Des centaines de milliers de personnes ont défilé dimanche à Rabat en solidarité avec le peuple palestinien. Jamais une marche ouvertement critique envers les accords de coopération entre le Maroc et Israël n’avait rassemblé autant de monde.
Rabat (Maroc).– Dimanche 15 octobre, Rabat est aux couleurs de la Palestine. Les drapeaux rouge, vert et noir s’agitent sous les palmiers de l’avenue Mohamed-V, brandis par des dizaines de milliers de Marocaines et de Marocains révolté·es par les bombardements de Gaza par les forces israéliennes. Depuis le 7 octobre, jour du lancement de l’offensive « déluge d’Al-Aqsa » du Hamas dans le désert du Néguev, de petits rassemblements pro-Palestine se sont multipliés dans tout le Royaume, de Rabat à Tanger en passant par Marrakech ou encore Fès… La marche nationale de dimanche a, elle, pris une dimension historique.
À l’initiative, le Groupe d’action nationale pour la Palestine et le Front marocain de soutien à la Palestine contre la normalisation ont réuni des partis politiques de gauche et des groupements islamistes. Jamais une marche ouvertement critique envers la politique de normalisation des relations du Maroc avec Israël n’avait rassemblé autant de monde. Entre 300 000 et 1 million de personnes auraient déferlé dans les rues, selon différentes sources. Une première depuis les accords passés en décembre 2020.
Sur une grande bâche que les manifestant·es sont invité·es à venir signer, le message est clair : « Nous, filles et fils du peuple marocain libre, […] appelons aussi l’État marocain à stopper la normalisation avec l’entité sioniste et à prendre des actions urgentes pour soutenir nos frères palestiniens avec toutes les ressources disponibles. Nous appelons le peuple palestinien à rester ferme et à continuer la résistance contre l’occupation jusqu’à la libération de chaque mètre carré de terre palestinienne. »
Les Marocains, soutiens inconditionnels de la cause palestinienne
À Bab-El-Had, au cœur de Rabat, la foule est immense, dès 9 h 30. Chargé de banderoles et de drapeaux, le cortège démarre vers 10 heures, marchant devant le Parlement, lieu historique de mobilisation citoyenne, puis terminant devant la gare Rabat-Ville. Depuis leurs estrades mobiles, des militants scandent des slogans éloquents - « mort à Israël », ou encore « à bas le sionisme » - repris en chœur par une foule multigénérationnelle.
Bien que l’heure soit grave, une ambiance familiale règne dans la foule : les manifestant·es sont venu·es avec leurs grands-parents, leurs enfants, et même leurs bébés en poussette. On tape des mains, on chante, on crie, on prie… Pendant près de trois heures, l’avenue ne désemplit pas.
Leila, jeune habitante de Rabat, ne s’attendait pas à voir une telle marée humaine. « J’avais 6 ans lorsque j’ai assisté à ma première manifestation pro-Palestine, ici, à Rabat », se souvient-elle avec émotion. Une passante, qui contemple la foule, fait aussi le lien entre son enfance et la cause palestinienne : « Chez nous, on avait la télé branchée sur Al-Jazeera, tout le temps. La Palestine, c’est peut-être loin géographiquement, mais les images, elles, étaient dans nos salons, à tous les repas. » Des images douloureuses de Gazaoui·es meurtri·es sous les bombes, des manifestant·es en ont imprimé, pour les élever au-dessus de leurs têtes.
D’où vient ce lien, si fort, entre Marocains et Palestiniens ? Une pancarte tenue dans la foule donne un premier élément de réponse : « Je ne suis pas de Syrie, ni de Palestine, ni d’Afghanistan ou d’Irak, mais lorsque vous saignez, je saigne aussi, car nous sommes une seule oumma [communauté musulmane mondiale, en arabe – ndlr] ». Au Maroc, l’Instance de soutien aux causes de la oumma a quant à elle appelé le 13 octobre à un « vendredi de colère ». Dans tout le pays, des mosquées ont organisé, après la prière du vendredi, des rassemblements pour soutenir Gaza.
Rajaa, venue marcher ce dimanche avec sa fille, précise : « Ce qui nous réunit, ce n’est pas seulement l’islam, c’est aussi notre arabité », pense-t-elle. « Et puis, c’est surtout notre humanité. Le plus important, dans tout ça, c’est l’injustice subie par les Palestiniens. Parce qu’on n’accepte pas l’injustice, ni pour nous, ni pour les autres », explique-t-elle. Pour Leila, il y a aussi un lien créé par le traumatisme commun de la colonisation : « Le décolonialisme, c’est un mouvement mondial », dit-elle.
