termes de laquelle la firme turque s’engage à lui fournir des tuyaux en acier. Après avoir produits ces tuyaux, Nurol les a revendus à une société domiciliée à Hong Kong, détenue à 100 % par Çarmikli, pour un montant de 70 millions de dollars. Celle-ci a par la suite revendus les mêmes tuyaux à l’entreprise algérienne pour 85 millions de dollars. Soit une plus-value net de 15 millions de dollars.
Commissions et pots de vin
Selon la déposition faite par Çarmikli – dont une copie a été transmise à la justice suisse –, 8 millions de dollars auraient transité, via une société britannique, des poches de l’entrepreneur turque vers celle du patron de l’entreprise algérienne en relation avec Bouchouareb, en vue de verser des commissions. « Ce montant constituerait le versement de pots-de-vin pour l’obtention de contrats de sous-traitances », écrit le tribunal helvète, citant les documents de la justice algérienne. D’autres sommes – d’un montant de près de 4 millions de dollars – auraient également été versées à diverses sociétés détenues par ce même homme d’affaires de nationalité algérienne.
Parmi les éléments fournis dans le cadre de cette entraide judiciaire – et largement repris des Panama papers – figurent les noms de plusieurs sociétés identifiées par les juges comme appartenant à Bouchouareb, dont Royal Arrival Corp, une structure offshore fondée en 2015 par l’ex-conseiller spécial, alors ministre de l’Industrie, via une entreprise située au Luxembourg. Cette structure aurait notamment abrité un compte bancaire contenant 700 000 euros sous la forme d’un portefeuille de titres immobiliers à la NBAD – filiale suisse spécialisée dans la gestion de fortune de la National Bank of Abu Dhabi. Lorsque le scandale avait éclaté, le ministre avait expliqué que ces fonds avaient pour objectifs de financer des biens immobiliers pour ses enfants. Or selon le quotidien Le Monde, qui a révélé l’existence de la société offshore, Royal Arrival Corp avait théoriquement pour objet la représentation commerciale, la négociation et l’obtention de contrats dans les travaux publics, le transport ferroviaire et maritime en Turquie, au Royaume-Uni – et non la gestion de la fortune patrimoniale du ministre de l’Industrie.
Dans le cadre de leur demande d’entraide judiciaire, les juges algériens indiquent aussi que Bouchouareb aurait donné des instructions afin de ne pas accorder de visas d’entrées en Algérie à des ingénieurs, ainsi qu’au personnel technique et administratif d’une société égyptienne chargée de la réalisation d’un projet d’infrastructures. Afin de débloquer la situation et de lever ces entraves, le gérant de cette société – dont le nom, encore une fois, n’a pas été mentionné – aurait versé à l’ancien ministre de l’Industrie la somme de 5 millions de dollars.
Les juges affirment par ailleurs avoir identifiés vingt-sept autres transferts effectués entre octobre 2012 et septembre 2016, d’un montant total de 31,5 millions de dollars, ayant transité par des comptes bancaires détenus ou contrôlés à l’étranger par des personnes qui font l’objet d’enquêtes en Algérie. Ces transferts seraient liés à d’autres projets lancés dans le pays à la même période.
Contre-attaque des avocats
En exécution de cette convention d’entraide judiciaire entre l’Algérie et la Suisse, la justice helvétique a déjà ordonné à une première banque suisse la transmission des documents liés à un compte détenu par l’ancien ministre, sur lequel il avait déposé la somme de 1 740 000 d’euros. Cette somme a fait l’objet d’une saisie conservatoire. La justice helvétique a donné les mêmes instructions à une deuxième banque dans laquelle il s’est vu transférer, en janvier 2017, un peu plus d’un million d’euros.
L’ancien dignitaire de l’ère Bouteflika a logiquement lancé des recours afin de s’opposer à la saisie de ses avoirs. Dans l’exposé de leurs motifs, ses avocats, Benjamin Borsodi et Charles Goumaz, avancent plusieurs arguments. Ils affirment en particulier que la procédure algérienne lancée à l’encontre de leur client en Suisse ne garantirait ni l’indépendance de la justice, ni le respect des droits de la défense, ni aucun des droits procéduriers élémentaires. Et que les poursuites dont il fait l’objet en Algérie ont été lancées en raison de ses opinions politiques.
Bouchouareb a ainsi déclaré au tribunal, toujours selon l’arrêt rendu par le tribunal helvète, qu’à la suite du mouvement de contestation dit du “hirak”, il aurait, « comme de très nombreux dirigeants politiques et hommes d’affaires associés au régime du président déchu, fait l’objet de nombreuses procédures violant gravement ses droits fondamentaux. » L’ex-ministre prétend avoir été condamné pénalement « pour des motifs exclusivement politiques et avoir été privé de la possibilité de se défendre », et souligne enfin que le système carcéral algérien donne lieu à des traitements inhumains et dégradants.
Les juges suisses valident
Des arguments qui, semble-t-il ne sont pas parvenus à émouvoir le tribunal suisse : celui-ci a débouté le requérant de toutes ses demandes. Jugeant que les requêtes algériennes ne présentaient ni erreurs manifestes, ni contradictions, ni lacunes, le tribunal n’a, par ailleurs, pas retenu les argument sur le manque de garanties de l’indépendance de la justice, de la violation des droits des prévenus ou de la persécution politique. Validant le fait la transmission des documents bancaires a pour objectif « de permettre aux autorités requérantes de poursuivre leurs investigations en cours en ayant à leur disposition des éléments qui pourraient s’avérer pertinents tant à charge qu’à décharge » l’instance judiciaire suisse a donc décidé de maintenir la saisie conservatoire des avoirs du conseiller spécial et autorisé la transmission de sa documentation bancaire à Alger.
Bouchouareb a donc perdu cette manche. Mais a-t-il des raisons de se sentir réellement inquiété par les juges de son pays ? Installé en France, il semble à l’abri d’une extradition. D’ici à ce que son pays récupère effectivement les millions qu’il détient en Suisse, beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts. Sollicité par Jeune Afrique, son avocat Charles Goumaz n’a pas souhaité s’exprimer sur ce dossier.
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