16 OCTOBRE 2023
par Olivier Tonneau
La violence qui s'abat sur Gaza appelle à une condamnation sans faille d'Israël. Elle suscite également pour l'Etat hébreux une haine qui exige, en revanche, d'être soumise à l'analyse.
Ce texte mûrit depuis des années. J’aurais préféré ne pas l’écrire en des temps de fureur et de sang mais sans l’effroi de ces derniers jours, je ne m'y serais peut-être jamais décidé.
Effroi devant les crimes du Hamas : j’ai repris contact avec Noam, mon témoin de mariage perdu de vue depuis des années qui vit à Tel Aviv, pour m’assurer qu’il allait bien ainsi que ses proches. Effroi devant les cris de joie poussés par tout ce que mon fil Facebook compte d’ « antisionistes », puis par le communiqué du NPA accordant son soutien à la « résistance palestinienne » quelques moyens qu’elle choisisse – comme si la guerre justifiait tout et qu’il n’existait pas de crimes de guerre.
Effroi, ensuite, face aux réactions des médias français qui, refusant absolument toute contextualisation de ces crimes, préparaient idéologiquement l’acceptation de la répression qui s’annonçait. Effroi face à cette répression même, à la dévastation de Gaza. Effroi d’entendre Netanyahou se vanter d’initier une opération punitive visant à marquer les esprits et les corps pour des décennies, puis son ministre qualifier les Gazaouis d’animaux. Ainsi les crimes commis par le Hamas, que seule une mauvaise foi éhontée peut séparer des violences infligées par le gouvernement d’extrême-droite israélien aux Palestiniens, servent de prétexte au durcissement de l’oppression qui les a engendrés. Effroi, enfin, face au concert d’approbation des puissances occidentales unanimes : les acteurs qui seuls auraient le pouvoir de ramener Israël à la raison, qui d’ailleurs en ont la responsabilité morale pour avoir porté l’Etat Hébreux sur les fonts baptismaux, l’encouragent au contraire dans sa démence suicidaire.
Je veux dans ce texte dire trois choses. Les deux premières tiennent en peu de mots. D’abord, quiconque hurle de joie face au meurtre de civils a perdu l’esprit, le sens moral élémentaire et, accessoirement, toute mon estime. Cependant – c’est la deuxième chose – si la qualification des actes du Hamas ne fait aucun doute, un crime s’analyse, même en droit, dans son contexte. Or si la responsabilité des agents est toujours engagée, elle ne délie nullement Israël de sa responsabilité écrasante dans la mise en œuvre d’occupations, de répressions, de violences propres à susciter la haine et la folie meurtrière. Qui plus est, Israël étant dans l’affaire la puissance dominante a seule les moyens de transformer son environnement. Le gouvernement Israélien est cause première de la folie meurtrière et premier responsable de l’accélération du cycle infernal. Qu’il y eût une troisième chose à dire, c’est ce qui m’est apparu en lisant dans un tweet de Louis Boyard:
« Il est hors de question que je me penche sur la question d’Israël (…). L’Etat d’Israël est une terre « volée » à la Palestine qu’ils le veuillent ou non ».
Ce sont là propos parfaitement banals de la part des antisionistes d’aujourd’hui. Ils ont le mérite de dire crûment que la critique d’Israël, au-delà des actes barbares commis par son gouvernement, porte sur le fondement même de l’Etat hébreux dont on aurait tout dit une fois rappelé qu’il s’est fondé sur le « vol » d’une terre. Cette attitude est à mes yeux irresponsable et même choquante. Comment ne pas entendre l’écho assourdissant de la vieille « question juive » dans la formule « question d’Israël » ? Aussi l’enjeu principal de ce texte, qui exige un développement d’une certaine longueur, est cette question même.
- Chronique d’une mort annoncée
Je n’ai nulle haine envers Israël mais au contraire un attachement profond, si viscéral qu’il faudrait peut-être parler d’amour. Amour lacéré, comme c’est souvent le cas, par l’insistance avec laquelle son objet contredit l’idée que je me fais de lui. Deux anecdotes permettent de mesurer l’ampleur et la profondeur du gouffre entre le réel et son idée. La première est rapportée par Joseph Kessel dans « Le cactus et l’eucalyptus » (1926). Un Juif doit montrer à un policier de l’immigration britannique qu’il a les moyens financiers exigés pour entrer en Palestine. Il n’a pas d’argent sur lui mais avait confié à d’autres une cassette remplie de pierres précieuses. Elle est parvenue à un dirigeant sioniste qui la montre aux policiers. C’est le dirigeant sioniste qui raconte.
« Bientôt je vis arriver le propriétaire. C’était un grand homme, à la barbe tout embaumée de benjoin, aux magnifiques yeux fardés de khôl, les ongles rougis par le henné. Il m’expliqua que, riche marchand de Kaboul, il s’était senti attiré par la Palestine et qu’il avait réalisé toute sa fortune en bijoux. Comme je lui demandais s’il n’avait pas craint d’en voir distraits quelques-uns par moi ou par tout autre, il me répondit avec un tranquille sourire : - Comment veux-tu qu’il y ait des voleurs en terre d’Israël ? »[1]
La seconde anecdote est racontée par Michel Warschawski dans A tombeau ouvert (2003). Sur une plage de Haïfa, de jeunes femmes sont incommodées par un père et son fils qui jouent aux raquettes. Elles leur demandent d’aller le faire dans l’espace réservé aux jeux de balles. Le père répond de façon très agressive mais finit par s’en aller.
