La chercheuse américaine Judith Coffin publie « Sexe, amour et féminisme », dans lequel elle explore la correspondance − fournie − de Simone de Beauvoir avec ses lecteurs. Entretien.
Un conseil sur la contraception, une considération sur la mort ou une prise de position sur la guerre d’Algérie ? Ces requêtes, ils furent nombreux, de tous horizons, de tous profils et de tous âges, à les faire parvenir à une seule et même personne : Simone de Beauvoir. Entre la parution du « Deuxième Sexe », en 1949, et la fin de sa vie, en 1986, l’écrivaine et philosophe aura reçu plus de 20 000 lettres, dont une large moitié est conservée à la Bibliothèque nationale de France. Jusqu’ici, ce fond d’archives (46 boîtes contenant approximativement 11 000 lettres) avait suscité peu de travaux. L’historienne américaine Judith Coffin est la première, en 2009, à lui avoir consacré un article, dont « Sexe, amour et féminisme », qui vient de paraître en France, constitue le prolongement.
« Pénétrer si avant dans des vies étrangères que les gens, en entendant ma voix, aient l’impression de se parler à eux-mêmes : voilà ce que je souhaitais », écrivait Simone de Beauvoir dans « la Force de l’âge ». Dans son épaisse analyse, très (trop ?) contextualisée, Judith Coffin souligne à quel point les lecteurs se sont emparés du projet beauvoirien et de l’écriture autobiographique. Loin de ne produire que de simples courriers de fans, ils décrivent, sur un ton parfois poignant, les errances amoureuses, les avortements clandestins, le corps qui vieillit, les répercussions de la Seconde Guerre mondiale ou la violence coloniale − n’hésitant d’ailleurs pas à rabrouer l’autrice sur ses opinions. Pour Judith Coffin, cette correspondance inhabituellement foisonnante représente ainsi « une archive de la condition existentielle de l’après-guerre, coproduite par Beauvoir et ses lecteurs et lectrices ».
« Sexe, amour et féminisme » est conscient de sa limite principale : ne pas donner accès aux réponses de Simone de Beauvoir. Mais l’ouvrage n’est qu’un premier jalon. Judith Coffin a défriché ce matériau extraordinaire pour mieux l’offrir à la communauté scientifique. A charge pour d’autres chercheurs de révéler davantage du lien si singulier qui unissait Simone de Beauvoir à son public.
BibliObs. Comment êtes-vous tombée sur ces lettres adressées à Simone de Beauvoir ?
Judith Coffin. C’est un hasard total. Autour de 2009, je travaillais à une synthèse des ouvrages portant le « Deuxième Sexe » quand je suis tombée sur un article au sujet des lettres dans le volume « Cinquantenaire du Deuxième Sexe » coordonné par Christine Delphy et Sylvie Chaperon (Syllepse, 2002), signé par Mauricette Berne, archiviste et ancienne conservatrice générale au département des Manuscrits à la Bibliothèque nationale de France. J’ai décidé d’aller consulter ces lettres moi-même. Le fonds d’archives n’était pas encore catalogué ni accessible au public. Il fallait téléphoner et prendre rendez-vous. Ce fut un processus très long, car cela exigeait que je revienne tous les étés à Paris. Sans compter que, si la salle des Manuscrits est magnifique, il y est interdit de photographier et d’enregistrer. Il fallait tout recopier à la main. Devant ces lettres de lectrices mais aussi de lecteurs − presque un tiers provient d’hommes − j’ai été immédiatement séduite, pour ne pas dire subjuguée. Elles sont mélodramatiques, émouvantes, inattendues. J’ai commencé par écrire un article universitaire, mais je me suis rapidement dit que ça valait un livre.
Les recherches n’ayant pas encore permis de retrouver la trace des correspondants, vous avez été tenue de respecter leur anonymat.
Je n’avais le droit qu’aux citations très courtes. Il a fallu couper et ce fut difficile. On aurait bien aimé faire une anthologie, mais ce n’est pas possible pour moment car ce n’est pas encore dans le domaine public.
Vos détracteurs vous reprochent de ne pas avoir reproduit les réponses de Simone de Beauvoir à ces lettres.
Effectivement, leur absence est une critique qui m’est souvent faite. Pourquoi n’avons-nous pas les réponses ? Tout simplement parce qu’elles ne sont pas conservées à la BNF, mais attendent probablement toujours dans les tiroirs des destinataires. Simone de Beauvoir a gardé les lettres, mais elle a jeté les enveloppes ; il n’y a donc pas d’adresse pour retrouver ses correspondants. Je sais toutefois qu’il s’agissait bien d’une relation à double sens. De nombreuses lettres attestent d’un véritable échange, avec des mentions comme « Je n’arrive pas à croire que vous m’ayez répondu » ou « Je vous ai écrit deux fois dans ma vie et vous m’avez répondu les deux fois, avec le discernement et la compassion qui sont les vôtres ».
