Une question continue de hanter les Niçois : le massacre du 14 juillet 2016 aurait-il pu être évité si des mesures de sécurité plus sérieuses avaient été prises ce soir-là ? La justice a enfin décidé de mener de plus amples investigations sur la responsabilité de la Ville.
Nice (Alpes-Maritimes).- C’est un coup de semonce pour la ville. Sept ans après l’attentat terroriste de la promenade des Anglais, à Nice, le 14 juillet 2016, les trois juges d’instruction chargés du volet sécuritaire de l’enquête, c’est-à-dire concernant les failles du dispositif de sécurité, viennent de requalifier les faits en « homicides et blessures involontaires par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de prudence ou de sécurité ». Ce qui ouvre la voie à de nouvelles investigations et à une éventuelle mise en examen du maire de Nice de l'époque.
L’homicide involontaire est passible de cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende. Cette relance d’une enquête qui tourne au ralenti depuis longtemps avait été demandée avant l’été par Xavier Bonhomme, procureur de la République à Nice, la veille de son départ pour un nouveau poste de procureur général à la cour d’appel de Nîmes. Compte tenu de l’enquête en cours, la mairie de Nice n’a pas souhaité s’exprimer.
Dans les mémoires des Niçois, la tragique soirée du 14 juillet 2016 ne s’effacera jamais. Il était 20 h 30 et le feu d’artifice venait de se terminer lorsque le terroriste islamiste Mohamed Lahouaiej-Bouhlel a foncé, au volant d’un camion de 19 tonnes, sur la foule de la promenade des Anglais, causant la mort de 86 personnes et en blessant 450 autres, avant d’être abattu par une policière. Un grand nombre de ces victimes et leurs familles sont aujourd’hui encore traumatisées par l’horreur et la violence de ce qu’elles ont vécu.
Le procès des complices du terroriste, qui s’est tenu à Paris en octobre 2022, n’a pas répondu à toutes leurs interrogations. Une question continue de les hanter : ce massacre aurait-il pu être évité, si des mesures de sécurité plus sérieuses avaient été prises ce soir-là, alors que 25 000 personnes étaient attendues sur la Prom’ et que le pays se trouvait en état d’urgence « alerte attentat », depuis les attentats de novembre 2015 à Paris et Saint-Denis ?
« Je suis allée au procès [des] terroriste[s] à Paris, bien sûr. Mais pour moi, le procès le plus important, celui que j’attends depuis 7 ans, c’est celui de la sécurité. Je veux que ceux qui sont censés nous protéger et communiquent sans cesse sur la sécurité et la vidéosurveillance apportent des réponses aux questions que nous posons », dit Célia Viale, coprésidente de l’association Promenade des Anges, qui a perdu sa mère et dont le père a été blessé dans l’attentat.
Le rapport décisif d’un cabinet spécialiste en maintien de l’ordre
Pour obtenir justice, les victimes et leurs familles ont déjà parcouru un chemin de croix. Plusieurs plaintes contre X pour mise en danger de la vie d’autrui avaient été classées sans suite par le procureur Jean-Michel Prêtre, en janvier 2017. Intolérable pour les familles, qui se sont portées parties civiles et ont obtenu l’ouverture d’une information judiciaire, en avril 2017.
En 2019, les quatre principaux responsables du dispositif de sécurité ont été auditionnés sous le statut de témoins assistés : Philippe Pradal, maire de Nice à l’époque des faits, Christian Estrosi, alors premier adjoint (élu président du conseil régional Provence-Alpes-Côte d’Azur, il avait dû renoncer temporairement à son mandat de maire), Adolphe Colrat, préfet des Alpes-Maritimes et François-Xavier Lauch, son directeur de cabinet (un proche d’Emmanuel Macron, aujourd’hui préfet de l’Hérault).
Il y a eu ensuite le procès terroriste, à Paris, en octobre 2022, où plusieurs victimes et policiers se sont succédé à la barre pour dénoncer les failles du dispositif mis en place le 14 juillet 2016. Ce qu’elles ont entendu lors de ces audiences douloureuses a convaincu les parties civiles qu’il fallait mettre le paquet pour qu’un procès consacré exclusivement à la sécurité puisse avoir lieu un jour à Nice.
