Jusqu’où peut aller la riposte de l’Etat hébreu, qui bombarde sans pitié Gaza depuis la terrible attaque menée sur son sol par le Hamas ? Alors que les morts se comptent par milliers dans les deux camps, et que l’Occident, de nouveau confronté à la menace terroriste, redoute plus que jamais une « importation du conflit », les plus hauts responsables internationaux se mobilisent pour éviter un embrasement.
Gaza, le 11 octobre 2023, après un bombardement israélien. (MOHAMMED ABED/AFP)
Depuis le 7 octobre et l’attaque sanglante du Hamas, le monde tourne ses regards avec inquiétude vers Israël, anxieux de l’ampleur de sa riposte et des conséquences en cascade qu’elle pourrait entraîner. Chefs de la diplomatie américaine et française, présidente de la Commission européenne, chancelier allemand, et même président des Etats-Unis… La liste des hauts responsables internationaux qui convergent vers le Proche et le Moyen-Orient ne cesse de s’allonger alors que l’aviation israélienne déverse des milliers de bombes sur les villes palestiniennes de la bande de Gaza. La riposte est sans pitié pour le Hamas, mais aussi pour les deux millions d’habitants d’un territoire déjà soumis à un blocus sévère depuis des années. Et la région retient son souffle avant une inévitable opération israélienne terrestre à Gaza, et une possible escalade régionale au Liban.
Voilà bien longtemps qu’il n’y avait pas eu une telle frénésie diplomatique dans une zone qui a pourtant connu par le passé tant de « navettes », tournées et autres sommets au chevet de la paix. L’explication est évidente : le monde a été pris par surprise par l’irruption de la violence et de la guerre dans une région dont tous les analystes prédisaient le déclin de l’importance stratégique, au profit d’un espace indopacifique plus disputé.
En privé, un diplomate français reconnaît que ce fut une grave erreur : cette désertion du terrain proche-oriental pèse lourd dans la catastrophe actuelle. Cela fait une bonne décennie qu’aucune initiative sérieuse n’a été lancée pour tenter de sortir la question palestinienne de l’impasse. Il n’y avait que des coups à prendre et aucun espoir de réussite après l’échec des accords d’Oslo.
Joe Biden a même été le premier président des Etats-Unis à considérer que le Proche-Orient ne justifiait plus l’investissement politique que presque tous ses prédécesseurs avaient inutilement gaspillé ; le locataire de la Maison-Blanche avait suffisamment à s’occuper avec la guerre en Ukraine, la rivalité avec la Chine, ou, dans cette même région, avec l’Iran.
Explication de mon interlocuteur : « Nous avons été trop sensibles à l’argument de Benyamin Netanyahou sur la perte de centralité de la question palestinienne. » Ledit argument du Premier ministre israélien était simple : regardez les pays arabes, ils se précipitent pour reconnaître Israël – les fameux accords d’Abraham initiés sous Donald Trump en 2020 –, sans même s’occuper des Palestiniens.
Argument confirmé, il est vrai, par les responsables des Emirats arabes unis ou du Maroc, vantant le pragmatisme de leurs relations avec l’Etat hébreu, et manifestant un faible intérêt pour le sort de leurs « frères » palestiniens. Seuls les Saoudiens faisaient le minimum nécessaire auprès des Palestiniens avant de s’apprêter à conclure avec Israël – un processus interrompu brutalement par l’attaque du Hamas le 7 octobre.
Aveuglement collectif
Les puissances extérieures à la région pouvaient s’estimer pardonnées de leur désintérêt pour le dossier palestinien, puisque les acteurs régionaux eux-mêmes détournaient le regard… Ainsi, Netanyahou pouvait convaincre Paris, Berlin et Washington que la question palestinienne resterait sous contrôle pendant qu’un « nouveau Moyen-Orient » voyait le jour, de nouvelles relations économiques, politiques, humaines transcendant les anciennes lignes de fracture.
