À l’occasion des Rencontres méditerranéenne à Marseille du 17 au 24 septembre 2023, et de la venue du pape François à l’événement, l’écrivain Laurent Gaudé, Prix Goncourt 2004 pour Le Soleil des Scorta, livre à La Croix L’Hebdo une lettre d’amour à la Méditerranée, de la splendeur baroque de Palerme aux vents impétueux du cap Sounion, de la saveur de l’huile d’olive aux parts d’ombre de cette mer dont nous sommes tous les enfants.
Il y a, à Palerme, un ficus magnolia géant. Il règne sur le jardin de la piazza Marina avec calme et lenteur. Sa circonférence monumentale offre une ombre salutaire en été. Planté en 1864, c’est un très vieux monsieur qui a connu Garibaldi mais aussi tout le XXe siècle, avec ses crises, ses guerres, ses espoirs, ses coups de vent et ses hivers. Il a quelque chose d’un vieil éléphant végétal, souverain et dense. Ses branches produisent des rejets qui finissent par tomber au sol et rentrer dans la terre pour devenir, à leur tour, racines. Vu sa taille, ses racines aériennes tombent parfois à plusieurs dizaines de mètres de son tronc, au-delà de la grille du jardin public. Bonne mère, la municipalité a, en 2019, décidé de creuser des trous dans le pavement, sur les trottoirs où les rejets ambitionnaient de descendre, pour que l’arbre puisse trouver le chemin de la terre.
J’ai toujours aimé ce parc. J’ai toujours été ému face à cet arbre mastodonte qui est là depuis si longtemps, a absorbé toutes les humeurs, toutes les rumeurs, toutes les colères et toutes les liesses de la ville qui l’entoure. Il est là, ne dit rien de nous. Mais nous offre une évidence : nous produisons nos propres racines.
Je suis méditerranéen. Même si je suis né à Paris. Même si mon arbre généalogique est planté en terres du Nord et de l’Est. Je suis méditerranéen. Parce que je l’ai décidé. Parce que les paysages qui me donnent envie de pleurer de beauté sont faits de vignes, de pins parasols et de descentes abruptes sur la mer. Parce que la cuisine qui me manque lorsque je suis sur d’autres continents a le goût des tomates, des courgettes, des pâtes, du miel, des figues et du jambon fumé. Parce que la chaleur me plaît. Parce que la rue méditerranéenne m’inspire. Je suis méditerranéen parce que je suis cet arbre. Comme lui, j’ai des racines aériennes. Elles ont plongé loin du tronc. À Palerme. Dans les Pouilles. À Nauplie et Beyrouth. À Sidi Bou Saïd et Séville. À La Canée et Cadaqués. Mon identité est là, dans toutes ces branches. Pourquoi devrions-nous n’être qu’un lieu d’origine ? Par quelle absurdité pourrait-il se faire que les goûts, les désirs, les rêves qui nous traversent ne soient pas des éléments de notre identité ? Je suis méditerranéen par goût, par volonté, par évidence.
Mais quel étrange mot que celui de « Méditerranée ». Il semble si clair lorsqu’il désigne une mer et il est si compliqué à définir lorsqu’il s’agit d’un espace, d’une culture. Qu’est-ce que la Méditerranée ? Est-ce que le Vénitien a quelque chose en commun avec le Cairote ? Qu’est-ce que le Druze libanais partage avec le Corse de Piana ? On parle souvent de mare nostrum, mais qui est désigné par ce nostrum et qui en est exclu ? Qu’est-ce que la Méditerranée ? Il y a tellement de réponses possibles à cette question qu’on est pris de vertige. C’est une mer. Certes. Mais plurielle et multiple jusque dans ses eaux : mer Ionienne, mer Adriatique, mer Égée, mer Tyrrhénienne, mer de Ligurie, mer de Crète, mer d’Alboran, mer des Baléares… Elle est bordée de tant de rives qu’il est difficile de la réduire à une seule réalité. Plus d’une quinzaine de pays se la partagent.