J’ai aussi eu en ma possession une longue lettre (dix pages manuscrites) d’un homme qui se confiait sur sa liaison mouvementée avec une femme plus jeune. Il se trouve que cette lettre était signée du nom du père d’une amie proche. J’ai fini par avoir accès à la réponse que Simone de Beauvoir lui avait fait parvenir, vers l’été 1964. Une lettre tout à fait remarquable dans laquelle l’écrivaine décortique les détails de cette relation et qualifie de « mauvaise foi » la possessivité de cet homme envers sa maîtresse. Cette lettre a tout changé pour moi. Elle m’a ouvert les yeux sur le lien inhabituel entre Simone de Beauvoir et ses lecteurs, et le sérieux de son attachement. C’est ce qui m’a amené à mettre la relation auteur/lecteur au cœur de mon livre.
N’est-ce pas un casse-tête méthodologique de devoir composer avec l’absence de Simone de Beauvoir ?
En réalité, je préfère comme ça. Ça m’oblige à reconstruire le dialogue et à faire preuve d’imagination. Je voulais insister sur le public. Car on connaît bien la vie de Beauvoir, elle l’a détaillée maintes fois, mais ses lecteurs et lectrices demeurent, eux, des inconnus. Et puis, même sans pouvoir accéder aux réponses de Beauvoir, on la voit partout à travers ces lettres. Les lecteurs portent sur elle un regard fasciné, complexe, fantasmé, jaloux, amoureux, déçu. Un regard assez intime. Dire qu’on voit mieux Simone de Beauvoir de cette façon serait exagéré, mais on la voit de manière différente.
Pourquoi Simone de Beauvoir apparaissait-elle comme une interlocutrice idéale ?
Je crois que ça vient en premier lieu de ses Mémoires, dans lesquels elle raconte sa vie en détail et livre sa propre conception d’elle-même. C’est en quelque sorte une invitation au public à se raconter lui-même. Raconter sa vie devient un projet philosophique, même si on ne le fait pas à un très haut niveau. Pour Beauvoir, tout est important. Il y a une signification existentielle dans tout ce qu’on fait, dans tout ce qu’on pense. C’est un message excitant pour ses lecteurs.
Ensuite, ce qui est étonnant, c’est le manque de savoir sur la sexualité à l’époque. Pourquoi donc poser des questions sur la contraception ou l’orgasme à Simone de Beauvoir ? Tout simplement parce que les gens ne savaient pas à qui d’autre les poser, où trouver ces informations. Plus tard, on pourra écrire à Ménie Grégoire, mais dans les années 1950 et au début des années 1960, il n’existait que le courrier du cœur, un genre assez méprisé. A côté de ça, Simone de Beauvoir parlait franchement et avait des connaissances immenses − on peut percevoir « le Deuxième Sexe » comme une encyclopédie d’informations en matière de sexualité. Ce n’est pas forcément le genre de lettres qu’elle aurait voulu recevoir. Elle ne se voyait pas comme confesseuse. Ça l’a poussée dans des directions où elle ne comptait pas nécessairement aller. Elle ne pensait pas être une femme qui écrit pour les femmes. C’est pourtant ce qu’elle est devenue malgré elle.
Quels sont les thèmes abordés par ses correspondants ?
Tout ce qui concerne la vie intime : le mariage, les problèmes conjugaux, la sexualité, la contraception, l’amour, l’avortement, le désir hétéro, gay, lesbien, bisexuel et même une lettre d’une personne qui s’interroge sur la transidentité. Mais aussi la vieillesse, la maladie, toutes les souffrances du corps masculin et féminin. Toutes les questions de vie politique, également : la guerre, l’après-guerre, la Shoah, la guerre d’Algérie, la torture, Mai-68, le féminisme, etc. Ce que j’aime dans mon livre, c’est que la ligne entre la vie privée et l’histoire avec un grand H est brouillée. J’espère avoir créé une histoire intime et affective de la vie des années 1950 et 1960 telles qu’elles ont été vécues.
Les échanges autour de la guerre d’Algérie sont pour le moins tumultueux.
pense pas à la guerre d’Algérie de prime abord quand on pense à Beauvoir, mais c’est un sujet très important pour son lectorat. Ces lettres sont dures à lire tant les sentiments sont forts, tant les désaccords et les mésententes sont énormes. Des soldats, des officiers, des militants antiguerre, des pieds-noirs : de tous les bords, ils se sont adressés à elle. Avec parfois une violence assez frappante. Ce fut un moment difficile pour Beauvoir, qui avouait se sentir paralysée. Elle a écrit des centaines de pages sur la guerre d’Algérie et considérait que son public ne l’avait pas comprise.
