Le policier mis en examen mercredi 30 août pour « violences » a tenté de dissuader le blessé de porter plainte. Au cours d’un échange téléphonique dont Marsactu publie de longs extraits, l’agent demande à Otman de « faire le mort » s’il ne veut pas se retrouver « avec une procédure » contre lui.
Marseille (Bouches-du-Rhône).– « Tu parles pas de ce que tu as eu, que tu as passé la nuit à l’hôpital. Tu dis : “J’ai fait un petit malaise parce qu’il faisait chaud et j’ai pris un coup sur la tête. Mais rien de grave.” » Voici le conseil menaçant que Pascal, agent en fonction à la division centre de Marseille, a donné à Otman, victime de multiples fractures au visage après avoir été frappé par des policiers. Ces paroles ne nous ont pas été rapportées. Elles ont été enregistrées lors d’un échange téléphonique que Marsactu a pu écouter puis authentifier et révéler.
Otman, Marseillais de 36 ans, a été frappé par des policiers le samedi 1er juillet à l’angle de la place Jean-Jaurès et de la rue Saint-Savournin, au sortir d’un tabac pillé. Marseille connaissait sa troisième nuit d’émeutes consécutives à la mort de Nahel Merzouk à Nanterre (Hauts-de-Seine). Otman, frappé au visage alors qu’il est maintenu à plat ventre et entravé par des menottes, repartira de l’hôpital de la Timone avec 15 jours d’interruption totale de travail (ITT).
Le parquet, comme l’a révélé Libération, a ouvert l’enquête pour « violences en réunion et avec arme par personne dépositaire de l’autorité publique », « abus d’autorité » et « menace en vue de déterminer une victime à ne pas déposer plainte ou à se rétracter ». Ce dernier chef fait notamment référence à un enregistrement téléphonique de 16 minutes versé à l’enquête et que Marsactu s’est procuré. On y entend distinctement le fonctionnaire de police, placé en garde à vue le 29 août au matin, dissuader la victime de porter plainte. À ce stade, le parquet de Marseille refuse de commenter une pièce « soumise au secret » de l’enquête.
Selon des sources concordantes, le fonctionnaire mis en examen et placé sous contrôle judiciaire mercredi, comme l’a annoncé La Provence, est âgé d’une cinquantaine d’années et travaille au service interdépartemental de sécurisation des transports en commun (SISTC). Se faisant appeler Pascal, il était présent sur les lieux de l’agression.
Le policier et la victime, qui assume dans nos colonnes avoir un passé judiciaire chargé, se connaissaient déjà. Le fait que ces deux hommes se soient retrouvés sur la Plaine le soir des faits apparaît comme une pure coïncidence. Mais les appels échangés dans les semaines suivantes n’en sont pas. Dans l’enregistrement de l’un d’eux, on entend distinctement le fonctionnaire de police tenter de dissuader la victime de porter plainte.
Dans cet échange, il est clair que Pascal est présent au moment où Otman se « fait éclater la gueule », comme dit ce dernier dans l’appel. C’est même ce policier qui remplit la « fiche de mise à disposition » sur les lieux à 22 h 45, qui fait état de l’interpellation du blessé. Sur cette dernière, consultée par Marsactu, Pascal a noté son numéro de portable. Le même que celui composé par Otman le 25 juillet. L’enregistrement audio transmis aux enquêteurs démarre par un appel de 23 secondes, puis un second, plus long, émis par un numéro masqué. La raison ? Pascal croit savoir qu’il est « sur écoute ».
Dans un premier temps, Otman explique à Pascal qu’un collectif qui lutte contre les violences policières, la Legal Team, le cherche par l’intermédiaire d’un ami. Le policier lui enjoint de ne pas déposer plainte : « Je te le dis, Otman, ils vont t’apporter que des soucis. Ils vont te forcer à faire des choses que tu veux pas. Et tu vas le regretter. Et surtout, tu vas passer dans les journaux. On va voir ta tête. Comme quoi t’es un cambrioleur, comme quoi t’es un émeutier. Je te le dis ! » Et plus loin, encore : « Et tu auras surtout ta tête en photo de partout. Fais gaffe hein, fais gaffe ! » Et en conclusion : « Tu dis à ton collègue : “Moi ça m’intéresse pas, ils vont se faire enculer, moi je suis pour la police…” Tu dis juste ça. »
Faire le mort
En creux, le fonctionnaire de police se montre carrément hostile. Dans l’entretien téléphonique resurgit à plusieurs reprises le fait qu’Otman n’a pas été poursuivi par la justice alors même qu’il a été interpellé à sa sortie du tabac pillé. Deux autres hommes arrêtés au même moment ont été condamnés en comparution immédiate à de la prison ferme pour vol. Mais pas Otman. Sur sa fiche de mise à disposition, aucun délit n’est coché, et deux mentions ont été ajoutées en marge : « non interpellé » et « hosto CHU Timone ».
Les policiers ont « fait une fleur » à Otman, soutient Pascal. Mais l’épée de Damoclès est là et le policier sait l’agiter : c’est la méthode forte. « Si c’est un peu trop médiatisé […], les collègues, ils vont dire : “Ah mais lui, il nous chie dans les bottes, on va reprendre son dossier. Il était là, on s’est pas occupés de lui.” Hop ! ils risquent de te refaire une procédure dans le cul. Tu vois ce que je veux dire ? », insiste Pascal. Le message est limpide : « Tu fais le mort et surtout, tu dis à ton collègue : “Je m’en bats les couilles. Jamais je déposerai plainte contre la police.” »
Surtout, le policier demande sans détour à Otman de mentir. Les multiples fractures sur son visage ? « Tu dis : “J’ai fait un petit malaise. Les policiers, ils ont appelé les pompiers, c’est tout.” Tu parles pas de ce que tu as eu, que tu as passé la nuit à l’hôpital. Tu dis : “J’ai fait un petit malaise parce qu’il faisait chaud et j’ai pris un coup sur la tête. Mais rien de grave. Et je veux surtout pas déposer plainte contre la police, jamais de la vie” », intime l’agent.