« Après quelques pas, il se retourne et, avec un mélange de colère et de dépit, il interpelle à nouveau Pnina et ses amies : "Mais alors, je devrais être le seul à respecter la loi dans ce pays ?" »[2]
C’est cet incident apparemment trivial, dit Warschawski, qui l’a décidé à écrire son livre, sous-titré « la crise de la société israélienne », en pleurant « des larmes de rage face à la violence sans limite de la répression et à la déshumanisation de l’autre : mais aussi larmes de tristesse face à la dégénérescence d’une société qui est la mienne et dans laquelle vont grandir mes petits-enfants ». Warschawski constate une dégradation terrible de l’esprit public parmi les Juifs israéliens, qu’il lie aux violences épouvantables commises envers les Palestiniens. Impossible de pas penser à Aimé Césaire qui écrivait que « la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral ». Ce processus est aggravé en Israël par les traumatismes propres à l’histoire des habitants. Warschawski relate des faits tellement horribles que si je les avais lues sous la plume d’un palestinien plutôt que d’un Juif israélien, s’ils n’avaient pas également été rapportés par le quotidien Haaretz, je crois que j’aurais cédé à la tentation du déni et me serais convaincu que ce n’était que propagande. Warschawski décrit « un renversement horrible, pervers » :
« La référence permanente au génocide des Juifs d’Europe et l’omniprésence de ces terribles images fait que, si la réalité du rapport de forces rend impossible l’adoption des comportements des victimes juives, alors on adopte, inconsciemment ou en général, les comportements des massacreurs du peuple juif : on marque les Palestiniens sur les bras, on les fait courir nus, on les parque derrière des barbelés et des miradors, on s’est même servi pendant un cours moment de bergers allemands. »
Par-delà le temps qui les sépare, la fable de Kessel et le témoignage de Warschawski fonctionnent synchroniquement, la première exprimant le point de délire auquel mène le déni du second. Il ne manque pas, en effet, de personnes cherchant encore à la faire passer pour vraie. Ainsi de Yonathan Arfi, président du CRIF, interviewé sur France culture. Guillaume Ermer lui demandant ce qu’il pense du siège de Gaza, manifestement contraire au droit international, au droit des personnes et à la moralité la plus élémentaire, Arfi répond qu’Israël étant une démocratie, il est impossible qu’il n’ait pas les intentions vertueuses propres à toutes les démocraties, ce qui lui permet de conclure sans aucun examen des faits que la répression est certainement strictement proportionnée aux objectifs de sécurité. Sans doute lui semble-t-il parfaitement normal que le gouvernement israélien ne fonde pas sa sécurité sur le désarmement du Hamas mais sur le traumatisme des Palestiniens dans leur ensemble, ces « animaux » auxquels on promet un châtiment qui rentrera dans l’histoire – comme s’il était temps de leur offrir, à eux aussi, l’impérissable souvenir d’un holocauste.
Mais la fable de Kessel et le témoignage de Warschawski disent aussi quelque chose de la transformation d’Israël dans le temps. Sans doute Kessel croyait-il avec ferveur à son utopie. Lorsque celle-ci, comme toutes les utopies, s’est fracassé sur le mur du réel, il était encore possible d’espérer en sauvegarder quelque chose, dans l’avenir sinon dans le présent. Du moins l’utopie pouvait-elle rester, dans les circonstances réelles, une forme de boussole morale. Aussi Israël a-t-il longtemps tenu à projeter l’image d’une armée exemplaire, image à laquelle ses apologistes s’accrochent encore : ainsi de cette femme qui, manifestement bouleversée par les « calomnies » contre son pays, qui affirmait en 2014 devant la Student Union d’Oxford qu’ « aucune armée sur terre ne prend plus grand soin d’éviter les souffrances inutiles ». Selon Warschawski, un tournant a cependant été pris dans les années deux-mille :
« Pendant plus de trois décennies, l’armée israélienne a utilisé un oxymore pour décrire son action dans les territoires palestiniens qui sont sous son autorité depuis juin 1967 : « l’occupation libérale ». (…) Depuis septembre 2000, l’occupation israélienne ne prétend plus être libérale. Au contraire, elle assume pleinement son caractère « génial et cruel », pour reprendre les termes de l’hymne de l’Irgoun, cet ancêtre du parti Likoud aujourd’hui au pouvoir. »[3]
Israël justifie ce tournant par la faillite du long processus de paix initié au lendemain de la première intifada (1987) et enterré à Camp David (2000), ses gouvernants ne se lassant jamais de répéter le bon mot selon lequel « les Palestiniens ne manquent jamais l’occasion de rater une occasion de faire la paix ». Affirmation qui ne résiste pas à la lecture du récit extrêmement détaillé des négociations entre le gouvernement israélien et l’OLP que fait Henry Laurens dans son ouvrage monumental La Question palestinienne.[4] On y trouve au contraire la confirmation des analyses que faisait à l’époque Edward Saïd : les Israéliens n’ont jamais eu l’intention d’évacuer les territoires occupés. Ils n’ont cherché qu’à obtenir, au prix de quelques concessions et de vagues promesses, la reconnaissance de l’existence d’Israël par l’OLP, avec la complicité de Yasser Arafat qui, menacé au sein même de la résistance palestinienne, tenait avant tout à être intronisé partenaire officiel des négociations.
