Jeudi 17 août 2023
Voici très certainement l’une des chansons françaises les plus sulfureuses de son temps. Le Déserteur, poème écrit par Boris Vian en 1954 puis mis en musique, a beau avoir été modifié, édulcoré pour mieux plaire aux autorités, il n’a pu échapper à la censure.
Ce texte antimilitariste, contant la volonté d’un jeune homme de ne pas répondre à la mobilisation militaire et rédigé durant les derniers mois de la Guerre d’Indochine, est devenu, au fil du temps, l’un des plus célèbres de son auteur. Par son histoire, donc, mais aussi par sa beauté et son impact politique.
Une version pacifiste
Retour en arrière : en février 1954, l’armée française est définitivement embourbée dans une guerre face au Việt Minh qu’elle ne peut plus gagner, retranchant près de 50 000 hommes dans la vallée de Diên Biên Phu, au nord de l’actuel Vietnam. Quelques jours plus tard, une ultime bataille sanglante verra les forces françaises totalement défaites. En attendant, Boris Vian, déjà auteur des romans J’irai cracher sur vos tombes (1946), L’Ecume des jours (1947) ou encore L’Arrache-cœur (1953), et qui s’est lancé dans une carrière de chanteur, écrit ce poème, Le Déserteur, qui démarre par une phrase devenue célèbre : « Monsieur le président / Je vous fais une lettre / Que vous lirez peut-être / Si vous avez le temps. » Il s’achève par une promesse aux « gendarmes », jurant qu’ils peuvent venir le chercher, qu’il sera armé, terminant son texte par : « Et que je sais tirer. »
cette chanson
Marc Robine - Le Déserteur (Version non censurée)
Boris Vian propose Le Déserteur à plusieurs chanteurs en vue, mais tous refusent d’entonner ce brûlot. Si ce n’est Marcel Mouloudji, artiste engagé, qui accepte tout en demandant quelques modifications à Boris Vian. Pacifiste convaincu, il propose notamment de changer les derniers vers, les transformant en : « Si vous me poursuivez / Prévenez vos gendarmes / Que je n’aurai pas d’armes / Et qu’ils pourront tirer », ôtant son arme au protagoniste et supprimant la probable fin violente de cette désertion.
Le jour même où l’armée française est défaite à Diên Biên Phu, à savoir le 7 mai 1954, Mouloudji chante pour la première fois ce texte sur scène avant de l’enregistrer sur disque deux mois plus tard. Malgré l’adoucissement des paroles, et dans un contexte de défaite et de patriotisme exacerbé, le puissant Comité d’écoute radiophonique en interdit la diffusion, empêchant certes son passage sur les ondes, mais pas Mouloudji de l’interpréter une seule fois à la radio, sur France Inter, en octobre 1954.
Huit ans d’attente
En 1955, Boris Vian décide finalement de se réapproprier le texte. Il change quelques paroles précédemment modifiées avec Mouloudji, rédigeant les paroles finales qu’il enregistre au mois d’avril, en 45 tours. Présent sur un album nommé Chansons impossibles, sa diffusion est très limitée par le label Philipps, qui préfère ne pas faire de remous en raison du caractère contestataire du contenu. Rien n’y fait : Le Déserteur version Boris Vian est, comme celle de Marcel Mouloudji, censurée à la radio pour antipatriotisme. Trois ans plus tard, c’est même la commercialisation de l’enregistrement qui est stoppée par les autorités culturelles, Boris Vian devant attendre jusqu’en 1962, et donc la fin de la Guerre d’Algérie, pour voir son ode pacifiste enfin libérée de toute censure. Plus de huit ans après sa rédaction initiale.
Par Brice MICLET.
Jeudi 17 août 2023
https://www.ouest-france.fr/leditiondusoir/2023-08-17/le-deserteur-de-boris-vian-un-monument-de-la-chanson-francaise-interdit-au-nom-de-la-guerre-e3963990-0087-4604-b006-4d0f332a17a4
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