Neuf jours après le passage de la tempête Daniel, les chances de retrouver des rescapés dans la ville libyenne, où des milliers de personnes ont péri, sont désormais presque inexistantes. L’amertume et la colère gagnent les habitants.
Amrane Al-Gababaili pleure. Accroupi sur une dalle instable maintenue par des ronds de béton qui pendent à l’air libre, il a le regard fixé sur le gouffre qui s’ouvre devant lui : des tas de gravats, des murs brisés et des briques dispersées dans la boue, plusieurs mètres plus bas.
Ni les paroles de réconfort ni les tentatives des volontaires de l’éloigner dans l’espoir de lui offrir un peu de répit ne parviennent à l’arracher à sa douleur. Depuis que la tempête a emporté quinze membres de sa famille – ses trois frères, ses belles-sœurs, ses neveux et ses nièces, ensevelis à quelques encablures –, cet agent de la police agricole ne quitte plus les lieux. Même s’il est convaincu que tout espoir est perdu : « Tu sens l’odeur ? Ils sont tous morts. Il n’y a plus rien à faire. C’est fini. »
Le beige de son uniforme se confond avec la poussière environnante. Autour de lui, ce mardi 19 septembre, tout n’est que désolation sur des dizaines de mètres.
Les sauveteurs « sont repartis… »
A l’exception de quelques immeubles éventrés, qui attendent de s’effondrer, le quartier de Swissi, sur la rive gauche du Wadi Derna, à l’origine un petit cours d’eau, a été effacé dans la nuit du dimanche 10 au lundi 11 septembre. « Toute la zone est sous terre », lâche Amrane Al-Gababaili, en montrant le sol, avant d’énumérer les noms d’habitations aujourd’hui disparues par les patronymes de leurs anciens propriétaires. A-t-il vu passer des équipes de sauveteurs ? « Oui, puis ils sont repartis… », dit-il en titubant, tenant à la main une de ces nombreuses petites bouteilles d’eau distribuées par les militaires aux abords de la zone.
Plus haut, de jeunes volontaires se remettent en ordre de marche. Quatre d’entre eux, originaires de la ville – Oussama, Mahmoud, Islam et Odeil –, se sentent parfois bien seuls. Ils s’activent pourtant depuis le premier jour. Leur mission : garder un minimum carrossable la mince bande de terre battue qui fait office de passage entre les deux rives du Wadi Derna. Nuit et jour.
« Nous tentons d’ouvrir des voies d’accès. La ville était isolée, coupée en deux par l’inondation. Les secours ne pouvaient tout simplement pas circuler, explique Oussama, 20 ans, qui raconte la terreur des quarante-huit premières heures. La priorité était de secourir les gens, alors que des centaines de corps étaient déjà dispersés le long du lit de l’oued. Il a même fallu utiliser la pelle du bulldozer pour les transporter… »
Lui et ses compagnons sont des miraculés. Le soir de la catastrophe, quand, après minuit, ils partent consolider digues et remblais alors que les eaux commencent à monter, ils pensent faire face à un événement équivalent à celui de 2011, lorsque la crue avait empli le lit de la rivière, mais sans déborder dans les rues et les ruelles des quartiers limitrophes. « Le barrage [le premier est à 1 kilomètre en amont de la ville] avait quand même retenu l’eau », se rappelle Oussama.
Mais, vers 2 heures, le barrage cède. Tous se souviennent alors d’une puissante déflagration. « C’est comme s’il avait explosé. En dix minutes, tout a été emporté… »
« Tout ce qui a été fait, nous l’avons accompli seuls »
L’évocation de l’aide internationale appelle un haussement d’épaules. « Les aides extérieures ? Je ne sais pas, dit Oussama. Tout ce qui a été fait à cet endroit, nous l’avons accompli seuls. Nous n’avons plus la force de demander quoi que ce soit. Tout n’est que tragédie. Et, dans un mois, deux mois, où en serons-nous ? »
Envoyé nettoyer le lit de la rivière pour faciliter l’écoulement de l’eau, Jawooz a, lui aussi, échappé à la mort en allant mettre à l’abri les engins qu’ils avaient laissés avec ses collègues près du port. « Quand le second barrage a cédé, le niveau est monté jusqu’au dôme de la mosquée », se souvient-il, l’œil fixé sur la bâtisse. Jamais il n’aurait imaginé un tel désastre. Il pensait que le danger viendrait de la mer, mais la mort est arrivée de la montagne à laquelle Derna tourne le dos, le djébel Akhdar, et de ses oueds. « Lorsque le gouvernement a annoncé l’ouragan, il ne nous a pas prévenus du danger que pouvait représenter le barrage », déplore-t-il.