Les lettres de femmes qui se disent piégées dans le mariage et la vie de famille sont également bouleversantes.
Oui, toutes les histoires d’avortement, de grossesses non désirées, de difficultés avec le mariage et les enfants sont très émouvantes. Beaucoup de lecteurs réagissent aussi au mythe du « pacte » amoureux avec Jean-Paul Sartre. Certains écrivent : « J’aimerais être comme vous », « Mon mari aimerait que je sois beauvoirienne sur ce plan-là ». D’autres se méfient : « Vous ne nous racontez pas tout. »
Quelle lettre vous a surprise ?
Ce ne serait pas une lettre en particulier, mais un type de lettres où les gens s’approprient le récit autobiographique. Celles qui commencent peu ou prou ainsi : « Chère madame, j’aimerais vous raconter ma vie. Est-ce que vous aimeriez lire mon journal intime ? » Mais c’est quand même Simone de Beauvoir ! Il faut beaucoup de courage pour écrire à une écrivaine aussi célèbre. C’est surtout la mise en scène de soi qui m’a surprise et émue. Je n’ai réalisé qu’après que c’est une caractéristique du genre épistolaire.
Vous montrez à quel point l’œuvre de Simone de Beauvoir a été co-construite avec ses lecteurs.
Simone de Beauvoir parlait de son lectorat dans ses livres, beaucoup ! C’est partout, dans chaque volume des Mémoires. Dans « la Force des choses » par exemple, elle écrit : « Un livre est un objet collectif : les lecteurs contribuent autant que l’auteur à le créer. » Cette correspondance nous montre à quel point cette idée doit être prise au sérieux. Elle avait même réfléchi à en tirer un livre. En juin 1958, elle écrit dans son journal : « Que de correspondantes me répètent : “C’est terrible d’être une femme !” Non, je ne me trompais pas en écrivant “le Deuxième Sexe”, j’avais même encore plus raison que je ne le pensais. Avec des extraits de lettres reçues depuis ce livre, on aurait un document navrant. »
La nouvelle intitulée « la Femme rompue » (1968, qui donne son titre au recueil « la Femme rompue ») a été directement nourrie de cette correspondance.
J’ai été un peu choquée de le constater, même si je sais que les écrivains se servent des histoires vraies. Dans « Tout compte fait », elle relate : « J’avais récemment reçu les confidences de plusieurs femmes d’une quarantaine d’années que leurs maris venaient de quitter pour une autre. Malgré la diversité de leurs caractères et des circonstances, il y avait dans toutes leurs histoires d’intéressantes similitudes : elles ne comprenaient rien à ce qui leur arrivait… elles se débattaient dans l’ignorance et l’idée m’est venue de donner à voir leur nuit. »
Ainsi, dans « la Femme rompue », qui a été pré-publié dans « Elle », Simone de Beauvoir raconte, sous forme de journal intime, les tourments de Monique face à l’adultère de son mari. Monique est perdue et ne sait pas comment réagir. Elle est décrite de manière assez antipathique. Mon analyse est que Beauvoir dit à ses lectrices : « Réveillez-vous, vous vous faites des illusions sur le mariage, sur le grand amour. » Pourtant, elles ne vont pas le recevoir comme ça. Les lectrices s’estiment comprises, s’identifient à Monique et voient Beauvoir comme leur héroïne. Alors même qu’elle critique ces femmes-là ! Les deux parties passent l’une à côté de l’autre. Les lectrices de Beauvoir l’aiment de façon inconditionnelle, même quand elle peut se montrer un peu méprisante et réfuter toute forme de solidarité féminine.
Quel travail reste à faire autour de ces archives ?
Marine Rouche, une jeune historienne brillante, essaie de trouver les réponses de Simone de Beauvoir. Quant à moi, j’ai reçu beaucoup de courrier de spécialistes de Beauvoir pour me poser des questions sur les archives et la façon d’y accéder. Je leur explique que ce n’est pas facile, mais j’espère qu’ils vont y aller. Je n’ai fait qu’écrire un premier essai, si vous voulez. J’ai dit ce que j’avais à dire sur ce sujet, c’est maintenant aux autres de s’y mettre.
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https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20231008.OBS79221/quand-les-lecteurs-ecrivaient-a-simone-de-beauvoir-pour-parler-de-leur-vie-intime-et-qu-elle-leur-repondait.html
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