Il fallait être bien téméraire, et idéaliste, pour aller à l’encontre de cette idée dominante ; surtout quand le seul interlocuteur fréquentable côté palestinien était Mahmoud Abbas, président de l’Autorité palestinienne dont la légitimité démocratique et la crédibilité étaient au plus bas.
Cette passivité n’a pas changé d’un iota avec l’arrivée au pouvoir en Israël, fin 2022, d’une nouvelle donne politique autour de l’indestructible, en tout cas le pensait-on, Netanyahou, qui avait fait alliance avec l’extrême droite religieuse. A peine quelques communiqués rituels lorsque les provocations allaient trop loin, mais pas de quoi mobiliser des diplomaties passées à autre chose. C’est cette erreur d’analyse, cet aveuglement collectif, cette complaisance coupable, qui ont volé en éclats le 7 octobre de la pire manière, avec la barbarie des combattants du Hamas.
Les principaux pays européens ou les Etats-Unis ne sont évidemment pas les acteurs de la tragédie israélo-palestinienne, mais ils pèsent lourd dans l’équation régionale et leur absence a permis aux desseins les plus extrêmes de mûrir, de se déployer et finalement d’exploser. Avec une onde de choc qui ne se limite pas au théâtre local, puisque les répercussions seront mondiales.
Les pompiers diplomates tentent d’abord d’empêcher l’extension du conflit. Objet de toutes les attentions, le Liban et son mouvement de résistance chiite, le Hezbollah. Tout le monde observe à la loupe le moindre incident à la frontière israélo-libanaise, et il y en a eu tous les jours depuis le 7 octobre, pour savoir si une entrée en guerre du Hezbollah est imminente, possible, ou s’il s’agit simplement pour lui d’exprimer la solidarité de l’« axe de la résistance » avec les Palestiniens placés sous les bombes de l’ennemi israélien.
Au centre du jeu, évidemment, l’Iran, « parrain » du Hezbollah au point qu’il n’est pas un observateur qui doute que la décision de la paix ou de la guerre avec Israël soit prise à Téhéran et pas dans la banlieue sud de Beyrouth. Il faut donc comprendre ce que veut l’Iran, et quel est son jeu.
La clé iranienne
Sur ce point la lecture de la presse américaine rend perplexe. Dans le « Wall Street Journal », on a appris que c’est lors d’une réunion à Beyrouth avec les Iraniens qu’a été décidée l’opération du Hamas dans le sud d’Israël. Mais quarante-huit heures plus tard, le « New York Times » rapportait que les dirigeants iraniens avaient été « surpris » par l’action des islamistes palestiniens et surtout son ampleur. L’un des deux grands quotidiens américains se trompe ou s’est fait intoxiquer.
Mais, surtout, ce chassé-croisé d’informations contradictoires est révélateur de la difficulté de comprendre l’Iran des mollahs et de traiter avec lui. Ce n’est évidemment pas nouveau, mais l’enjeu est aujourd’hui considérable, car l’entrée en guerre du Hezbollah transformerait un affrontement israélo-palestinien en une guerre régionale d’une tout autre ampleur.
Ceux qui en savent le moins sont les Libanais eux-mêmes, qui ont perdu depuis longtemps la maîtrise de leur destin, dans un pays qui n’a cessé de s’enfoncer dans la crise : effondrement économique, pas de président, un Hezbollah chiite plus puissant que l’armée nationale… L’éditorial d’Anthony Samrani, rédacteur en chef de « l’Orient-le Jour », l’excellent quotidien francophone de Beyrouth, résumait parfaitement cette tragédie libanaise le 16 octobre :
« C’est Ali Khamenei [le guide suprême iranien, NDLR], sur les conseils de Hassan Nasrallah [le chef du Hezbollah] et de ses autres éminences grises, qui va décider si le Liban va être ou non détruit pour la “cause iranienne” dans les prochaines semaines. Et nous aurons beau nous apitoyer sur notre sort, convoquer l’histoire et la géographie, accuser l’Occident et les Arabes de nous avoir abandonnés, insulter Israël qui n’aura aucune pitié pour le Liban, nous ne pourrons nous en prendre qu’à nous-mêmes. Car c’est nous, Libanais, par peur ou par opportunisme, qui avons livré le pays au Hezbollah. Et c’est nous qui acceptons aujourd’hui de le laisser décider de notre sort sans réagir. »
L’Iran se trouve au carrefour de tant de crises. L’administration Biden, à son arrivée à la Maison-Blanche en janvier 2021, a pris des risques politiques pour renouer le fil de l’accord nucléaire conclu sous Barack Obama en 2015, puis dénoncé par Donald Trump en 2018. Cela ressemblait à un pari raisonnable de penser que Téhéran souhaiterait redonner sa chance à un accord qui permettrait la levée de sanctions économiques étouffantes, sans réellement toucher à l’influence régionale de la puissance chiite.