Dans ce but, plusieurs parties civiles, réunies au sein de l’association Promenade des Anges, ont décidé d’agir à l’américaine. Leur avocate Virginie Le Roy a demandé à un cabinet spécialiste en maintien de l’ordre, fondé par un général de gendarmerie, de réaliser une étude précise et documentée du service d’ordre mis en œuvre le 14 juillet 2016.
Ce rapport, dont Mediapart a pu lire des extraits, a été remis aux trois juges actuellement chargés de l’instruction, dont la vice-présidente Chantal Russo, qui ont reçu les plaignant·es et leur avocate le 5 mai dernier. Les manquements qu’il pointe ont été perçus comme suffisamment caractérisés pour justifier la requalification des faits en homicides et blessures involontaires.
La première faille relevée par cette expertise, c’est l’absence de prise en compte de l’éventualité d’un attentat à la voiture-bélier. Depuis l’attentat, les autorités affirment que, si elles n’ont pas installé de plots en béton sur la voie publique pour empêcher un camion d’écraser la foule, c’est parce que ce risque n’était pas identifié à l’époque. Lors des préparatifs, ils auraient eu en tête un seul modèle d’attentat, celui de novembre 2015 à Paris.
« Le 14 juillet, le mode opératoire du terroriste était pour la première fois utilisé en France et en Europe », dit ainsi Rabah Souchi, le chef du pôle voie publique de la direction départementale de la sécurité publique (DDSP) de la police nationale, dans son audition par les juges niçois, que Mediapart a pu consulter. « L’attaque de Nice est une première sur le territoire en raison de l’arme utilisée : un camion », dit pour sa part Xavier Lauch, le directeur de cabinet du préfet.
Faux, rétorque le cabinet d’expert, qui écrit : « Il serait erroné d’affirmer que le risque d’attentat terroriste au moyen de véhicule bélier était totalement inconnu et rejeté par les experts de l’époque. En effet, un guide de bonnes pratiques diffusé par le ministère de la Culture, élaboré en partenariat avec le secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale à l’attention des organisateurs de rassemblements et de festivals culturels le 18 mai 2016 […], formulait expressément la possibilité d’installer des “obstacles pour prévenir l’action d’un véhicule bélier sans nuire aux capacités d’intervention des secours”. »
Une accumulation d’erreurs et de négligences
À la date de l’attentat du 14 juillet 2016, dix-neuf attentats ou tentatives avaient été commis en France depuis fin 2014, dont quatre au moyen d’un véhicule bélier.
Les autorités locales n’ignoraient pas cette menace : Nice était à l’époque un foyer important de la radicalisation islamiste. C’est là que vivait Omar Omsen, l’un des principaux recruteurs pour le djihad, parti en Syrie en 2013 avec un groupe de jeunes combattants niçois, affilié à Al-Qaïda. En 2015, le gouvernement estimait que 10 % des personnes en relation avec des filières djihadistes étaient originaires des Alpes-Maritimes.
Christian Estrosi lui-même avait participé, quelques mois plus tôt, en tant que député, à une commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la surveillance des filières et des individus djihadistes, présidée par Éric Ciotti, alors député et président du conseil départemental des Alpes-Maritimes… Dans son rapport publié un an avant l’attentat de Nice, on peut lire que « les sympathisants recouraient à des modalités rudimentaires – voiture-bélier, arme blanche, arme de poing, fusil de chasse, suivant en cela les recommandations formulées par le porte-parole de l’État islamique ».
Outre cet étonnant aveuglement face au risque d’attentat à la voiture-bélier, le rapport d’experts en sécurité mandaté par l’association Promenade des Anges dénonce une accumulation d’erreurs et de négligences commises lors de la préparation et la mise en œuvre du dispositif de sécurité.
Mediapart avait révélé, en décembre 2016, les repérages effectués par le terroriste au volant de son camion, les jours précédant le massacre, sans qu’il ait été détecté par les caméras de surveillance de la ville.
