[BLOG You Will Never Hate Alone] L'essai «Oublier Camus» voudrait faire passer ce dernier pour un affreux misogyne doublé d'un colonialiste féroce. C'est omettre que contrairement à Sartre, l'œuvre de Camus vaut avant tout par l'éclat de son écriture.
L'un était avant tout philosophe, l'autre romancier. Ils ne pouvaient s'entendre. | Moshe Milner / Government Press Office (Israel) via Wikmedia Commons – DietrichLiao via Flickr – Montage Slate.fr
Il aura fallu la parution d'un seul essai sur Camus, Oublier Camus par Oliver Gloag, pour que renaisse la guerre de tranchées qui opposa l'auteur de L'Étranger à celui de La Nausée, j'ai nommé l'illustre Jean-Paul Sartre. Dans son essai que je n'ai évidemment pas lu, Olivier Gloag entend déboulonner Camus, notamment par l'accusation faite qu'il fut selon lui un fervent défenseur du colonialisme et un homme coupable de misogynie répétée…
C'est son droit de l'écrire.
N'étant nullement qualifié pour juger de la pertinence de ces attaques même si elles me semblent pour le moins outrancières, je me garderai bien de participer à la polémique d'autant plus qu'en toute honnêteté, je ne vois guère où se situe son intérêt. Pout tout dire, que Camus fut oui ou non un défenseur de l'Algérie française m'intéresse tout autant que de savoir s'il préférait prendre du café ou du thé au petit déjeuner. La question a son importance mais je crois avoir en horreur ce genre d'accusations où, à des fins idéologiques, on essaye à tout prix de faire coïncider ses principes avec les actes d'un homme impuissant à se défendre.
Et où l'on tente, à l'aide d'une dialectique douteuse, de faire émerger une vérité qui du temps de l'auteur incriminé répondait à une toute autre logique, dans une déclinaison de la pensée contingente aux circonstances de son époque, forcément ambivalente et constratée. Doublé d'une obsession quasi maladive de réparer des torts parmi cette flamboyance de la repentance qui apparaît à celui qui la professe comme une exaltation de sa propre justesse, de sa gloire innée.
L'opposition fondamentale entre Sartre et Camus consiste à ce que le premier était philosophe là où l'autre n'était que romancier, le malheur et la source de tous les malentendus étant que les deux voulurent être les deux à la fois. Camus philosophait comme seul un romancier sait le faire, c'est-à-dire faiblement, avec le sentiment pour raisonnement, tandis que Sartre écrivait des romans avec la sécheresse et la platitude du philosophe, d'une langue morne où l'esprit commandait au processus de création.
L'un avait donc du cœur, l'autre de l'esprit, et l'on a rarement sinon jamais vu les deux aller du même pas. Ce que le cœur prétend, l'esprit le réfute et ce que l'esprit avance, le cœur s'en méfie. Ces deux-là ne devraient jamais essayer de se confondre; malgré tous les efforts, leur vision du monde et le rendu qu'ils en font ne s'accorderont jamais.
N'était point versé dans cette discipline, j'ignore si la philosophie de Sartre a quelque valeur. Par contre, je sais que la langue de Camus possédait cet éclat qui accompagne toujours les romanciers de qualité, cette chose inexprimable mais qui saute aux yeux pourtant, une élégance du langage, une musicalité, une poésie, un style quoi.
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Sartre, excepté Les Mots, écrivait comme un cordonnier. La langue était au service de son esprit d'où cette prose étriquée, rapiécée, faussement inspirée, dénuée de toute cette candeur qui habille les meilleurs des romans. Il n'écrivait pas pour raconter mais pour démontrer, prétention que le roman a en horreur tant elle contredit son essence même, son aspiration à peindre le monde et ses foucades, autant de motifs dictés avant tout par la mécanique contrariée de son cœur.
Quand Camus s'est essayé à faire du Sartre, c'est-à-dire à écrire un roman, La Peste, pour asséner des vérités qui lui tenaient à cœur, ce fut un ratage presque complet. Camus fut après coup le premier à en convenir. Il manquait à son projet la force du naturel, la spontanéité, l'originalité, laquelle procède toujours de l'intuition et non de la réflexion. On pourrait dire que L'Étranger a parfois le même défaut mais il se trouve masqué sous l'incandescence d'une écriture qui parvient malgré tout à viser juste.
C'est avec Le Premier Homme, ce roman inachevé, que Camus est devenu le début d'un grand romancier. Il avait enfin compris comme naguère Faulkner qu'on n'est jamais au plus près de la vérité que quand on écrit sur ce qu'on connaît, ses propres blessures, sa mémoire, la résurgence de ce passé qui a contribué à l'essor de sa personnalité. Dans ce roman, Camus écrit vrai, c'est-à-dire qu'il se présente au monde dans sa nudité originelle, sans artifices, sans souci de plaire ou de convaincre, tel qu'en lui-même.
Dire de Sartre ou de Camus qu'ils ont eu tort n'a pas grand sens. Ils furent tous les deux des passagers du siècle, et si chacun a eu ses fulgurances et ses égarements, ses perversions et ses obsessions, ses manques et ses ratés, leurs éblouissements respectifs, ils demeurèrent deux écrivains que tout opposait si ce n'est un amour commun pour les lettres.
Le reste, tout le reste, ne sont que bavardages et ruminations obsolètes, circonvolutions d'universitaires qui au bout du compte prétendent aimer la littérature mais l'accablent de tant d'exégèses teintées du prisme de l'idéologie qu'ils finissent par la salir et écœurer ceux qui la vénèrent.
Laurent Sagalovitsch —
https://www.slate.fr/story/254089/blog-sagalovitsch-difference-camus-sartre-lun-savait-ecrire-lautre-pas-romancier-philosophe
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