Jean-Claude était venu déjeuner à la maison. Il semblait passablement intrigué et très vite il nous a narré l'histoire que voilà :
Tout près de la maison de la ferme et des bâtiments une patrouille dont les hommes étaient en tenue de combat, (normalement ces hommes étaient stationnés en poste pas trop loin du village) est venue perquisitionner la petite maison d'un homme qui était de grande confiance.
-Vous le connaissez, s'exclama Jean-Claude, c'est vraiment un bon Arabe qui nous estime, très loyal, toujours prêt à rendre service... Il vous dit bonjour, vous lui parlez...
Il soupira et murmura :"Ah, qui ce serait douté ? Nous avions un terroriste à deux pas de chez nous". Puis il continua : Alors l'officier lui a demandé des explications :
-Il est où le fellouze que tu as caché ? Tu vas le dire ! Il était chez toi.
-Il est mort.
-Ah, il est mort ton fellouze ? A qui tu vas faire avaler ça ? Tu vas nous dire tout de suite où est le fellouze ou tu vas dérouiller sec.
Mais le fell était bien mort, continua Jean-Claude en faisant un geste évasif de la main, bien mort et enterré tout près de la bergerie. Ordre de l'exhumation du corps fut donné. L'exercice à la pelle et à la pioche ne dura point longtemps et le cadavre fut mis au jour. Il pesait moins de quarante kilos selon le médecin militaire.
J'aimais ces petites balades à cheval.
On peut voir ici, un autre coin de la
ferme et l'on aperçoit très bien la bergerie. C'est exactement derrière l'arbre que le corps du collecteur de fonds avait été déposé et enterré. Le jour où ce cliché a été pris, bien sûr que je ne savais rien. Personne n'avait remarqué que de la terre avait été remuée.
Voici Jean-Claude qui jouait à l'apollon dans les ruines de Tipasa. Tipasa où nous allions souvent. Il avait été ébranlé par cette histoire du terroriste qui avait élu bien involontairement domicile à deux pas de chez eux. Il s'agissait d'un collecteur de fonds. Ce n'était pas l'armée qui avait tiré. Les employés avaient été questionnés et ils avaient fini par craquer donc par parler. Pour faire court, le personnel arabe qui vivait sur les hauteurs de la ferme s'était retrouvé avec un homme gravement blessé sur les bras et avait tenté de le soigner. En revanche, il leur était impossible de le garder dans leurs mechtas. Impossible pourquoi ? Eh bien en raison des visites fréquentes des patrouilles de l'armée française. Le blessé aurait été très vite découvert et tout le monde aurait été embarqué, le blessé et les familles qui devenaient des complices du FLN. Tandis qu'en plaçant le collecteur à côté de la maison des propriétaires, les membres de l'ALN savaient que l'armée passait parfois mais pour discuter, prendre des nouvelles, boire un petit coup mais jamais pour effectuer la moindre perquisition.
Une citation de Bernard Nicolas auteur de Passé sous silence en Algérie :"C'est la guerre, et l'armée, avec tristement le malheur qui la suit. Pourtant, ces pauvres gens que nous soumettons à des contraintes, n'ont globalement sûrement pas grand-chose à se reprocher, harcelés d'un côté par le FLN qui fait pression sur eux en sous-main et de l'autre, l'armée française tenante du maintien de l'ordre, et qui l'exerce parfois durement. Il faut voit la misère dans certaines de ces raïmas (1), où les Arabes vivent, dans une ambiance et un inconfort tellement incroyable pour nous. Démunis de tout ce qui nous semble essentiel."
(1) La raïma est en toile, en peau de chèvre ou de dromadaire, utilisée par les nomades qu'on appelle en Algérie les Guiblis.
Des patrouilles passaient souvent en tenue de combat. Les hommes de l'armée savaient que les hors-la-loi (les HLL pour les messages de l'armée) venaient la nuit pour se nourrir, boire et se détendre. Les militaires armés de leurs MAT 49, chaussés de brodequins, interrogeaient et harceler les femmes qui dans la journée préparaient la nourriture de la nuit. Elles eurent du mal à garder le secret et l'histoire du collecteur de fonds transpira interrogatoire après interrogatoire. La vérité a fini par être révélée. Pourtant un mystère demeurait : Qui donc avait tiré sur un homme qui appartenait au FLN soit, mais qui n'avait jamais été en tenue de combattant ?
Une photo du Nouvel Obs
A la ferme Lorion, les employés de la ferme vivaient avec leurs familles sur la colline et loin des bâtiments. Il fallait prendre la grande allée bordée de caroubiers. Il était difficile d'y accéder en voiture. Je suis entré dans leurs mechtas. Des bâtisses dont les murs étaient composés de terre, de paille et de pierres. Pas de cheminée. Les femmes cuisaient une galette délicieuse qui leur servait de pain. Leurs vêtements étaient imprégnés de l'odeur de la fumée. Il semble que les Algériens de la campagne aient toujours vécus dans des huttes qui datent de l'antiquité, un peu comme on imagine les maisons de nos ancêtres des Gaulois. Les paysans algériens n'ont pas connu d'évolution en ce qui concerne leurs logements, ne sont pas passés par le Moyen-âge, la renaissance... La régence turque ne leur a rien apporté. Quant à la présence française ? J'ai toujours connu des mechtas que nous appelions, nous les Français, des gourbis.