En 2000, Israël entre donc dans une nouvelle ère où il ne prétend même plus chercher la paix avec la Palestine mais la pacification de son territoire par la mise au pas des Palestiniens. Dès lors, la colonisation s’accélère jusqu’à l’annexion de jure de larges parties de la Cisjordanie l’été dernier, annexion qui a conduit de très nombreux analystes israéliens, la mort dans l’âme, à admettre qu’Israël était aujourd’hui un état d’apartheid.[5] Depuis des années, les apologistes d’Israël se défendaient de cette accusation en distinguant la situation en Israël proprement dite, où les citoyens Arabes jouiraient des mêmes droits que les citoyens Juifs (ce qui n’est vrai que des droits politiques, mais non de droits sociaux fondamentaux tels que l’accès au logement, et fait fi des discriminations administratives), des territoires occupés qui, étant sous un régime d’occupation, ne relevaient pas de la loi israélienne. L’annexion a balayé cet argument de pure forme puisqu’il existe désormais en Cisjordanie des Juifs soumis à la loi d’Israël et des Arabes soumis à la loi militaire : deux populations distinguées selon des critères ethniques et soumis à des régimes différents, ce qui est la définition même de l’apartheid.
La politique initiée dans les années 2000 est née du refus d’Israël de s’engager résolument dans le processus de paix des années 1990, c’est-à-dire de résoudre politiquement la situation née de sa victoire dans la guerre des six-jours (1967). C’est pourquoi l’historien israélien Ahron Bregman intitula Cursed Victory – « La victoire maudite » - son étude des années 1967-2015, qu’il concluait en affirmant que les quatre premières décennies de l’occupation resteraient comme une « tache noire sur l’histoire israélienne et même sur l’histoire du peuple juif », Israël ayant montré que « les victimes d’hier pouvaient adopter le comportement de leurs bourreaux ». Bregman cite le mot de Pyrrhus : « Encore une victoire comme celle-là et nous sommes perdus ». Peut-être la guerre menée aujourd’hui par Israël contre Gaza se conclura-t-elle par la victoire de trop.
Si le désastre d’aujourd’hui naît en 2000 de l’épuisement d’un processus initié en 1987 pour résoudre une situation établie en 1967, nous devons continuer à remonter le temps : pourquoi les Israéliens n’ont-ils pas su tirer profit pour la paix de leur victoire dans la guerre des six jours ? La réponse était donnée dès 1968 par Maxime Rodinson. Il publiait un livre, Israël et le refus Arabe, qui reste la meilleure analyse que je connaisse des origines de la question palestinienne, mais aussi un article, « De la nation juive au problème juif » où il constatait que « la création de l’Etat d’Israël en 1948 a poussé les Juifs de partout à des sentiments de solidarité contribuant à renforcer ou à reconstituer un particularisme qui s’érodait, et qui d’ailleurs manquait le plus souvent de toute base culturelle, sociale ou même religieuse ». Rodinson ne pensait pas « qu’il y ait lieu de s’en réjouir. »[6] Il soulignait, d’une part, que le conflit israélo-palestinien « a répandu, comme c’était prévisible, la haine du Juif dans les pays arabes où l’antisémitisme était pratiquement inconnu auparavant », et analysait, d’autre part, l’effet de la naissance d’Israël sur les Juifs de la diaspora :
« Dans les conditions de sensibilisation des Juifs de partout après le grand massacre hitlérien, il était fatal que beaucoup d’entre eux, ignorant les conditions du drame palestinien ou voulant les ignorer, éprouvent un sentiment de solidarité élémentaire quand les péripéties palestiniennes amenaient un revers des Juifs là-bas ou plus souvent (jusqu’ici) la prévision d’un revers, prévision que la propagande sioniste (et arabe aussi pour d’autres raisons) prenait soin de présenter comme à peu près assurée et comme devant prendre des dimensions tragiques. (…) La solidarité avec Israël provoquait nombre d’implications dangereuses en termes d’options de politique internationale. (…) Les Juifs pourraient se laisser entraîner par cette évolution à une prise de parti contre les idéaux et les aspirations du tiers monde que partagent les Arabes par la force des choses. (…) Dans les luttes actuelles de plus en plus graves, à l’intérieur de chaque groupe de pays, monde capitaliste, monde socialiste, tiers monde, et entre ces groupes, l’ensemble des Juifs est donc poussé par le processus qu’a mis en mouvement le sionisme vers des options au sens plein du terme réactionnaires. »[7]
La tentation réactionnaire était, écrit Rodinson, intrinsèque au sionisme en tant qu’entreprise nationaliste et coloniale de surcroît. Il n’écrivait rien qui n’ait déjà été dit auparavant. Trente ans auparavant, Henryk Erlich, membre du Bund, écrivait déjà que « si un Etat juif était créé en Palestine, son climat mental serait la peur éternelle d’un ennemi intérieur (les Arabes), un combat perpétuel pour chaque centimètre carré de terrain, pour chaque miette de travail contre un ennemi extérieur ((les Arabes), un combat perpétuel pour éradiquer la langue et la culture des Juifs de Palestine non-hébraïsés. Est-ce là un climat où cultiver la liberté, la démocratie et le progrès ? N’est-ce pas plutôt le climat où fleurissent d’ordinaire la réaction et le chauvinisme ? »[8] Cette critique avait déjà été formulée dix ans plus tôt dans ses grandes lignes par un autre membre du Bund, Emmanuel Szerer, dans un article intitulé « Le socialisme et le sionisme ». Le sionisme étant un nationalisme, était intrinsèquement réactionnaire, ce que démontraient ses alliances avec les Juifs orthodoxes, les partis conservateurs et même avec les antisémites. Szerer niait d’ailleurs toute réalité à la dimension socialiste des colonies juives en Palestine, analyse qui sera confirmée bien plus tard par Zeev Sternhell dans Aux Origines d’Israël. Enfin, la colonisation de la Palestine ne pouvait mener qu’au désastre. Les dirigeants sionistes qui parlaient, comme Sokolow ou Weizmann, de paix avec les Arabes n’y croyaient pas eux-mêmes et semaient « le vent dont les sanglantes moissons seront récoltées, comme toujours jusque-là, par les masses des travailleurs. »[9]
Cette remontée vertigineuse dans le temps semble mener à une conclusion sans appel : le dénouement de la tragédie à laquelle nous assistons aujourd’hui était inscrit dans les prémisses mêmes du projet sioniste, auquel se sont opposés dès l’origine les Juifs de gauche les plus lucides, du Bund jusqu’à Warschawski en passant par Bregman et Robinson. Ceci posé, ne faut-il pas se déclarer résolument antisioniste ? Ce serait passer à côté de son sens profond, qui apparaît si nous refaisons le chemin parcouru dans le sens de l’histoire.