En France, nous avons toujours tendance à la résumer au face-à-face Nord/Sud, comme si l’axe Marseille-Alger était son épicentre. C’est oublier qu’au cours de son histoire, l’axe le plus important a souvent été l’axe Est-Ouest. C’est là que si souvent s’est posée la question de la définition de l’Orient et de l’Occident. Rome-Byzance. Séville-Istanbul. Athènes-Smyrne. La Méditerranée, c’est un maelström d’histoires. Celui des grands empires, des guerres de religion, des croisades, des territoires pris, perdus, repris, des exodes, des schismes, des colonisations, mais c’est aussi celui d’un flux permanent de dialogues, de circulation de biens et de savoirs. La Méditerranée, ce sont deux textes fondateurs, l’Iliade et l’Odyssée, qui définissent notre espace culturel. La guerre et l’errance. La razzia et la rencontre.
Mais ce sont aussi des sensations et des saveurs : la chaleur. L’air salé. Les grands vents chauds du Sud. La douceur des soirs d’été. Des goûts et des parfums : de l’huile d’olive sur un peu de pain. Du miel versé sur du yaourt ou de la ricotta. Le vin et la tomate, bien sûr. L’odeur puissante du figuier, du jasmin, ou de la terre sèche frappée de soleil qui se craquelle. Le silence de la mer et ses brusques coups de colère. Les ciels étoilés lorsque le vent a soufflé tout le jour. Et les chèvres qui nous regardent avec placidité depuis des à-pics inaccessibles aux hommes.
Je n’aurais pas assez d’une vie pour dresser le portrait du pourtour méditerranéen. Et pourtant j’arpente l’Italie depuis plus de trente ans. J’ai des photos de moi en Tunisie à l’âge de 1 et 2 ans. J’ai voyagé en Grèce, en Espagne, à Malte, au Liban. Mais pour chacun de ces pays, le sentiment qui domine est celui de n’être que passé, qu’il faudrait revenir, prendre plus de temps, étudier l’histoire de chaque région, accoster dans chaque port, traverser chaque ville et y revenir aux différentes saisons pour connaître toutes les variations de la végétation, de la gastronomie, la gamme infinie des jeux de lumière sur la mer.
Non, décidément, une vie n’y suffira pas. Alors peut-être faut-il rester à Palerme. Monter au cimetière Santa Maria dei Rotoli, sur les flancs du mont Pellegrino et, de là, embrasser du regard la ville et les monts palermitains : le Belmonte, le Grifone, le Giancaldo, le Pizzo Cannita, qui tous fixent la mer avec méfiance car depuis des siècles, c’est toujours de là qu’est venu l’inconnu : menace ou merveille. Monter, oui. Embrasser cette ville du regard et tenter d’évoquer, à travers elle, ce qui fait la Méditerranée que j’aime.
Pour moi, Palerme c’est d’abord un palais de justice – bâtiment immense, froid, impressionnant, comme s’il voulait bomber le torse parce qu’il savait qu’il était résolument seul au milieu de ruelles hostiles. Il ressemble plus à un bunker qui craint ce qui l’entoure qu’à un château sûr de son pouvoir. On sent, à le regarder, qu’il sait qu’il n’est pas tout à fait roi en ses terres, que la menace est là, invisible, diffuse. C’est là que j’ai rencontré le procureur Nino Di Matteo, en 2015. Il était alors chargé du procès de la « trattativa », qui essayait de faire la lumière sur le comportement de l’État italien face à la mafia sicilienne.
Y a-t-il eu ou non des négociations pour obtenir une trêve dans l’escalade de violence qui culminera avec l’attentat des Offices à Florence en 1993 ? Y a-t-il eu ou non un marchandage avec les assassins ? À l’époque, Nino Di Matteo vivait exactement comme avaient vécu avant lui Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, les deux juges palermitains emblématiques de la lutte contre Cosa Nostra. Il était entouré de sept gardes du corps, ne pouvait se déplacer qu’en voiture blindée, était de fait totalement coupé de cette ville qu’il aimait et qui l’avait vu naître.
