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En octobre 1973, en pleine guerre du Kippour, sortaient « les Aventures de Rabbi Jacob », le film le plus politique de Louis de FunĂšs et GĂ©rard Oury. On le revoit un demi-siĂšcle plus tard, le cĆur serrĂ©.
© NANA PRODUCTIONS, Sipa
Dans un monde idĂ©al, regarder « les Aventures de Rabbi Jacob », en 2023, ça devrait ĂȘtre simplement rire devant les plongeons successifs de Louis de FunĂšs dans le bassin de chewing-gum Ă la chlorophylle. Ăa devrait ĂȘtre seulement se marrer des mimiques incomparables de lâacteur, de savourer les rĂ©pliques cultes et se rĂ©jouir devant la cĂ©lĂšbre scĂšne de danse, dans le Marais, au son de la musique entraĂźnante de Vladimir Cosma. Ăa devrait ĂȘtre aussi de se dire que ce film a bien vieilli et quâil est le tĂ©moin dâun temps rĂ©volu, que cette comĂ©die antiraciste, extrĂȘmement audacieuse pour lâĂ©poque, serait dĂ©sormais Ă ranger aux cĂŽtĂ©s des autres films cultes du duo Louis de FunĂšs-GĂ©rard Oury.
Il nâen est rien. Regarder « Rabbi Jacob », en 2023, ce nâest pas ça. Cinquante ans aprĂšs sa sortie, le film garde un statut Ă part et le revoir en cette date anniversaire, alors quâIsraĂ«l pleure les morts aprĂšs lâattaque massive du Hamas et que Gaza subit un siĂšge total, câest constater que rien nâa bougĂ© en un demi-siĂšcle entre Juifs et Arabes, depuis cette Ă©poque oĂč les deux adversaires sâaffrontaient durant la guerre du Kippour.
Rien nâa changĂ©. Bien au contraire. Entendre aujourdâhui Victor Pivert, incarnĂ© par Louis de FunĂšs, dire aux personnages de Slimane, leader rĂ©volutionnaire arabe, et Salomon, le juif de la rue des Rosiers, « vous ne seriez pas un peu cousins ? » rĂ©sonne toujours comme une question terrible. « EloignĂ©s », rĂ©pond Slimane avant un gros plan sur la poignĂ©e de mains entre les deux hommes. Victor Pivert interrompt la scĂšne par un « pas maintenant, plus tard ». Un « plus tard » qui nâa jamais semblĂ© aussi lointain.
« Un film sur lâamitiĂ© entre Juifs et Arabes, mais vous dĂ©lirez ! »
Retour dans les annĂ©es 1970. Louis de FunĂšs, au sommet de sa popularitĂ©, enchaĂźne les comĂ©dies Ă un rythme effrĂ©nĂ©. GĂ©rard Oury, son rĂ©alisateur fĂ©tiche, traĂźne une vieille idĂ©e : rĂ©aliser un film sur lâamitiĂ© entre Juifs et Arabes. LâĂ©poque est pourtant marquĂ©e par une grande tension entre IsraĂ«l et Palestine. Les Jeux olympiques de Munich, en 1972, ont Ă©tĂ© bouleversĂ©s par la prise dâotages et lâassassinat de onze athlĂštes israĂ©liens par un groupe de terroristes palestiniens. Autant dire que tout le monde conseille au rĂ©alisateur dâabandonner son projet hautement risquĂ©, dans lequel il nây a que des coups Ă prendre. Alain PoirĂ©, son producteur historique, le prĂ©vient quâil ne le suivra pas sur ce film. Dans ses mĂ©moires, GĂ©rard Oury rĂ©sume ainsi les rĂ©actions au projet « Rabbi Jacob » :
« Un film sur lâamitiĂ© entre Juifs et Arabes, non mais vous dĂ©lirez ! Alors quâĂ chaque instant le Proche-Orient risque de sâembraser Ă nouveau. Et de FunĂšs bourgeois français raciste, xĂ©nophobe, antisĂ©mite, dĂ©guisĂ© en rabbin orthodoxe, avec barbe et papillotes, lancĂ© dans une affaire de prise dâotages ! Les Arabes le prendront mal, les Juifs encore plus. Vous voulez prouver quoi ? »
Mais le rĂ©alisateur du « Corniaud » est sĂ»r de son fait. Il a dâailleurs dĂ©jĂ convaincu Louis de FunĂšs de lâaccompagner dans cette aventure. Dans « Rabbi Jacob », il va ainsi reprendre les habits quâil connaĂźt bien du Français irascible et ronchon, mais cette fois, il sera, en plus, dâun racisme totalement dĂ©complexĂ©. Un personnage odieux pour mieux dĂ©noncer les relents peu reluisants de la sociĂ©tĂ©. Un rĂŽle bien plus profond et politique quâĂ son habitude.