- Histoire d’une libération nécessaire
Après avoir ridiculisé les prétentions des sionistes dont il pense qu’elles n’ont aucune chance d’aboutir, Szerer demande : « où, sur quel front se joueront la lutte, le sort, la destinée et l’avenir de la société juive, en Palestine ou dans ce qu’on appelle la Galout [l'exil] ? » Il répond que la société juive doit lutter « sur le seul et unique front qui vaille : dans les pays où nous résidons, pour les transformer complètement et radicalement dans l’esprit des mots d’ordre émancipateurs du socialisme international. »[10] Force est de constater que Szerer se trompait triplement. D’abord parce que les socialistes n’ont pas su entraver la montée du fascisme, du nazisme, et l’extermination des Juifs d’Europe. Ensuite parce que les Juifs ont été persécutés dans la patrie du « socialisme réel ». Sverez se trompait, enfin, parce que les impasses du socialisme et son incapacité à triompher du fascisme ont précisément créé les conditions qui ont permis le succès du projet sioniste auquel il ne croyait pas. Aussi nous retrouvons-nous face au paradoxe que, si lucides qu’aient été les premiers critiques du sionisme, ils sont réfutés par leur incapacité à ouvrir quelque autre perspective que ce soit.
Le sionisme est d’abord un projet de libération nationale formé par une petite minorité d’un peuple qui pensait que cette libération était la condition nécessaire de sa survie. Les antisionistes éludent aujourd’hui cette dimension du sionisme pour n’en garder que les aspects colonialistes et impérialistes. Or il est impossible d’analyser ces deux derniers aspects abstraction faite de la visée nationale fondamentale. Rappelons une évidence : la différence entre le colonialisme sioniste et d’autres colonialismes de peuplement comme, par exemple, celui de l’Algérie par la France, réside en cela que la Palestine n’a pas été conquise par un Etat existant, militairement supérieur, qui y aurait envoyé ses ressortissants. Les sionistes ont émigré en Palestine, au contraire, parce qu’ils n’avaient plus d’Etat où vivre. Certes, ils ont toujours recherché l’appui des grandes puissances – celui de l’Empire Ottoman, de la Turquie, puis de l’Angleterre et même, pour quelques extrémistes prêts à tout, de l’Allemagne – mais si ce soutien leur était nécessaire, c’est précisément parce que le peuple juif ne formait de majorité sur aucun territoire. Il était évidemment impossible aux Juifs de se libérer, comme les Algériens, en repoussant l’envahisseur : ils ne le pouvaient que par la conquête. C’est ce qu’écrivait Vladimir Jabotinsky dès 1923 dans un article célèbre : « Le mur de fer ».
Netanyahou et, avant lui, Menachem Begin s’étant réclamés de Jabotinsky, celui-ci est souvent perçu comme le précurseur de l’extrême-droite israélienne. C’est une image trompeuse. Jabotinksy naît en 1880 à Odessa, ville est cosmopolite, tolérante et joyeuse ; il en dresse un beau tableau dans son roman Les Cinq. Mais l’antisémitisme est en plein essor. Le 6 Avril 1903, alors que la Pâque orthodoxe coïncide avec la Pâque juive, un terrible pogrom éclate à Kishinev, à quelques cent kilomètres au Nord-Ouest d’Odessa : Jabotinsky forme une milice d’autodéfense juive. Jeune journaliste, il consacre en 1910 un long article dans le quotidien russe Odesskie Novsoti aux lynchages provoqués à travers les Etats-Unis par la victoire d’un boxeur noir, Jack Johnson, sur son adversaire blanc Jack Jeffries. Il fait un tableau d’un implacable réalisme des discriminations dont souffrent les Noirs, alors même qu’ils sont censés être parvenus à l’égalité des droits dans la première démocratie du monde, et conclut que le racisme ne saurait être éradiqué par la loi. Les groupes opprimés doivent se libérer de leurs agresseurs en s’assurant une terre à soi. C’est ce qui fonde l’engagement sioniste de Jabotinsky – c’est aussi la conclusion à laquelle allait arriver, onze ans plus tard, la Nation of Islam qui exigerait la création d’une République noire en Géorgie.
Jabotinsky sait que chaque peuple est viscéralement attaché à sa terre. C’est pourquoi il raille dans « Le mur de fer », l’hypocrisie des sionistes qui disent vouloir œuvrer à une colonisation bienveillante de la Palestine :
« Tout peuple autochtone lutte contre les étrangers qui s'établissent chez lui, tant que subsiste chez lui un espoir, quelque faible qu'il soit, de pouvoir écarter le danger de cet établissement. C'est ainsi que feront également les Arabes de Palestine, tant que subsistera, dans leur esprit, l'éternel espoir qu'ils parviendront à empêcher qu'on fasse de la Palestine arabe Eretz Israël, c'est-à-dire la Palestine juive. »[11]
Les chantres de la colonisation harmonieuse méprisent les Arabes, qu’ils croient prêts à vendre leur liberté pour quelques avantages matériels. Or les Arabes « ne sont pas une populace vile, mais une nation bien vivante », et c’est pourquoi la colonisation devra se faire à l'abri « d’une muraille de fer ». Cela ne signifie pas qu’un accord ne pourra jamais être trouvé avec les Arabes, mais qu’il ne sera possible que lorsque ceux-ci auront perdu « la moindre étincelle d'espoir qu'ils pourront un jour se défaire de nous ».