Le sacerdoce de ces hommes, leur sens de l’honneur et du sacrifice m’ont toujours impressionné. « Palerme a été la capitale du mal absolu… », disait-il, en pensant aux années 1980 et 1990 – deux décennies de terreur et de monstruosité où policiers, juges, médecins légistes et journalistes étaient abattus en pleine rue, quotidiennement. Mais il ajoutait avec un sourire : « Mais Palerme a aussi été la ville de la réaction », et il pensait aux juges palermitains, justement, mais aussi aux hommes de leur escorte, au courage de tous ceux qui refusèrent plus tard de payer le pizzo, l’impôt mafieux.
À l’époque, en l’écoutant prononcer cette phrase, j’avoue l’avoir trouvé bien optimiste. Mais le temps a passé et semble lui avoir donné raison. Palerme a changé. Il y a vingt ou trente ans, c’était une ville sombre. Sur laquelle la nuit tombait vite. On était loin du désordre joyeux de Naples. Surtout le soir. Les rues se vidaient à 20 heures. Tout était dur. On avait l’impression d’une ville qui se calfeutrait. Aujourd’hui, c’est une ville joyeuse, pleine de jeunes gens venus de toute l’Europe. Dans les rues Maqueda et Vittorio-Emanuele, les bars à arancini se multiplient. Palerme vit. Ses démons, pour un temps, semblent s’être éloignés.
L’antidote identitaire
Et si, en se débarrassant de cette image de capitale du mal, Palerme s’offrait la possibilité d’être un nouvel étendard ? Cette ville est la preuve vivante que la Méditerranée est une succession de civilisations qui s’entremêlent et se chevauchent. L’église San Cataldo, avec ses trois dômes rouges, nous rappelle l’héritage arabe. Elle fut pourtant érigée par Maion de Bari, amiral de Guillaume Ier qui succéda à Roger II. On fait souvent référence à « Al Andalous » pour parler d’un temps béni où les trois religions coexistèrent.
On parle moins de la Sicile des Normands. À Palerme, pourtant, au XIIe siècle, sous le règne de Roger II, les musulmans et les chrétiens se partageaient la ville dans un métissage assumé. Ces moments ont existé dans l’histoire de la Méditerranée. À une époque de tensions identitaires comme la nôtre, il est peut-être bon de le rappeler. Toute la Sicile le dit : nos sources sont multiples. Grecs, Romains, Arabes, Phéniciens, Normands, Ottomans, Byzantins… tout le monde est passé par les îles méditerranéennes. Les coupoles rouges de San Cataldo ou de l’église San Giovanni degli Eremiti rappellent la très jolie mosquée des janissaires du port de La Canée, en Crète. Ou celle de Neratze à Réthymnon.
Les conquêtes ont laissé des traces partout. Chaque civilisation a tenté de supplanter l’autre et, ce faisant, s’est installée dans ses traces. Les temples sont devenus des églises puis des mosquées avant de redevenir des églises. Mais l’histoire ne se nourrit pas que de guerres. Elle se fait également avec le commerce et les échanges. Comptoirs, zones d’influence, va-et-vient des marchandises, tout cela a façonné cette mer. Dans le musée archéologique de Palerme, il y a deux magnifiques sarcophages phéniciens – signe que les hommes de Tyr, qui faisaient commerce de la pourpre, sont venus jusqu’ici. Ils m’ont immédiatement rappelé leurs frères lointains du Liban. En 2016, le musée archéologique de Beyrouth a réouvert cette salle unique au monde : trente et un sarcophages anthropoïdes en marbre de Paros.