Le Hamas, mouvement de « résistance héroïque »
En plus d’une démonstration de solidarité avec les Gazaouis, admirés comme des « martyrs », la marche nationale tient un propos politique. Il s’agit, pour le Front marocain de soutien à la Palestine contre la normalisation, de « célébrer la bataille d’Al-Aqsa », considérée comme une « victoire de la résistance ». Dans la communication des organisateurs de la marche, le fait que le mouvement Hamas ait tué près de 1 300 civils israéliens est décrit comme une « humiliation » infligée à Israël, dont le drapeau a été brûlé publiquement, ou piétiné lors des divers sit-in dans le Royaume, sous les applaudissements.
L’autre drapeau présent lors de la marche, plus discret cependant, était celui du Hamas, souvent perçu, au Maroc, comme un mouvement de résistance héroïque. Dans un cortège, un jeune homme tient, les deux bras en l’air, une pancarte explicite : « HAMAS = RÉSISTANCE ». Il développe : « Le Hamas est la lutte armée face à l’échec des pourparlers pour la paix. C’est un mouvement de résistance d’un peuple qui n’a pas d’autre moyen pour lutter. »
Une position qui tranche avec l’attitude adoptée par l’Union européenne, qui considère le Hamas comme une organisation terroriste.
Salma, manifestante qui a la double nationalité franco-marocaine, exprime sa « sidération » face à la position de « l’Occident », et plus particulièrement de la France, qu’elle juge « inhumaine, car elle hiérarchise la souffrance des gens, et se rend complice d’un génocide ». Précisant qu’elle ne partage pas tous les slogans de la marche, elle nuance : « Malgré la cruauté des actions menées sur les civils, que je ne cautionne pas, on oublie de dire que le Hamas a agi dans un contexte précis. Dire que c’est une organisation terroriste, c’est jeter quatre-vingts ans d’occupation aux oubliettes. »
« Normalisation : trahison ! »
Lorsque l’on interroge Rajaa sur ce qu’elle pense de la réaction du Maroc face aux événements, elle demande : « Vous parlez de la réaction du système, ou du peuple marocain ? » Car ce sont deux choses bien différentes.
Le 22 décembre 2020, le Maroc a signé un accord de normalisation de ses relations avec Israël. Les deux pays ont inauguré un tout nouveau chapitre diplomatique, qui s’est traduit notamment par l’ouverture de vols commerciaux, mais aussi de bureaux de liaison de part et d’autre. Négocié par l’intermédiaire des États-Unis, il s’agissait surtout, pour le royaume chérifien, d’obtenir la reconnaissance de la marocanité du Sahara occidental par deux grandes puissances qui pèsent sur la scène internationale.
Tous ces bouleversements diplomatiques n’ont fait l’objet d’aucune consultation auprès des citoyens marocains. Alors, ce dimanche matin, Rajaa scande : « Normalisation : trahison ! » Révoltée, elle développe : « Il n’y a eu aucun dialogue avec nous, le peuple. Le système ne voit que ses propres intérêts. » Elle poursuit : « Je suis contre la normalisation, depuis le début. C’est comme si on embellissait l’image du colonisateur, comme si on acceptait la présence sioniste sur les terres palestiniennes. »
Plusieurs formes de contestation ont émergé. Début 2021, un groupe d’avocats avait même tenté de déposer un recours, mais en vain. De nombreux sit-in ont déjà eu lieu, souvent réprimés. Certains ont été interdits, d’autres dispersés.
Il y a moins de trois mois, un citoyen marocain installé au Qatar, Saïd Boukyoud, a été arrêté et condamné à cinq ans de prison pendant ses vacances au Maroc, pour avoir critiqué la normalisation sur les réseaux sociaux. Mais ce dimanche, le message est clair : « Le peuple demande l’annulation de la normalisation », crient les manifestant·es. Certaines revendications vont même plus loin, réclamant une loi qui criminalise la normalisation, ou encore l’expulsion de l’ambassadeur d’Israël, David Govrin.
Si l’opposition ne se bride plus, c’est que le Maroc a fait preuve d’une neutralité qui a beaucoup troublé, lorsqu’il a condamné les attaques contre les civils « d’où qu’ils soient », se disant « préoccupé par le déclenchement d’actions militaires » à Gaza, et appelant à l’apaisement. Dans la foule, la pancarte d’un jeune homme dénonce les membres de la Ligue arabe, assimilés à des « chiens du sionisme ».
Un message qui vise directement Nasser Bourita, le ministre des affaires étrangères marocain, qui a présidé, mercredi dernier, au Caire, les travaux de la session extraordinaire du Conseil de la Ligue des États arabes. Le ministre a également été sollicité par les États-Unis pour aider à la libération des otages étrangers et israéliens.
Rajaa, elle, ne décolère pas. « S’ils ont autorisé cette marche, c’est parce qu’ils y sont obligés. Ils savent que le peuple est en colère. Cette marche, c’est comme si c’était le peuple qui l’avait imposée. »
Camelia Echchihab
16 octobre 2023 à 09h49
https://www.mediapart.fr/journal/international/161023/solidaires-de-gaza-des-milliers-de-marocains-defient-la-politique-de-normalisation-avec-israel
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