Signe d’un malaise toujours plus prégnant, Derna est une catastrophe au nombre de morts toujours incertain. Les heures passent, éloignant, aux dires des volontaires et des associations, la perspective d’établir un bilan, même provisoire, qui permettrait de donner toute la mesure à la tragédie en cours. Croisé à Soussa, une ville côtière située à l’ouest de Derna, touchée dans une moindre mesure par la tempête, Abdallah, un jeune volontaire venu d’Ajdabiya, enrage : « Il n’y a rien. Pas de direction de crise, pas de coordination, pas d’administration. Secouristes et bénévoles sont baladés d’un bout à l’autre des zones affectées sans plan précis. Ordres et contre-ordres se succèdent. Les ONG ne savent pas quoi faire, dénonce-t-il. Tout tient sur la volonté des citoyens. L’Etat, lui, si on peut appeler cela un Etat, vient pour la photo et il repart… »
Combien de victimes ? 5 000, 10 000, plus ? Le dernier bilan officiel de l’Organisation mondiale de la santé fait état de 3 922 morts. Mais les chiffres n’évoluent plus. Quant aux données disponibles sur les disparus, elles restent approximatives. A Derna, la terre n’a toujours pas rendu les corps qu’elle a engloutis. Et la mer continue à en charrier par dizaines, quotidiennement.
Contre-la-montre
Dans le centre-ville, épicentre du drame, on continue à se battre. Une équipe de la protection civile algérienne, accompagnée de chiens, cherche encore. L’espoir persiste ; la veille, d’autres volontaires ont extrait deux miraculés des décombres, mais, neuf jours après le passage de la tempête, les chances de retrouver d’autres survivants sont faibles, presque inexistantes.
A quelques centaines de mètres en amont, un autre contre-la-montre se joue. Avec l’arrivée prochaine de l’automne puis de l’hiver, les pluies vont à nouveau remplir l’oued qui court depuis les montagnes, risquant de couper toute circulation entre les deux rives de la ville. Pour tenter de maintenir ce lien vital, des ingénieurs et des ouvriers s’activent afin de créer un accès routier surélevé et permettre l’écoulement de l’eau à travers de larges cylindres de béton. « Nous devons être sûrs que si l’eau vient elle puisse passer jusqu’à la mer, s’inquiète Ahmed Chaïb, ingénieur de la Nahl Company, une société d’Etat spécialisée en génie civil, qui estime les délais du chantier à quatre mois. Nous allons fabriquer ces tuyaux et espérons sauver la route, au moins pour cette saison. »
M. Chaïb est arrivé il y a cinq jours de la ville voisine d’El-Beïda pour participer aux travaux sur la base du bénévolat. « Nous venons ici gratuitement pour aider les gens de Derna », souffle-t-il d’un air modeste, montrant du doigt la tente dans laquelle lui et son équipe dorment. Pourtant, la compagnie pour laquelle il travaille a déjà « conclu un accord » avec une entreprise égyptienne pour la réalisation de trois passages d’une rive à l’autre.
« Ils sont en train de terrasser, alors qu’il y a encore des corps »
Alors que les bulldozers et les tractopelles sont à l’œuvre pour déblayer, un homme qui ne se fait appeler que par son nom de famille, Guelani, s’exaspère. « Ils sont en train de tout terrasser alors qu’il y a encore des corps là-dessous », s’exclame-t-il en montrant des amas de gravats à perte de vue. Cet habitant du centre de Derna a échappé de peu à la crue, la rue dans laquelle il vit avec sa femme a été épargnée ; mais il ne s’en est fallu que de quelques dizaines de mètres. Sa mère et ses sœurs, elles, n’ont pas eu cette chance. Il regrette que les travaux entrepris menacent le travail de récupération et d’identification des corps et il se désole du peu d’attention portée au patrimoine archéologique de la ville. « Ma famille est installée là depuis des générations. Mais les autres, ils n’ont de respect pour personne, ce qui les intéresse, c’est l’argent », accuse-t-il.