Dans une ville qui fut déchirée par la guerre civile pendant des années, où les rues étaient un enjeu permanent de combat, où les communautés se déchiraient, où un quartier tirait à l’obus sur un autre, le conservateur de l’époque, Maurice Chéhab, et sa femme ont mis à l’abri les œuvres, puis ont fait couler du ciment pour faire une sorte de bouclier. C’est grâce à lui que les sarcophages phéniciens nous sont parvenus. Est-ce que les deux sarcophages de Palerme ont entendu, à l’époque, le bruit lointain des explosions de Beyrouth ? Ont-ils eu peur pour leurs frères du Liban ? Savent-ils qu’ils sont là, aujourd’hui, visibles à nouveau, véritables vestiges d’éternité dans une ville secouée de spasmes et de sanglots ?
Le royaume de la trace
En Méditerranée, tout est trace. Tant d’hommes et de femmes sont passés avant nous sur ces terres et ont laissé tant de beauté. Ou de récits stupéfiants. Dans la cathédrale de Palerme sont enterrés les grands rois normands : Roger II, mais aussi celui que l’on appela la « Stupeur du Monde », Frédéric II, qui régna sur le royaume des Deux-Siciles avec folie et démesure. Cette appellation m’a toujours fasciné. Je sais bien qu’elle désigne un empire qui englobait la Sicile mais aussi l’actuelle Calabre, les Pouilles, la Campanie et la Basilicate, tout ce que les Italiens appellent communément le « Mezzogiorno », le Sud. Mais j’ai toujours eu le sentiment que cette appellation était plus opaque, plus mystérieuse.
Le royaume des « deux Siciles » : celle que l’on voit et l’autre. Celle du jour et celle de la nuit. Celle des livres d’histoire et celle qui reste inconnue. Celle des vivants et celle des ombres. Comme deux faces d’une médaille. Les deux Siciles : celle que l’on croit connaître et celle qui nous échappera toujours. Celle qui est devenue patrimoine et celle qui s’est dissoute. Les grands hommes, ici, ne font que passer. C’est cela aussi, le sens de la trace. La ruine est le destin de tout royaume. L’histoire laisse des pierres, des tombes, des noms, mais le temps fait sur eux le même travail de patine que sur les façades et parfois les hommes, malicieux, s’en amusent et proposent de surprenants contre-pieds.
Il y a, à Palerme, cette plaque accrochée à la façade du palais Alliata di Villafranca, que j’adore, sur la place Bologni, en plein centre-ville. Elle relate le passage du grand Garibaldi et le fait à la manière du Sud, à la fois pompeuse et alanguie : « Dans cette illustre maison, le 27 mai 1860, et pendant deux heures seulement, Giuseppe Garibaldi a reposé ses membres fatigués. Singulier exploit, au milieu des détonations meurtrières des armes de guerre, le génie pourfendeur de tous les tyrans dormit sereinement. » Dans quelle autre ville pourrait-on lire un pareil hommage ? Est-ce un éloge pompeux ou la célébration pleine d’humour de la sieste méridionale ?
La Méditerranée sait que l’histoire n’est pas faite que de grandes conquêtes, de coups de feu, de combats décisifs, mais aussi de moments suspendus, de pauses. Alors, on pourrait rêver à des plaques qui célébreraient partout ces moments si importants dans nos vies : « Ici, Hannibal est descendu de cheval et a laissé, quelques minutes, le vent lui caresser le visage. » « Ici, l’écrivain Albert Camus s’est retourné sur une femme aux yeux noirs qui, le temps d’un instant, s’est amusée de ce regard. » « Sur ce balcon, Giovanni Falcone a fumé une cigarette en contemplant la ville à ses pieds, réconcilié pour quelques secondes avec le monde. » Pourquoi pas ? Cela dirait l’importance, en ces terres, de la beauté et du plaisir.
Les rives du béton
Le risque pour l’amoureux de ces rives, c’est de les embellir. Je sais parfaitement que je le cours. D’autant plus que, ne vivant pas sur ces terres, je ne suis pas confronté à l’absurdité usante de leurs dysfonctionnements, à l’insupportable corruption qui les gangrène, à la laideur de ces sociétés dans lesquelles l’espace public est toujours menacé de prédation privée.