« Ce n'est qu'alors que les groupements extrémistes et leurs slogans « Jamais, au grand jamais ! » perdront leur influence. Alors seulement, ils céderont la place à des groupes plus modérés ; alors seulement, ces derniers pourront faire entendre leur voix et proposer des concessions mutuelles. C'est à ce moment-là qu'ils commenceront à négocier avec nous sur les questions pratiques, telles que les garanties contre l'expulsion des Arabes et pour l'égalité des droits civils et politiques. Mon espérance et ma foi sont que nous leur accorderons alors des garanties satisfaisantes et que les deux peuples pourront vivre en bon voisinage. »[12]
On est frappé de la lucidité prophétique de ces lignes où se lit d’ailleurs tout ce qui sépare Jabotinsky de ses prétendus héritiers qui n’ont jamais eu cure d’offrir aux Arabes les « garanties satisfaisantes ». Si « Le mur de fer » est souvent cité, ce n’est pas le cas de l’article qui le complète, pourtant essentiel : « La moralité du mur de fer ». Jabotinsky répond à ceux qui, choqués par ses thèses, invoquent le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes pour condamner la colonisation. Il se dit profondément convaincu de ce droit mais ajoute qu’il ne vaut pas entérinement pour l’éternité de la répartition des terres entre les peuples, car cela reviendrait à dire que le peuple Juif est éternellement condamné à rester apatride. Les révolutions nationales ont souvent pour finalité la réforme agraire, c’est-à-dire la redistribution des terres entre les habitants d’un pays ; le sionisme opère une réforme agraire à l’échelle des peuples. C’est un drame, certes, pour les Arabes que d’être dépossédés de leur souveraineté, mais pour le peuple Juif, nécessité fait loi. De surcroît, comme tant d’autres en ce temps où le nationalisme palestinien est à peine bourgeonnant, Jabotinsky considère la Palestine comme une région de la Syrie et ne considère donc pas que la naissance d’Israël condamne les Palestiniens à être à leur tour apatrides.[13]
Le raisonnement de Jabotinsky me semble irréfutable – si du moins on admet sa prémisse : les Juifs forment un peuple. C’est, encore aujourd’hui, ce qui est en question. Dénier, comme le font aujourd’hui encore les antisionistes tels que Louis Boyard, le droit d’Israël à exister, c’est implicitement dire que le peuple Juif aurait dû rester apatride, ou lui refuser la qualité de peuple. On peut bien sûr rejeter totalement la relation entre le peuple et la souveraineté politique, c’est-à-dire rejeter toute forme de nationalisme – ce fut la position des communistes en général, dont le rejet du sionisme était, dès lors, parfaitement cohérent. Mais les limites de cette position sont rapidement apparues. L’histoire même du Bund en porte la marque. Le Bund inscrivait en effet dans le cadre socialiste des revendications spécifiquement juives : reconnaissance du Yiddish, autonomie culturelle, enseignement confessionnel. C’est pourquoi il souhaitait conserver son autonomie au sein du Parti Ouvrier social-démocrate de Russie, ce qui lui fut refusé pare Martov et Trotsky en 1903. Il fallut attendre l’essor des luttes anticoloniales pour que les communistes admettent que celles-ci prenaient toujours la forme de révolutions nationales et non de révolutions socialistes. Le peuple fut alors reconnu comme une entité pertinente, et la nation comme sa forme légitime. Mais on ne peut dès lors éluder le problème : comment reconnaître aux Algériens le droit à l’autodétermination et non aux Juifs ?
Ce problème est au cœur de la question d’Israël. Il suffit pour s’en convaincre de lire la Charte nationale palestinienne publiée par l’Organisation de Libération Palestinienne (OLP) en 1969. Ecrite au nom du « peuple palestinien », elle stipule en son article 20 que « les juifs ne constituent pas un peuple avec une personnalité propre. Ils sont bien plutôt les citoyens des Etats auxquels ils appartiennent ».[14] Preuve qu’il ne suffisait pas de dire que les Juifs vivaient sur une terre qui n’était pas la leur, mais aussi de leur dénier le droit à une terre, puisque leur reconnaître ce droit revenait nécessairement à leur reconnaître celui de la conquérir.
Les antisionistes se scandaliseront de lire que les sionistes ont « conquis » la Palestine. Cela ne cadre pas avec leur thèse qui veut que la Palestine leur ait été donnée par l’Occident, par mauvaise conscience de les avoir abandonnés ou par intérêt impérialiste. Cette thèse met en exergue quelques faits : la déclaration de Balfour (1917) par laquelle la Grande-Bretagne s’engageait à favoriser la création d’un « foyer national Juif » en Palestine, le vote des Nations-Unies (1947) lors duquel les Etats-Unis tordront le bras de la France, des Philippines et de l’Indonésie pour obtenir une majorité des deux-tiers en faveur du partage de la Palestine entre Juifs et Arabes, et le soutien obstiné, par la suite, des Etats-Unis à Israël. Il semble alors évident que l’Etat hébreu est la « pointe avancée » du colonialisme au Moyen-Orient. C’est pourtant une lecture simpliste de l’histoire.