Devant ce mensonge bien peu vraisemblable, Otman joue le jeu de son interlocuteur et propose une version un rien plus crédible : « Je me suis embrouillé avec un mec dans la rue, on s’est foutu dans la gueule et point. » Pascal se montre satisfait : « Voilà, c’est encore mieux, ça. »
Selon Otman, ce coup de fil du 25 juillet conclut un long travail de dissuasion entrepris par le policier. La victime soutient en effet que Pascal serait monté dans le camion des marins-pompiers avec lui. Juste avant son transfert à l’hôpital, durant quelques secondes. Le temps, assure Otman, de demander au blessé sur le brancard s’il comptait porter plainte. Devant sa réponse négative, le policier aurait conclu : « C’est bien. Alors tu vas pas en garde à vue, tu vas à l’hôpital. »
L’échange dans le camion des marins-pompiers narré par Otman se déroule sans témoins et n’est pas vérifiable. Mais la pression monte d’un cran quelques jours après l’agression, lorsque Pascal décide de faire à Otman un étrange cadeau. Le blessé a quitté l’hôpital de la Timone sans ses effets personnels. Sa sacoche lui aurait été volée pendant le transfert. Sur un procès-verbal rédigé à 5 heures du matin le dimanche 2 juillet, consulté par Marsactu, un officier de police judiciaire qui contacte l’hôpital précise que le blessé est ressorti en communiquant son adresse postale, mais pas son numéro de téléphone. Logique, pour Otman, qui affirme que son portable lui a été dérobé. Une plainte a été déposée pour « vol ».
Pascal est-il responsable de cette disparition ? Quoi qu’il en soit, le policier décide d’offrir à la victime un portable tout neuf. Dans la conversation enregistrée, le policier confirme cet achat. De même que les démarches qu’il a entreprises pour trouver du travail à Otman dans les jours qui suivent le 1er juillet. Il lui assure qu’un de ses amis va l’embaucher, qu’il aura un salaire correct, mais aussi une mutuelle. « Tu referas tes dents », dit-il, lorsque Otman précise qu’elles ont été « éclatées » le soir où il a été molesté.
Néanmoins, Pascal précise bien à Otman que ce lien entre eux doit rester secret. « Si jamais d’aventure – normalement ils peuvent pas te retrouver – mais s’ils te retrouvent, ne dis jamais que je t’ai aidé pour avoir un boulot ou que je t’ai eu un téléphone parce qu’ils vont penser… Tu vois ce que je veux dire ? », glisse Pascal sans aller au bout de sa phrase. Le « ils » fait référence à l’IGPN, la police des polices, que Pascal veut éviter à tout prix. « Les mecs de l’IGPN, ils vont te poser 50 000 questions. Et la moindre petite faille dans la réponse, ils vont s’engouffrer dedans pour mieux nous niquer ! Enfin pas que moi, mais tous les collègues. Tu vois ce que je veux dire ? »
BFM, Macron et l’IGPN
Il faut dire que le policier ne semble pas beaucoup apprécier le fonctionnement – voire l’existence même – de l’IGPN. À ses yeux, en France, « on marche sur la tête ». Il s’en ouvre d’ailleurs à Otman : « Normalement quand tu t’es fait frapper par la police, c’est toi qui vas déposer plainte au commissariat, d’accord ? »
« D’accord », approuve Otman. Pascal embraye : « La plainte, elle part à l’IGPN. Et l’IGPN après, ils regardent s’ils suivent la plainte, s’ils peuvent mettre des flics en prison. Mais là, c’est le contraire ! C’est la police des polices, l’IGPN, qui cherche des victimes ! C’est un truc de fou ! »
Dans le raisonnement de Pascal, l’IGPN est le dernier maillon d’une chaîne politico-médiatique qui cherche à « niquer » les policiers, comme il l’explique longuement à son interlocuteur. Côté politique : « Les mecs de LFI, de Mélenchon, les mélenchonistes, c’est des mecs d’ultragauche, des enculés, qui détestent l’État et qui détestent la police. » Côté médiatique : « Les chaînes, TF1, M6, France 2, BFMTV, sont aux ordres de Macron, […] y a que CNews qui sort du lot. » En résumé, des « nuisibles », des « ordures » qui nourrissent l’objectif de « mettre les policiers en prison ».
Comment Pascal le policier justifiera-t-il les manœuvres révélées par cet enregistrement ? À l’heure où cet article a été publié, le fonctionnaire était toujours entendu par les enquêteurs de l’IGPN, et n’a donc pas pu être contacté par Marsactu. Son implication précise dans les coups donnés à Otman fait partie des éléments qu’il reste à déterminer.
Coralie Bonnefoy et Clara Martot Bacry (Marsactu)
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Coralie Bonnefoy et Clara Martot Bacry (Marsactu)
31 août 2023 à 17h16
https://www.mediapart.fr/journal/france/310823/marseille-les-menaces-d-un-policier-pour-dissuader-otman-de-porter-plainte-pour-violences
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