Le secrétaire général des Nations unies (ONU), M. Antonio Guterres a déclaré ce mardi être « profondément préoccupé par l’expulsion de migrants, réfugiés et demandeurs d’asile de Tunisie » et appelle Tunis à « [respecter] pleinement leurs droits humains, quels que soient leurs statuts, conformément au droit international ». Ces déclarations font suite à la recrudescence des violences envers les migrants subsahariens qui se trouvent en Tunisie, comme l’illustrent les affrontements violents entre civils et migrants début juillet à Sfax. Depuis ces évènements, au moins « 1 200 ressortissants subsahariens » (selon l’ONG Human Rights Watch) ont été arrêtés. Expulsés et reconduits à la frontière, ils sont un nombre croissant à être abandonné sans vivres et sans eau en zone désertique, à la frontière libyenne. Thierry Brésillon revenait dans notre livraison de février 2023 sur la progression du racisme envers les Subsahariens en Tunisie, dans un climat de peur instillé par un microparti complotiste d’extrême droite et dont les théories sont reprises jusqu’au sommet de l’État : « Dans le cadre d’une rhétorique fasciste au sens exact du terme, le Parti national tunisien entend démontrer que la Tunisie est soumise à ‘‘une colonisation subsaharienne’’ (…) et il accuse des organisations de défense des droits humains d’imposer au gouvernement des politiques favorables aux migrants. »
Flambée xénophobe sur fond d’autoritarisme
Indésirables Subsahariens en Tunisie
Le 17 avril, M. Rached Ghannouchi, chef du parti islamo-conservateur Ennahda, était arrêté à son domicile puis placé sous mandat de dépôt. Ce nouveau tour de vis à l’égard des opposants au président Kaïs Saïed intervient alors que les flux migratoires clandestins augmentent entre la Tunisie et l’Italie. Nombre de candidats à l’exil sont originaires d’Afrique subsaharienne.
Dans une atmosphère saturée de tensions entre Tunisiens et migrants subsahariens, quelques phrases de M. Kaïs Saïed ont suffi à mettre le feu aux poudres. À l’issue d’un conseil national de sécurité consacré aux « mesures urgentes » pour juguler la « présence d’un grand nombre de migrants illégaux originaires d’Afrique subsaharienne », un communiqué publié sur la page Facebook de la présidence le 21 février dernier a avalisé une version tunisienne de la théorie du « grand remplacement » : dans le cadre d’« un plan criminel préparé depuis le début de ce siècle », y lisait-on, « certaines parties [auraient] reçu de grandes sommes d’argent depuis 2011 pour l’établissement des immigrants irréguliers subsahariens en Tunisie » afin « de réduire la Tunisie à sa dimension africaine et de la dépouiller de son appartenance arabe et islamique ».
Alors que la police menait déjà depuis mi-février des opérations de contrôle des migrants, la garde nationale annonçait, le lendemain du communiqué présidentiel, « une campagne d’arrestations contre les Tunisiens qui hébergent ou emploient des migrants en situation irrégulière ». Les jours suivants, des centaines, voire des milliers, de Subsahariens ont été expulsés de leur logement par leur propriétaire, souvent en pleine nuit, sans préavis, sans pouvoir rien emporter ni a fortiori récupérer leur caution. Parfois avec le concours violent de voisins venus prêter main-forte, saccager les biens des locataires et les dépouiller de leurs économies. Dans certains cas, des groupes de citoyens « vigilants » ont secondé, voire devancé, des opérations de contrôle policier alors que les arrestations se multipliaient.
Pendant plusieurs semaines, des milliers d’autres Subsahariens sont restés cloîtrés chez eux, par peur des arrestations et des agressions, ne pouvant compter que sur la solidarité de groupes d’entraide tunisiens pour se ravitailler. Les ambassades de Côte d’Ivoire, de Guinée-Conakry, du Sénégal et du Mali ont affrété des avions pour rapatrier leurs ressortissants désireux de rentrer au pays. Manière aussi pour ces États de répondre à l’émotion suscitée dans leurs opinions par des propos que le président de la Commission de l’Union africaine Moussa Faki Mahamat a condamnés (1).
Le locataire du palais de Carthage a alors cru devoir rappeler que seuls les migrants en situation irrégulière étaient visés par ses déclarations, qu’ils sont les premières victimes de l’exploitation par les employeurs locaux et les passeurs, que la Tunisie ne saurait renier son appartenance africaine, que ses propos ont été délibérément mal interprétés pour lui nuire ; le ministre des affaires étrangères, M. Nabil Ammar, a, lui, donné des assurances aux ambassades des pays subsahariens et aux organisations internationales sur l’engagement de la Tunisie à respecter les droits humains. Mais les autorités persistent à dénoncer une campagne menée contre la Tunisie et se refusent à condamner explicitement les agressions à caractère raciste — tout juste ont-elles mis un numéro vert à disposition des victimes d’abus. Surtout, elles refusent de reconnaître le problème que pose la constitution de la migration en instrument d’un « plan criminel ».