Elle élude le fait que le Royaume-Uni s’est vite repenti de la déclaration de Balfour. Ses intérêts géopolitiques exigeaient qu’il s’entende avec les Etats arabes, raison pour laquelle il tenta de réduire au minimum l’immigration juive, ce qui culmina dans l’indignité de la politique du « Livre blanc » interdisant aux Juifs d’Europe d’immigrer en Palestine alors que le nazisme s’imposait en Allemagne puis conquérait l’Europe. Aussi les sionistes ont-ils mené une lutte acharnée, diplomatique et terroriste, contre la Grande-Bretagne pour lui imposer leur volonté. L’historiographie antisioniste élude également le fait qu’aux Etats-Unis même, les intérêts économiques (surtout pétroliers) étaient hostiles à la création d’Israël, que le Département d’Etat partageait cette hostilité, et que le soutien initial n’a tenu qu’aux intérêts électoraux de la Maison blanche. On exagérerait à peine en affirmant que le soutien des Etats-Unis à Israël tint à la volonté du Parti démocrate de s’attacher le vote juif lors des élections municipales à New-York en 1946 – qu’il a d’ailleurs fini par perdre.[15] L’importance du vote des Nations-Unies ne doit d’ailleurs pas être surestimée car il n’accordait à Israël qu’un territoire impropre à fonder un Etat : c’est par la guerre de 1948 qu’Israël assure les conditions de sa survie, au prix de la Nakba infligée aux Palestiniens.
Aux origines de l’Etat d’Israël, le processus de libération nationale obtenue par la lutte contre la Grande-Bretagne et les pays arabes prime donc largement sur la dimension impérialiste. La meilleure façon de comprendre l’intensité avec laquelle fut vécu ce processus est de relire Analyse d’un miracle d’Arthur Koestler, publié dès 1949. Mais pour saisir la profondeur de l’aspiration nationale juive, c’est vers Albert Memmi qu’il faut se tourner. Revenant sur la situation des Juifs d’Europe avant Israël, Memmi écrit dans La Libération du Juif que « la condition juive était une condition impossible » car il était impossible, « dans l’oppression, autant de se refuser que de s’accepter. »[16] La libération était donc impérative. Or « l’oppression du Juif, (…) comme toutes les oppressions, doit être comprise dans sa spécificité » et résolue conformément à cette spécificité : « Opprimé en tant que peuple, et vivant comme tel, le Juif doit être libéré comme peuple. (…) Puisqu’un peuple ne saurait, aujourd’hui encore, vivre et se déterminer librement sinon comme nation, il faut faire des Juifs une nation. » Memmi sait bien que « le nationalisme est l’alibi trop fréquent de la haine et de la domination »[17] mais l’histoire, dit-il, l’a « convaincu, par deux fois au moins, que la nation était la seule réponse adéquate au malheur d’un peuple. A propos des Colonisés déjà, j’avais découvert que leur libération allait être nationale avant d’être sociale, parce qu’ils étaient dominés comme peuple. »[18] Ce qui vaut pour les Colonisés vaut pour les Juifs : « la libération particulière des Juifs s’appelle une libération nationale, et depuis vingt ans, cette libération nationale du Juif s’est appelée l’Etat d’Israël. »[19] Albert Memmi a pourtant toute conscience des failles du projet sioniste :
« L’Etat juif en Palestine fut peut-être une erreur catastrophique. Cette obéissance au rêve traditionnel a été peut-être le dernier tour joué au Juif par sa religion. Car enfin, fallait-il nécessairement retourner dans ce vieux pays, biblique certes et présent dans toute la culture de ce peuple, mais qui appartenait politiquement à d’autres, depuis si longtemps qu’ils ont perdu la mémoire de leur arrivée, et contre l’avis de la moitié du globe ? (…) Devant l’extraordinaire disproportion des populations, le renforcement inexorable des forces arabes, leur mémoire humiliée de tant de défaites successives, leur sentiment au moins partiel, et partiellement légitime, de leur bon droit, la trop facile diversion politique que constituerait la guerre contre les Juifs, comment ne pas se demander avec angoisse si notre rassemblement au cœur de tant de multitudes hostiles, ne se transformerait pas un jour en un piège définitif de l’histoire ? Si elle n’y trouvera pas l’occasion unique d’en finir d’un seul coup avec nous, alors que frappant tantôt ici, tantôt là, elle n’a jamais réussi qu’à nous blesser plus ou moins cruellement ? »[20]
Ces lignes écrites par Albert Memmi avant la guerre des Six-Jours peuvent aujourd’hui se lire en deux sens. Israël s’est défendu farouchement contre ceux qui ont longtemps voulu sa disparation. Mais il fallait aussi défendre Israël contre lui-même, c’est-à-dire contre tout ce que le sionisme recelait de potentialités dangereuses. Le sionisme fut un projet de libération nationale par essence, une entreprise coloniale par nécessité, fatalement pris dans les jeux d’alliance avec les puissances impériales, et tendanciellement raciste par ce mouvement qui porte à déshumaniser celui qu’on opprime. Le racisme et le colonialisme ont aujourd’hui profondément gangréné l’aspiration première. Comment résister à cette terrible perversion d’une légitime libération ?
Il n’est pas certain qu’Albert Memmi lui-même y soit vraiment parvenu tant ses derniers écrits consacrés à Israël apparaissent pauvres et agressifs en comparaison des pages magnifiques de La Libération du Juif. L’évolution d’un Benny Morris, pionnier de la salvatrice et démystificatrice « nouvelle histoire d’Israël » devenu nationaliste caricatural et outré, atteste la difficulté pour les meilleurs esprits de ne pas être emportés dans la dérive de leur nation. Inversement, Shlomo Sand a fini par renoncer à son appartenance dans How I stopped being a Jew tandis qu’Ilan Pappe lutte sans relâche contre l’idéologie fondatrice de l’Etat qui l’a vu naître. De plus en plus rares sont les intellectuels israéliens qui, comme Avi Shlaim ou Ahron Bregman, tentent de mener de l’intérieur une critique sans compromission de leur propre nation. Leur parole n’en est que plus précieuse – le salut de leur pays, peut-être de leur peuple, en dépend.