Au gré du temps, j’ai fini par élaborer une théorie : pour connaître le rapport des citoyens à leur État, il faut étudier les parkings. En Italie, en Grèce, les parkings privés abondent. Chaque place, chaque recoin peut devenir une zone où vous pourrez, moyennant finance, abandonner votre véhicule. Pas de parcmètres. Juste un gardien qui vous aide à vous garer et à qui vous devez laisser les clés. Parallèlement à la multiplication de ces parkings privés, il y a l’idée que tout habitant a, de droit, une sorte de priorité à se garer devant chez lui.
Dans les villages des Pouilles, en été, il m’est arrivé de retrouver un clou sous mon pneu parce que je m’étais garé sur la place qu’un voisin considérait comme étant la sienne. Rien ne justifiait que ce soit le cas mais peu importe. L’adage, jamais exprimé mais évident pour tout le monde, est le suivant : « Devant chez moi, c’est encore chez moi. » La voiture est l’extension de la maison mais aussi la marque de son pouvoir. Cela commence par une chaise que l’on met pour se garder une place. Ou par un scooter que l’on gare exprès à cheval sur deux emplacements, en prévision du moment où on reviendra avec sa voiture. Jusqu’aux traces blanches que l’on peint sauvagement sur le sol pour marquer son territoire.
La laideur fait partie de la Méditerranée. Les forces de défiguration sont puissantes. Je ne crois pas que la plus grande menace qui pèse sur la Méditerranée soit celle d’un grand remplacement. C’est plutôt la toute-puissance du béton. Et ce n’est pas une menace, c’est déjà une cicatrice. Le béton a endommagé, enlaidi, asséché, défiguré le littoral. Revenons à Palerme. Dans les plaines autour de la ville, s’étendaient au début du XXe siècle d’immenses exploitations agricoles. La Conca d’oro. Citronniers et orangers poussaient par légion.
La spéculation immobilière a tout déraciné. Palerme n’est plus entourée d’arbres fruitiers. Ils ont cédé le pas aux tours. Comme sur une bonne part du pourtour méditerranéen, l’argent a saccagé les côtes. La Costa Brava. La Côte d’Azur. La côte de Rimini. La côte nord de la Crète. Tous ces lieux magnifiques sont devenus des barres de béton pour appartements de plage, ou une longue et nauséeuse succession de boîtes de nuit et d’hôtels all inclusive. Devant tant de laideur, saluons la Corse qui a su, avec rage et fierté, préserver un peu mieux que les autres sa beauté.
En ces temps qui mettent au premier plan de nos interrogations le rapport aux énergies, je me dis parfois que la Méditerranée s’est malheureusement comportée vis-à-vis de l’énergie soleil comme les pays qui ont eu du pétrole ou du charbon : elle s’est gavée. Sans discernement. Les habitants ont changé de vie. Le tourisme est devenu un dieu que l’on vénère et exècre à la fois. Pour lui, on transforme les paysages, on modifie ses habitudes, son rythme de vie. On accepte que la saison soit le cœur battant de l’année, le grand Moloch estival à qui on va tout sacrifier : ses nuits, sa force de travail, son énergie. Car il faut gagner en trois mois de quoi vivre toute l’année.
Pendant cette période, des hordes d’Européens du Nord déferlent sur les côtes à la recherche de plaisir. L’argent coule à flots. Puis c’est la fin de la saison et le vide s’installe à nouveau jusqu’à l’année suivante. La Méditerranée du littoral vit sur ce rythme bipolaire : l’euphorie puis la dépression. Il faut accepter l’envahissement, puis le vide abyssal. La Méditerranée gagnerait à inventer un autre rapport à sa ressource soleil. C’est urgent. Les dysfonctionnements s’accélèrent. Les incendies dévorent les forêts chaque été. En Grèce. En Italie, en Espagne. En Algérie. Partout, les températures montent. La Méditerranée brûle.