DĂšs les premiĂšres minutes du film, Victor Pivert peste sur les Noirs, les Anglais, les Belges. Quand son chauffeur, Salomon, Ă©met lâhypothĂšse que son patron « est peut-ĂȘtre un peu raciste », M. Pivert sâoffusque : « Moi, raciste ? » Mais quand ce mĂȘme Salomon lui apprend quâil est de confession juive, il tombe des nues et finit par lui rĂ©pondre, plein de dĂ©pit : « Ecoutez, ça ne fait rien, je vous garde quand mĂȘme. »
VoilĂ tout le propos du film : rire du racisme et de lâantisĂ©mitisme pour mieux leur tordre le cou. Si le processus nâa rien de nouveau, le mettre en Ćuvre sur un tel sujet est inĂ©dit et audacieux. Dâautant que lâactualitĂ© du Moyen-Orient est particuliĂšrement inflammable et vient percuter la sortie en salles du film, programmĂ©e pour le 18 octobre 1973. Le 6 octobre, Ă©clate la guerre du Kippour. Comment oser placarder, alors, dans toute la France, des affiches oĂč lâon peut voir un Louis de FunĂšs dĂ©guisĂ© en rabbin ? Cela risque dâĂȘtre pris comme une provocation, alors quâIsraĂ«l est attaquĂ© par lâEgypte et la Syrie. Henri Verneuil, qui a vu le film, prĂ©vient Oury, dans une anecdote rapportĂ©e par Vladimir Cosma :
« On ne peut pas sortir un film comme ça, il va y avoir des émeutes ! »
DĂ©cision est toutefois prise de maintenir la sortie, malgrĂ© les pressions et les craintes dâattentats. GĂ©rard Oury et sa fille DaniĂšle Thompson, coscĂ©nariste du film, vont jusquâĂ sortir de nuit dans Paris arracher des affiches pour limiter la publicitĂ© autour du film !
Et la rĂ©alitĂ© rattrape encore le long-mĂ©trage une semaine plus tard. Au jour de la sortie du film, Danielle Cravenne, Ă©pouse du publicitaire Georges Cravenne, qui nâest autre que lâattachĂ© de presse du film, dĂ©tourne un Boeing et menace de le faire exploser si « Rabbi Jacob » sort effectivement sur les Ă©crans. Instable psychologiquement, elle est abattue par le Groupe dâIntervention de la Police nationale (GIPN) sur le tarmac de lâaĂ©roport de Marseille.
Le drame nâempĂȘche toutefois pas lâengouement du public. Le succĂšs, populaire et critique, est au rendez-vous. Le film rĂ©unit 7,3 millions de spectateurs en France et mĂȘme lâaustĂšre revue « le Film français » le qualifie de « chef-dâĆuvre ». Un triomphe !
« Ce film mâa dĂ©crassĂ© lâĂąme »
Loin dâĂȘtre perçu comme moqueur envers la communautĂ© juive ou la communautĂ© arabe, le film est considĂ©rĂ© avant tout, et Ă juste titre, comme un plaidoyer antiraciste, un appel Ă la paix et au dialogue entre les peuples. Dans une interview tĂ©lĂ©visĂ©e pour promouvoir le film, Louis de FunĂšs lui-mĂȘme se laisse aller Ă une confession personnelle troublante. Alors quâil dĂ©crit son personnage comme un ĂȘtre ignoble « anti-tout », il dĂ©clare :
« Ce film mâa fait beaucoup de bien, car jâavais de bonnes petites idĂ©es anti⊠Il doit mâen rester encore. Mais, comme je le dis Ă GĂ©rard Oury, ce film mâa dĂ©crassĂ© lâĂąme. »
Et le pouvoir du rire nâa pas « dĂ©crassĂ© » la seule « Ăąme » de lâinterprĂšte principal du film. De retour dâun voyage au Proche-Orient, GĂ©rard Oury racontait, en 1993, Ă lâĂ©mission « EnvoyĂ© spĂ©cial » que « Rabbi Jacob » avait « laissĂ© une trace » dans la rĂ©gion tant cĂŽtĂ© juif que cĂŽtĂ© arabe. Et de raconter que lâancien prĂ©sident de lâAutoritĂ© palestinienne, Yasser Arafat, avait rĂ©agi Ă la fameuse poignĂ©e de main entre Salomon et Slimane en disant : « Câest vrai que nous sommes des cousins Ă©loignĂ©s. »
Alors que la tension entre les communautĂ©s nâa jamais Ă©tĂ© aussi forte quâaujourdâhui, un nouveau « Rabbi Jacob » peut-il Ă nouveau jouer ce rĂŽle de rapprocher les peuples ? DaniĂšle Thompson avait dĂ©clarĂ© en 2016 rĂ©flĂ©chir Ă une suite, cinquante ans aprĂšs. Elle a annoncĂ© il y a quelques mois avoir abandonnĂ© lâidĂ©e, regrettant quâil « nây ait plus cette libertĂ©-lĂ . Câest dommage parce que lâhumour doit exploser tout le temps et partout ». Un demi-siĂšcle plus tard, peut-ĂȘtre est-il tout simplement urgent de voir et revoir ce film qui nâa, finalement, pas pris une ride. Surtout la scĂšne de la poignĂ©e de mains.
On rĂ©cite les rĂ©pliques de ces films. On connaĂźt par cĆur les paroles de ces chansons. On est intarissable sur les personnages de cette sĂ©rie⊠Bref, câest culte ! « Rocky », « Glee », « Câest arrivĂ© prĂšs de chez vous », « Dragon Ball »⊠Chaque semaine, « Plan culte » plonge dans lâhistoire des Ćuvres mythiques.
Publié le
https://www.nouvelobs.com/culture/20231022.OBS79860/50-ans-apres-sa-sortie-rabbi-jacob-a-encore-un-message-a-faire-passer.html
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