Conclusion
Opposant à la politique du gouvernement d’extrême-droite israélien, effaré par la dégradation d’Israël, je ne me dirai pourtant jamais antisioniste. Ce terme emporte en effet, explicitement ou implicitement, condamnation de l’aspiration à la libération nationale du peuple juif, aspiration dont la légitimité devrait être éclatante à quiconque se resitue dans le temps de son émergence. Or l’histoire n’est pas réversible et l’on ne peut exiger des Juifs qu’ils renoncent à ce qu’ils ont obtenu. On ne peut reconnaître les droits du peuple Palestinien sans reconnaître ceux du peuple Juif, sauf à réduire la notion de peuple au fait de l’occupation continue d’un territoire, ce qui serait absurde, ou à punir les Juifs de leur condition apatride, ce qui n’est pas sans danger pour les Palestiniens eux-mêmes.
Qui ne voit, en effet, l’étrange métamorphose qui s’opère ? Si les Israéliens ont tragiquement adopté des traits de leurs bourreaux, les Palestiniens prennent ceux des Juifs d’antan. Une grande partie du peuple Juif avait quitté Israël sous l’occupation romaine ; de même, il y a plus de Palestiniens en diaspora qu’en Palestine. Cependant, pour les Palestiniens comme pour les Juifs, la dispersion semble renforcer le sentiment de l’identité plutôt que l’atténuer. Si de nombreux palestiniens s’intègrent dans les sociétés qui les accueillent et y réussissent brillamment, d’autres, contraints à la vie ignominieuse des ghettos d’aujourd’hui que sont les camps de réfugiés, cherchent dans la religion le principe de leur estime d’eux-mêmes. Ainsi s’accroît le pouvoir des clercs. Il suffit de lire les penseurs Juifs du siècle des Lumières pour constater que les mouvements islamistes contemporains ne sont pas plus réactionnaires que ne l’étaient alors les rabbins. Mais qu’ils soient laïques ou musulmans, tous les Palestiniens ont sur les lèvres la prière que les Juifs ont récité pendant deux-mille ans : « L’an prochain à Jérusalem ». Par quelles vicissitudes de l’histoire y reprendront-ils le pouvoir ? Dans combien de siècles ? Et quel sens y aura-t-il alors à revendiquer, face aux habitants des lieux, le droit du premier occupant ?
Reconnaître l’aspiration à la libération nationale des Juifs, ce n’est pourtant pas faire du nationalisme l’horizon indépassable des sociétés humaines. L’histoire n’est pas réversible, elle n’est pas terminée non plus. La question ne concerne pas qu’Israël. Il serait étrange de s’étonner de voir l’Etat hébreux glisser vers un fascisme ethniciste quand la même tendance est à l’œuvre aux Etats-Unis, en Chine, en Inde, ainsi que dans de nombreux Etats arabes et européens. Si nous sommes, face à la question israélienne, plongés dans de tels abîmes de perplexité, c’est parce qu’elle est un condensé de la question contemporaine : celle des tensions nationales et ethniques s’accroissant dans un contexte de crise économique et environnementale. Aussi les évolutions possibles de la question israéliennes ne sont-elles pas fondamentalement dissemblables de celles de nos propres sociétés. J’en distingue trois.
La première est qu’Israël se ressaisisse et sauve sa dimension nationale en renonçant à sa dimension coloniale, c’est-à-dire en reconnaissant la légitimité de l’aspiration nationale palestinienne : c’est la solution à deux Etats. On dit souvent que l’étendue de la colonisation dans les territoires occupés l’ont rendue impossible. Mais si deux millions de pieds-noirs ont pu retraverser la Méditerranée, deux cent cinquante mille colons peuvent repasser la ligne verte : c’est une question de volonté politique. Mais la remigration des colons ne suffirait pas à raviver la possibilité de deux Etats. Israël devrait encore affronter le paradoxe de sa naissance, qui est que le droit du peuple Juif ne pouvait s’exercer qu’en faisant tort au peuple Palestinien : ce tort devrait être reconnu et réparé autant que faire se peut. La deuxième possibilité est le dépassement du nationalisme lui-même. Il existe en Israël et en Palestine un minuscule noyau de militants qui militent pour la « solution à un Etat »[21] au sein duquel, sans préjudice d’appartenance à l’un ou l’autre peuple, tous les citoyens bénéficieraient des mêmes droits.
Ces deux solutions relèvent, en l’état actuel des forces politiques, du vœu pieu. En 2016, l’expert en résolution de conflits Padraig O’Malley avait tiré d’une enquête approfondie en Israël comme en Palestine la triste conclusion que les Israéliens non plus que les Palestiniens ne souhaitaient la coexistence de deux Etats, mais qu’ils souhaitaient encore moins vivre dans le même.[22] Tout laisse à craindre que les attitudes se soient encore durcies depuis. Reste la troisième possibilité, qui est la plus probable, si triste qu’il soit de l’écrire : qu’Israël poursuive sa course à l’abîme.