Palerme en sait quelque chose. Cet été, les flammes sont venues jusque dans ses quartiers périphériques. Par un symbole glaçant, la relique de saint Benoît le Maure qui reposait dans l’église Santa Maria di Gesù a brûlé. Il était mort en 1589. Ce fils d’esclave africain était le saint patron de la ville de Palerme. Le dernier message qu’il nous aura adressé était peut-être celui-ci : la menace ne vient pas des migrants mais bel et bien de la suffocation et de la cendre.
Mer tombeau
Il est impossible de parler de la Méditerranée sans parler de cimetière. Depuis les années 2000, l’actualité est rythmée par l’annonce de ces embarcations pleines de jeunes gens – femmes, hommes et enfants – qui tentent la traversée et parfois chavirent. Combien ont disparu sans que l’on en ait jamais rien su ? Combien n’ont pas eu la chance de voir venir à eux l’Ocean Viking ou tout autre bateau de secours ? Lorsque j’ai écrit mon roman Eldorado, il y a maintenant dix-huit ans, les routes empruntées passaient déjà par Lampedusa.
Puis Berlusconi signa des accords bilatéraux avec Kadhafi et les voies se déportèrent vers l’Espagne. Les Canaries. Ceuta et Melilla. Puis ce fut la route intérieure, avec Istanbul et la Serbie. Puis, les îles grecques. Et à nouveau Lampedusa. Les chemins changent et s’inventent en fonction de la géopolitique du moment, mais ce sont toujours les mêmes qui meurent. Il y a une réalité géographique têtue que la Méditerranée connaît depuis l’Antiquité, qui a servi au commerce, qui a été utilisée dans les guerres et a fait le bonheur de la piraterie et des razzias : les pays sont proches. Tout proches. L’île de Lesbos est à moins de 15 km des côtes turques. La côte sud de la Crète fait face à la Libye et à l’Égypte. Corfou est plus près de Brindisi que d’Athènes. Palerme plus près de Tunis que de Rome. De Tanger, on voit l’Espagne. De Corfou, l’Albanie. Chypre a toujours été un refuge pour les Libanais. La pointe sud de la Corse touche presque la Sardaigne.
On ne changera jamais ces réalités. Elles ne constituent pas une malédiction. Elles ont permis le cabotage, les points de passage, les trafics et les échanges. Comment imaginer une seule seconde que l’Italie ou la Grèce, avec leurs milliers de kilomètres de côtes, puissent se barricader et devenir des forteresses ? On ne peut pas fermer la Méditerranée. Tenter de le faire est contre nature. En caressant cette idée, en essayant de l’imposer dans les mentalités, on fait de cette mer un cimetière non seulement des corps, mais aussi de nos valeurs et de notre identité.
L’identité. Parlons-en. Puisque ce mot est sur toutes les lèvres en ce début de XXIe siècle. Lorsqu’on la mentionne, c’est la plupart du temps pour dire qu’elle est menacée. Et si Palerme était, de ce point de vue, le nom d’une autre voix ? C’est ce qu’a essayé de faire pendant de longues années l’ancien maire de Palerme, Leoluca Orlando. Changer de récit. Et cela autour de deux axes qui se rejoignent : le premier consistait à remettre en valeur le passé multiculturel de Palerme. Pour ce faire, il a souligné l’importance de la période arabo-normande. L’autre concernait la politique migratoire. En 2015, Leoluca Orlando a promulgué la charte de Palerme, qui affirmait le droit à la mobilité humaine comme un droit inaliénable et donc, par conséquent, se proposait d’abolir le permis de séjour.
Cela peut paraître symbolique ou utopique. Mais dans une période si tendue vis-à-vis de l’immigration, les voix qui ont tenté de proposer un autre discours sur les migrants ne sont pas si nombreuses. Il y a celle de Leoluca Orlando. Et celle du pape François, bien sûr, qui rappelle sans cesse, avec obstination, la nécessité de traiter les migrants comme nos frères. À chaque tragédie, il met en garde l’Europe contre son égoïsme. La cécité est confortable. Et l’indifférence, criminelle.