Ce n’est pas tout. L’ensemble des préparatifs de la fête du 14 juillet laisse gravement à désirer. Comme le résume la gardienne de la paix Magali Cotton lors de son audition, « le dispositif était beaucoup trop léger par rapport au nombre de personnes qu’il y avait. Ils n’ont pas été capables de mettre en place un dispositif comme au carnaval de Nice, par exemple. C’était beaucoup plus détendu au niveau de la sécurité. Le sentiment qu’on a par rapport à ça, c’est que ça a été pris à la légère ». Un témoignage d’autant plus poignant qu’il sort de la bouche de celle qui a abattu le terroriste au volant de son camion meurtrier.
Deux réunions spécifiquement dédiées à la sécurité de la soirée du 14 juillet avaient été programmées par la préfecture. Lors de la première, le 28 juin, Jean-Yves Orlandini, chef du service interministériel de défense et de protection civile au cabinet du préfet avait demandé expressément à la ville de sécuriser les festivités par la mise en place de barrières pour filtrer le public. Il n’a pas été entendu, en raison du manque d’effectifs de police nationale et municipale disponibles le 14 juillet.
« On imaginait une zone fermée, suite à notre expérience tirée de l’Euro de football. La ville de Nice nous a répondu que cela allait être compliqué car c’était une manifestation gratuite », précise Jean-Yves Orlandini lors de son audition par les juges.
La seconde réunion prévue en préfecture a été annulée et remplacée par une réunion en comité restreint, entre le préfet, la DDSP et Véronique Borré, la conseillère en sécurité de la ville de Nice, une proche de Christian Estrosi. Lors de cette réunion a été entériné le dispositif de sécurité allégé souhaité par la ville.
Selon le rapport de l’inspection générale de la police nationale versé au dossier d’instruction, l’effectif policier était nettement inférieur en 2016 à celui des années précédentes : 106 personnes seulement, contre 142 en 2015 et 138 en 2014, alors même que la France était en état d’urgence alerte attentat.
La comparaison entre le dispositif mis en œuvre pour l’Euro de football, en juin 2016 et celui du 14 juillet est encore plus éclairante. La compétition sportive avait donné lieu à un déploiement de moyens considérable à Nice, dont Christian Estrosi s’était glorifié : 124 agents de sécurité pour 10 000 personnes, 60 fonctionnaires de police aux abords du site, 17 portiques de détection des métaux, des dizaines de caméras pour couvrir la fan zone, sans compter un renforcement massif de police nationale, avec une compagnie départementale d’intervention, une brigade anticriminalité renforcée de 50 fonctionnaires et 200 militaires de l’opération Sentinelle…
« L’Euro de foot est un événement payant, qui a attiré des touristes étrangers à Nice. Le 14 juillet est une fête populaire et gratuite. Ce sont les pauvres qui viennent voir des spectacles gratuits et manger des bonbons en regardant le feu d’artifice », résume Célia Viale. La jeune femme espère maintenant que les juges vont déployer les moyens nécessaires pour faire la lumière sur les responsabilités du drame.
Mais les victimes savent que la partie est encore loin d’être gagnée. Pour l’instant, les juges ont élargi le champ de leur instruction a minima. Dans son réquisitoire supplétif, le procureur listait 83 actes d’enquête à effectuer, dont l’audition de l’ensemble des policiers en service ce soir-là. Seuls trois actes ont été retenus par les juges : l’audition d’une fonctionnaire de la préfecture, le versement du rapport envoyé par la direction départementale de la sécurité publique à l’inspection générale de la police nationale et d’un rapport sur les risques terroristes effectué à la demande de la ville juste avant l’attentat.
Les juges n’ont pas jugé nécessaire de procéder aux auditions de l’ensemble des policiers en service le 14 juillet, ni d’obtenir les images de vidéosurveillance, ni le décompte précis des effectifs policiers déployés ce soir-là : qui était où, quand et avec quelle arme. Ce serait pourtant le b.a.-ba pour comprendre pourquoi un tel drame n’a pas pu être évité. L’avocate de l’association Promenade des Anges a fait appel de ces lacunes.
Hélène Constanty
2 novembre 2023 à 13h07
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