Colette Albéro racontait que de petits immeubles avaient été construits pour des familles arabes qui les avaient refusés en prétextant qu'ils n'étaient pas des oiseaux et qu'il leur fallait une petite cour pour faire la fête.
L'eau est passé sous les ponts, les ponts du Mazagran et le pont Malglaive, et l'histoire du collecteur de fonds est tombée dans les oubliettes. Néanmoins il me faut revenir vers cette histoire. Jean-Claude nous a quittés un peu songeur, le visage tourmenté par des tracas. Il avait répété :"Le cadavre d'un fell découvert à deux pas de la maison !"
Lorsque je me suis retrouvé seul avec Antoine, ce dernier m'a raconté la grave histoire qui avait émaillée une de ses promenades sur les hauteurs de la ferme, la ferme où il allait souvent pendant les vacances scolaires. Il partait toujours avec un fusils de chasse, les fusils de la ferme étaient tous pendus dans la grande cuisine et il était normal de sortir armé. Il se déplaçait à cheval. Le cheval que l'on voit sur la photo, cheval que je montais parfois aussi.
Promenade paisible. Antoine était parti à la découverte de quelque gibier. Pour Antoine, tirer du poil ou de la plume était un plaisir que je n'ai jamais compris. Soudain, il vit derrière un fourré, un homme qui se cachait. Pour Antoine, un Arabe qui se cachait c'était un fell ! La peur et la méfiance étaient dans les deux camps, ne l'oublions pas. Guère d'hésitation. Antoine tira, abattit l'homme dangereux et puis il rentra assez vite, alla prendre le fusil et laissa s'écouler la journée comme si de rien n'avait été.
La suite de l'histoire nous ne la connûmes que plus tard. Le collecteur de fonds avait été recueilli et soigné avec, comme on dit, les moyens du bord. Impossible de le déposer dans un hôpital ou de faire venir un médecin puisque le blessé était un clandestin. Pas d'hygiène. C'est un presque cadavre qui a été maintenu quelques jours en vie. A-t-il pu parler ? Sûrement pas.
Jean-Claude est parti faire son service militaire, un service qui durait vingt-sept mois.
Il nous racontait et je m'en souviens bien, des descentes de l'armée dans le monastère de Tibhirinne où les bons moines trappistes cachaient les rebelles. Contrairement à ce qui a été raconté, ils n'ont jamais soigné les soldats de l'armée française qui avait, elle, ses hôpitaux.
Lorsqu'il a appris le sort qui avait été réservé aux religieux de ce temple, il a pensé que ces hommes remplis de bonté, avaient joué avec le feu, à leur dépens.
Au mois de mai 1962, les meurtres se sont multipliés dans la région. Les employés fidèles dont Rabat, depuis plusieurs jours, demandaient à Baptiste et Colette de fuir au plus vite.
Colette arriva un jour du poulailler avec, dans son tablier tenu en avant par ses deux mains, la récolte des œufs du matin, œufs de pintades et de poules, elle vit un homme qu'elle ne connaissait pas, la mine patibulaire, mal rasé, armé si bien qu'elle faillit, racontait-elle, lâcher les œufs.
-Il parle un arabe que même nous on ne comprend pas, leur souffla Rabat, Partez, partez, partez !
Il a fallu plier bagage (plier bagage ? Une façon de parler !) et rouler vers l'aéroport de Maison-blanche sans valises car il ne fallait pas attirer l'attention des bandes armées. Les employés fidèles ne purent leur faire le moindre geste d'adieu.
Ils gardèrent des contacts avec Rabat et les autres. Ils se réunissaient et le plus lettré écrivait.
Ils expliquèrent que les carrelages des deux maisons avaient été défoncés, détruits car les nouveaux maîtres de la région étaient persuadés que Baptiste et Jean-Claude avaient caché d'hypothétiques armes et ils ne trouvèrent rien. Et puis, et puis, avec l'arrivée d'Internet, ils purent voir la ferme dont le toit s'était écroulé faute d'entretien.
La famille Albéro s'est installée à Nice et Baptiste a ouvert une blanchisserie qu'il faisait tourner avec sa femme. Lorsque je descendais à Nice par l'avion du matin, ils me réservaient une chambre dans un hôtel près de chez eux. Nous parlions de nos malheurs, des papiers à remplir pour tenter d'obtenir une indemnisation, des accords d'Evian qui étaient devenus un simple chiffon de papier et puis bien naturellement la conversation s'orientait sur Marengo, Marengo, Marengo !
Le monument aux morts a été transporté dans
l'île de la Réunion.
https://de-l-amiraute-a-tipasa.skyrock.com/7.html
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