L’émissaire américain Robert Malley et avec lui plusieurs diplomates européens se sont épuisés dans d’innombrables séances marathons de négociations à Vienne – en vain. Il n’a pas été possible de recréer la « magie » de 2015, celle qui avait vu Téhéran descendre dans la rue en liesse avec la promesse d’un avenir moins sombre, d’un Iran sorti de son statut de paria. Au contraire, le programme nucléaire a repris, les sanctions se sont renforcées, le climat de confrontation a perduré, et l’Iran s’est refermé.
Parallèlement, les dirigeants iraniens ont fait le choix risqué de devenir les complices de Vladimir Poutine en lui livrant les drones qui tuent des civils et détruisent les infrastructures de l’Ukraine ; et ils ont choisi de réprimer dans le sang et la brutalité le mouvement des femmes, né de la mort de la jeune Mahsa Amini alors qu’elle était détenue par la police des mœurs. La seule lueur ambiguë est venue du rétablissement des relations diplomatiques entre l’Iran et l’Arabie saoudite, sous les auspices, ô combien inattendus, de la Chine.
Aujourd’hui, les dirigeants iraniens tiennent entre leurs mains, non pas le sort de la guerre qui a déjà commencé, mais la clé de son ampleur. Paris, Washington et d’autres font donc passer des messages à Téhéran pour empêcher la conflagration qui transformerait la nature du conflit et ne laisserait pas l’Iran à l’écart. Les Américains ont dépêché en Méditerranée orientale deux porte-avions pour être certains que leur message soit bien compris…
Un monde en redéfinition
Avant même de savoir comment allait évoluer cette guerre, la journée noire du 7 octobre a changé le Proche-Orient. Elle a plongé Israël dans le plus grand traumatisme de ses soixante-quinze ans d’existence, avec des conséquences politiques certaines mais qui ne se manifesteront qu’à la fin de la phase militaire ; elle a remis la question palestinienne au centre du jeu, et fait voler en éclats l’idée reçue de sa « perte de centralité », selon la formule des experts ; elle a donné un coup d’arrêt à l’extension des accords d’Abraham à l’Arabie saoudite ; enfin elle a réveillé l’attention des grandes puissances extérieures à cette région, qui ne faisait plus souvent la une des journaux depuis longtemps.
En même temps qu’ils tentent d’empêcher l’extension de l’incendie au-delà de ce qui a déjà pris feu, les pompiers diplomates devraient commencer à réfléchir à l’après. Cela peut sembler surréaliste, alors que le bruit des armes a repris le dessus, que le sort des otages est en jeu, que le nombre de victimes civiles et militaires ne cesse de croître ; mais c’est aussi le moment de se demander comment gérer l’après-guerre, car il y a toujours un après-guerre… Les pessimistes – à moins qu’ils soient les plus réalistes – estiment que l’horreur du 7 octobre est telle qu’il est impossible de penser en termes politiques pour cette région avant très longtemps ; les optimistes – les moins pessimistes, pour être plus nuancé – rappellent que les grandes catastrophes du passé ont aussi permis des avancées significatives.
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