Complotisme en haut lieu
Cette « théorie » n’est pas le produit de l’imagination de M. Saïed. Elle circule en Tunisie depuis plusieurs mois, articulée et popularisée par un microparti créé à l’initiative de deux personnes en 2018. Dans le cadre d’une rhétorique fasciste au sens exact du terme — haine de la démocratie, apologie de la violence contre les adversaires politiques et de la guerre comme moyen de mobiliser les énergies nationales… —, le Parti national tunisien entend démontrer que la Tunisie est soumise à une « colonisation subsaharienne » avec le soutien de financements européens destinés à maintenir les immigrés en Afrique, et il accuse des organisations de défense des droits humains d’imposer au gouvernement des politiques favorables aux migrants.
Grâce à une audience médiatique croissante, construite d’abord dans les réseaux sociaux, ce parti a imposé un débat public sur la présence de 700 000 Subsahariens dans le pays. Une aberration quand on sait que cette population aurait triplé en Tunisie de 2010 à 2021, passant de 7 000 à 21 000 individus selon l’Institut national de la statistique (le département des affaires économiques et sociales des Nations unies avance, lui, le chiffre de 57 000 personnes en 2019). Et des considérations de ce type ne se cantonnent pas aux discussions de café. M. Mabrouk Korchid, ministre des domaines de l’État de septembre 2017 à novembre 2018, lançait, le 2 janvier dernier, sur l’antenne d’une radio tunisienne : « On amène les Africains en Tunisie pour qu’ils se marient et changent la morphologie du peuple tunisien. » Dans un registre plus expert, l’universitaire tunisien Taoufik Bourgou, enseignant en science politique à l’université Lyon-III, estimait dans une tribune publiée le 15 février que « les arrivées massives incontrôlées prennent l’allure d’une submersion qui va en cinq ans, au maximum, inverser l’équilibre démographique de la Tunisie (…) eu égard aux chiffres d’arrivées et d’implantations, entre 1,2 million à 1,7 million en cinq ans (2) ».
À l’appui de sa thèse, le Parti national tunisien renvoie à d’anciennes vidéos où des figures controversées de la mouvance dite afrocentrique affirment la nécessité d’extirper au Maghreb son arabité : « L’Afrique n’a toujours été que noire. [Les Maghrébins] n’ont qu’à retourner chez eux en Arabie saoudite. » Ou encore : « La Tunisie est noire, le Maroc est noir, la Libye est noire. Nous appelons notre peuple à la reconquête territoriale. » Ces discours, en réalité très marginaux, inspirés par une lecture discutable des écrits du grand penseur Cheikh Anta Diop, constituent le plus souvent une forme de réaction au racisme subi dans les pays du Maghreb (3). Les relations entre Arabes et Noirs y demeurent marquées par la mémoire de l’esclavage (quand bien même certaines populations berbères du Sud avaient aussi la peau noire (4) ). La perception des corps noirs comme une force brute à domestiquer, et donc à rabaisser, s’exprime encore dans les insultes couramment proférées : kahlouch (terme que l’on pourrait traduire par « noiraud », mais dont la portée péjorative est souvent comparable à celle du mot « négro » (5) ), oussif (« esclave »)… Sans compter les crachats et les jets de pierre. Les agressions, les viols, les meurtres restent trop souvent non élucidés quand il s’agit de Noirs. « La police m’a demandé comment j’osais venir porter plainte contre des Tunisiens dans leur propre pays et m’a renvoyée », nous a confié la victime d’un viol collectif début février. Une loi pénalisant le racisme a pourtant été votée en octobre 2018, mais il faudra davantage qu’un texte pour changer les mentalités.
C’est dans cette atmosphère que le chef de l’État a repris à son compte les éléments du Parti national tunisien (qui les lui avait transmis dans un rapport quelques semaines plus tôt). En s’en emparant, le président de la République donnait du crédit au fantasme afrocentrique ; surtout, il officialisait une relecture complotiste d’une mutation bien réelle de la réalité migratoire en Tunisie.
De pays d’émigration, cette dernière est devenue depuis les années 1990 un pays de transit pour les migrants subsahariens, en raison de sa proximité avec l’île italienne de Lampedusa, puis un pays d’immigration. Après la relocalisation à Tunis de la Banque africaine de développement (BAD) en 2003, consécutive à la crise politique en Côte d’Ivoire, « qui a constitué le point de départ d’une immigration africaine, principalement ivoirienne, par le biais de réseaux (6) ». Puis à la suite du choix de la Tunisie du temps de l’ancien président Zine El-Abidine Ben Ali d’attirer dans les établissements privés en plein essor les étudiants issus des classes moyennes émergentes africaines. Plus récemment, la cruauté des conditions de détention sous le joug des milices libyennes (7) et les expulsions en plein désert pratiquées par l’Algérie ont détourné vers la Tunisie les routes de la migration clandestine en provenance d’Afrique de l’Ouest et du Sahel. Les migrants interceptés en mer sont désormais débarqués en Tunisie, même quand ils sont partis de Libye. En quelques années, certains quartiers de Tunis et de Sfax, ville industrieuse et favorablement située pour gagner Lampedusa, ont ainsi vu leur composition changer.