Quoi que fassent les gouvernements occidentaux, il est impossible que les violences insoutenables perpétrées par un Etat d’apartheid ne finissent pas par lui attirer l’hostilité des populations du monde. Déjà le soutien à Israël s’érode parmi la population juive américaine, et surtout parmi la jeunesse. A mesure que cette désaffection se confirmera, il sera toujours plus difficile de lier, comme le fait Yonathan Arfi, le sort d’Israël à celui de la diaspora : Israël perdra toute légitimité en tant qu’Etat juif et ne sera plus que lui-même, un méprisable régime d’apartheid comme il en existe d’autres, voué à disparaître.
Les antisionistes se réjouiront de la perspective d’un naufrage de l’Etat d’Israël. Qu’ils prennent garde, cependant, car ce naufrage nous poserait à tous une question grave – elle nous ramènerait à l’ancienne « question juive ». Avec tous ses travers, il n’en reste pas moins indéniable que la fondation d’Israël a « aidé à redonner chair et sang à ce peuple exsangue et diaphane ».[23] C'est pourquoi Albert Memmi écrivait, inquiet:
« Ce fut une folie peut-être de les avoir amenés là, ce serait une plus grande folie encore de les abandonner. Il n’est plus temps de discuter du principe, historique, juridique, ou même moral de cet Etat, il faut maintenant en protéger la jeune vie. Israël a été un pari douteux : il nous reste à le gagner ; il est un réduit : il faut maintenant le défendre. Dorénavant, nous ne pouvons plus refuser de jouer : notre peuple est la mise ; ce réduit minuscule est notre seul bastion reconnu. Sa destruction serait le plus grand désastre de l’histoire juive contemporaine, et peut-être depuis la chute du Temple, plus grand que le massacre des six millions, à cause de sa signification : l’ultime effort d’un peuple pour survivre. »[24]
Pour que cet effort échoue, il n’est pas besoin qu’Israël soit détruit ; sa dégénérescence même ruine sa capacité à être, pour les Juifs, ce point d’appui, ce lieu de référence qui a permis d’assoir leur dignité, même lorsqu’ils vivaient encore sur les terres où tant de leurs coreligionnaires avaient été exterminés. Aussi importe-t-il au plus haut point que la vie en diaspora ne soit pas « une condition impossible ». Allons plus loin : c’est de la possibilité de la vie en diaspora que dépend la capacité des Juifs à se détacher de l’Etat d’Israël, sinon pour l’abandonner, du moins pour se donner les moyens d’en faire la critique sans concession qui seule peut encore le sauver. D’où il s’ensuit que la lutte contre l’antisémitisme est l’une des dimensions fondamentales de la question d’Israël. Il n’est pas certain que les antisionistes qui croient pouvoir s'en désintéresser en prennent toute leur part.
NOTES:
[1] Joseph Kessel, « Le cactus et l’eucalyptus », (1926), in Terre d’amour et de feu, Texto, p. 25-26.
[2] Michel Warschawski, A Tombeau ouvert. La crise de la société israélienne, Editions La Fabrique 2003, p. 10.
[3] Idem p. 11-12 et 15.
[4] Henry Laurens, La Question de Palestine, tome cinquième 1982-2001. La paix impossible, Fayard 2015, notamment chapitre XIV, “L’échec”, pp. 737-820 et conclusion.
[5] Voir notamment l’article de Michael Sfard, “Israel Is Officially Annexing the West Bank”, Foreign Policy, 8 Juin 2023: https://foreignpolicy.com/2023/06/08/israel-palestine-west-bank-annexation-netanyahu-smotrich-far-right/?fbclid=IwAR2kcpHAkFCOPq83Pz3qXaNXrLwwEavgrYKbAHvURWVxZK_rlNESVYDMjlM
[6] Maxime Rodinson, « De la nation juive au problème juif » (1968), in Peuple juif ou problème juif ?, Petite Collection Maspero, 1981, p. 127.
[7] Idem, pp. 128-133.
[8] Henryk Erlich, « Sionisme mouvement d’émancipation ? » in Non, nous ne sommes pas un peuple élu !, Sionisme et antisémitisme dans les années trente. La doctrine du Bund polonais dans les textes, Acratie 2016, p. 161.
[9] Emmanuel Szerer, « Socialisme et sionisme » (1929), in « Non, nous ne sommes pas un peuple élu ! », p. 56-57.
[10] Idem, p. 93.
[11] https://www.monbalagan.com/29-israel/sources-israel/1477-1923-zeev-jabotinsky-la-muraille-de-fer.html
[12] Idem.
[13] Je n’ai pas trouvé de traduction française de « La moralité du mur de fer » mais le texte est disponible en anglais ici : https://david-collier.com/ethics-iron-wall-zeev-jabotinsky/
[14] « Originalité et indépendance de la révolution nationale. » Charte nationale palestinienne, juillet 1968, in Textes de la Révolution palestinienne 1968-1974, présentés et traduits par Bichara et Naïm Khader, La Bibliothèque arabe, Sindbad, p. 107
[15] Henry Laurens, La Question de Palestine, tome deuxième 1922-1947 : Une Mission sacré de civilisation, p. 5556-567.
[16] Albert Memmi, La Libération du Juif (1966), in Portraits, CNRS Editions, p. 916-917.
[17] Idem, p. 929.
[18] Idem.
[19] Idem, p. 926.
[20] Idem, p. 930.
[21] Voir l’ouvrage de Jeff Halper, coordinateur de la One Democratic State Campaign: Decolonizing Israel, Liberating Palestine. Zionism, Settler Colonialism, and the Case for One Democratic State, Pluto Press 2021.
[22] Padraig O’Malley, The Two-State Delusion. Israel and Palestine – A Tale of Two Narratives. Penguin Books, 2015.
[23] Albert Memmi, op. cit., p. 932.
[24] Albert Memmi, op. cit., p. 932.
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