La charte de Palerme invitait les citoyens européens à une révolution copernicienne. Elle voulait dire qu’on peut poser sur ce phénomène un autre regard que celui de la peur et de la suspicion. Inscrire sur les façades du centre historique de Palerme le nom des rues en trois langues : l’arabe, l’italien et l’hébreu, c’est rappeler tous les jours aux citoyens, de façon subliminale, que cette ville s’est faite ainsi. Et tout est lié. Car la mafia, comme le rappelle Leoluca Orlando, a toujours eu, elle, une pensée profondément identitaire. Seul compte le clan, le quartier, la famille. Palerme suffoquait aussi de cela. Tenter de déminer cette vision en redéployant tous les autres moments dans l’histoire où l’accueil fut possible, où la coexistence religieuse, linguistique et culturelle a existé, est un acte politique courageux et trop rare.
Lors de mon dernier passage à Palerme, en mai 2023, j’ai vu, derrière le musée archéologique, un ex-voto au coin d’une rue. Ce n’était pas une madone mais la photo d’un migrant, avec quelques bougies. Je ne suis pas sûr que tout le quartier ait aimé ce geste mais en tout cas, on ne l’a pas détruit. Près de la piazza Marina, j’ai parlé à un jeune homme qui vendait des glaces dans une gelateria bio, délicieuse et chic. Il était ivoirien. D’Abidjan. À la question que je lui posais pour savoir si les débuts ici n’avaient pas été trop durs, il m’a répondu avec un large sourire que non, que les gens étaient gentils. On est loin de la tension permanente que porte le discours politique chez nous lorsqu’il évoque les migrants. Est-ce que Leoluca Orlando a réussi ? Il est bien tôt pour le dire. Mais il est certain qu’il est parvenu à faire entendre une autre voix. Il a dit et répété que Palerme pouvait être fière d’être un carrefour. Que c’est ainsi que cette ville s’est toujours enrichie et embellie.
Mourir éternellement
Je ne sais pas où il me sera donné de mourir mais je pense sincèrement que si j’ai le temps de me voir disparaître, les dernières images que je convoquerai en mon esprit seront celles de certains lieux méditerranéens : la place Syntagma de Nauplie où les enfants jouent le soir en courant après des ballons qui finissent toujours dans les chaises des terrasses. Le cap Sounion battu par des vents qui soufflent avec la même impétuosité depuis Homère. Les chèvres du Gargano qui remontent la pente d’un champ d’oliviers avec un calme défiant toute notre modernité. Le petit cimetière de Sidi Bou Saïd, d’où l’on voit la mer. Je serai bien. Entouré de ces images qui m’ont tant habité.
La Méditerranée sait ce que c’est que de rayonner puis de périr. C’est un espace qui a connu maintes fois le triomphe et l’éclipse. Qu’on se souvienne de Carthage rasée. De l’éruption minoenne qui marqua la fin de cette civilisation. De celle du Vésuve qui engloutit Pompéi. Des grandes pestes qui ont ravagé tous les pays en en léchant les rives. La Méditerranée est morte si souvent. Par le fléau d’une catastrophe naturelle ou par celui de la guerre : le sac de Rome, la prise de Constantinople, la destruction de Troie, l’incendie de Smyrne. Ils sont nombreux ces moments où les hommes et les femmes qui vivaient ici ont dû avoir le sentiment que le monde allait disparaître. La Méditerranée sait ce que c’est que d’être englouti. C’est le lieu où l’on sait que tout meurt, que tout passe. L’empilement permanent de l’histoire nous le répète : ici, nous ont précédés des siècles et des siècles. Tout s’est dissous mais tout est en nous. C’est peut-être la beauté suprême de cette mer. Elle sait qu’en étant morte si souvent, elle est éternelle. Mourir sans cesse et durer encore. Tout est là. Sous forme de traces, de vestiges. Tout est là. Comme si rien ne mourait vraiment.
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