La grande majorité des Subsahariens se trouve dans une situation administrative irrégulière. Même les personnes éligibles à un titre de séjour ont toutes les peines à l’obtenir en raison des lenteurs bureaucratiques. Tous sont redevables de 20 dinars (environ 6 euros) de pénalités par semaine de retard à quitter le territoire. La dette ainsi accumulée, jusqu’à plusieurs milliers de dinars, fait pour eux de la Tunisie une prison à ciel ouvert. Ces migrants précarisés, contraints de gagner sur place de quoi financer soit leur retour, soit la poursuite de leur voyage vers l’Europe, sont devenus de plus en visibles dans les métiers de la construction, de la restauration, la domesticité, acceptant des salaires en moyenne 30 % inférieurs aux Tunisiens. Leurs conditions d’existence favorisent aussi l’exercice d’activités illégales (prostitution, trafic de drogue…) et, par voie de conséquence, la xénophobie.
La traversée de la Méditerranée demeure l’objectif principal de ces migrants. En 2022, ils représentaient la moitié des 38 000 personnes interceptées au large des côtes tunisiennes. Cette industrie de la harga est aux mains de réseaux bien rodés, implantés notamment à Sfax. Ils en contrôlent toutes les étapes — construction des bateaux, achat des moteurs, location des maisons, informations obtenues des forces de l’ordre pour éviter les interceptions — et réalisent un chiffre d’affaires qui se monterait aux alentours de 1 million d’euros par mois.
Climat de peur
Pour sa part, l’Europe a entrepris depuis la fin des années 1990 de confier la gestion de sa frontière sud aux pays du Maghreb. Plus présentable que la Libye, plus coopérative que l’Algérie, la Tunisie en transition démocratique depuis 2011, et signataire d’accords de partenariat avec l’Union européenne, représente une interlocutrice idéale. La coopération avec la politique migratoire européenne est devenue une condition de plus en explicite à l’obtention de l’aide économique. Tandis que le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) gèrent respectivement le tri des réfugiés et les retours « volontaires », les États membres et l’Italie en particulier allouent toujours plus de moyens à Tunis pour densifier un dispositif de contrôle maritime de mieux en mieux coordonné entre Européens et Tunisiens.
« Mais, pour les Italiens, ces dispositifs ne suffisent plus », estime M. Romdhane Ben Amor, du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES). Afin d’« assécher » le réservoir de candidats à l’exil, « Rome encourage les autorités tunisiennes à faire pression sur les migrants subsahariens, poursuit-il. Le plus simple est de créer un climat de peur pour inciter ceux qui sont là à partir et dissuader les autres de venir ». Le 18 janvier dernier, soit un mois avant le début de la campagne policière de contrôle des sans-papiers, M. Antonio Tajani, le ministre des affaires étrangères italien, et M. Matteo Piantedosi, son collègue de l’intérieur, étaient à Tunis pour évoquer la lutte contre la migration clandestine. La déclaration de la présidence du 21 février répondait ainsi autant aux attentes d’une opinion chauffée à blanc qu’à celles de l’Italie (et plus généralement de l’Union européenne).
Le gouvernement de Mme Giorgia Meloni s’est engagé à plaider la cause de la Tunisie, au seuil du défaut de paiement, devant les bailleurs de fonds. Une cause difficile : alors que le Fonds monétaire international (FMI) conditionne l’octroi d’un prêt de 1,9 milliard de dollars sur quatre ans à la mise en œuvre de mesures d’austérité, le président de la République a dénoncé le 6 avril dernier « les injonctions de l’étranger qui ne mènent qu’à davantage d’appauvrissement ».
De son côté, la diplomatie tunisienne s’emploie à gommer les effets de cette communication présidentielle abrupte auprès des États africains. Des dispositions ont été annoncées le 5 mars pour faciliter la régularisation des Subsahariens qui peuvent prétendre à un titre de séjour (en particulier les étudiants) et alléger l’obligation des pénalités de retard. Mais l’objectif demeure bien de repousser les candidats à la migration loin de la Tunisie.
Les rodomontades en tous genres de M. Saïed retardent la capacité des Tunisiens à traiter la question de la migration en sortant du dilemme approche sécuritaire (la migration, c’est dangereux) ou injonction morale (le racisme, c’est mal), pour formuler leur propre politique, concertée à l’échelle continentale et adaptée à la nouvelle réalité migratoire africaine, dans laquelle la Tunisie se trouve de fait insérée.
Thierry Brésillon
https://www.monde-diplomatique.fr/2023/05/BRESILLON/65766
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