Au-delà de la plaie béante laissée au milieu de la ville par la puissance de la crue, de nombreux quartiers ont été touchés. Dans la rue Al-Qawi, sur la rive droite de Derna, la montée des eaux a laissé des marques jusqu’au premier étage de la maison d’Ahmed. Sa famille est parvenue à se réfugier sur le toit à l’aide d’une échelle. Revenu sur les lieux une semaine après la catastrophe dans l’espoir de récupérer quelques objets de valeur, il relativise son infortune en découvrant sa demeure remplie de boue : « Nous pouvons tout perdre sauf nos vies. » Il ne le sait que trop bien : ses voisins sont tous morts dans l’effondrement de leur maison.
Plus loin dans la rue, la brigade 210, une division salafiste madkhaliste – la branche la plus sectaire du salafisme dit « quiétiste » (apolitique) – de l’Armée nationale libyenne, continue les recherches de corps dans les décombres. Un de ses membres, treillis militaire, cagoule vissée sur la tête, les yeux cachés derrière de petites grilles, avance habilement entre les débris et la boue. Il se laisse guider par son flair : l’odeur de la mort permet de localiser les corps ensevelis, explique-t-il. L’inscription « une personne », écrite en cyrillique à la peinture rouge sur l’un des murs, accompagnée d’une flèche pointant un tas de gravats en dessous, laisse penser qu’une équipe de secouristes russes est déjà passée par là et a identifié la présence d’un cadavre. Les relents de putréfaction confirment la découverte.
Après la mort, un nouveau fléau mine le moral de certains volontaires du Croissant-Rouge : les rumeurs. Dont certaines, à les entendre, n’ont rien d’anecdotique. A commencer par celle de l’évacuation imminente de la ville, qui s’est diffusée depuis le week-end. La faute à la propagation rapide de maladies postcatastrophe, lit-on sur des publications transmises par les réseaux sociaux.
« Même s’il ne faut pas en écarter le risque, il n’y a actuellement pas d’épidémies. Nous effectuons des tournées de surveillance et de prévention tous les jours dans tous les quartiers de la ville », s’agace un des membres du Croissant-Rouge. « Ceux qui propagent ces rumeurs d’épidémies [appartiennent aux] “appareils de sécurité” pour faire peur aux gens et les pousser à partir », assène-t-il. Du côté des humanitaires locaux, éprouvés, la colère côtoie désormais le désespoir. Equipés de pick-up garés aux intersections ou de blindés positionnés aux entrées et aux sorties de Derna, les « appareils de sécurité », aussi appelés « brigades » ou tout simplement « militaires », sont omniprésents en ville. Et leur présence s’est intensifiée, ces derniers jours. Des renforts ont été envoyés de Benghazi, capitale de l’Est libyen.
Les médias internationaux priés de quitter la ville
Une première évacuation, bien réelle, est néanmoins en cours depuis mardi. Devenus indésirables, la majorité des médias internationaux ont été priés de quitter la ville. Au Monde, un responsable du centre des médias de l’armée explique que la présence de la presse dérangeait le travail des secouristes, promettant une réouverture de la cité dans « deux ou trois jours ».
Toute la journée, les deux réseaux de télécommunications sont restés coupés. L’interruption pourrait « être le résultat d’un acte de sabotage délibéré », s’est justifiée la Compagnie nationale des télécommunications. La veille, rassemblés devant la mosquée Al-Sahaba, dont la coupole et les deux minarets dominent le vaste no man’s land qui s’étend le long des anciennes berges du Wadi Derna, des manifestants ont scandé des slogans hostiles aux autorités de l’est de la Libye, incarnées par le chef de la Chambre des représentants, Aguila Salah Issa, et le maire de la ville, Abdulmonem Al-Ghaithi, dont la maison a été brûlée. Tous deux sont accusés de népotisme et de corruption.
Dans la soirée, Oussama Hammad, le chef de l’exécutif de l’Est libyen, ordonnait la dissolution du conseil municipal de la ville, contre lequel il a requis l’ouverture d’une enquête. Le spectre de l’histoire tumultueuse de Derna, dont la dernière décennie a été rythmée par les affrontements pendant la guerre civile, après la chute de Kadhafi, reste dans tous les esprits.
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