ROMAN
Je suis l’homme de la draisine, un roman qui fait revivre la tragédie de cette génération algérienne engagée dans une guerre vouée à l’échec.
Le massacre du 16 avril 58 sur les hauts plateaux, qui donc l’a commis ? Vous aussi, vous voulez savoir ! Faire la lumière sur cette histoire de train, de draisine, d’une centaine de morts.
Une hécatombe donc parmi les habitants du djebel. Tout l’art de ce roman qui rejoint les meilleures fictions qu’ait inspirées le sort des mobilisés de la guerre d’Algérie, tel Des Hommes, de Laurent Mauvignier1, tient à ce que, dès ses premiers mots, le narrateur y livre l’essentiel du drame destructeur dont le « je » du titre annonçait déjà qu’il en fut tenu pour seul coupable. Et l’on en sait à peu près tout lorsqu’il ajoute : « Le récit ? Oh, je vais parler du carnage vu autour de moi, train, draisine, gourbis, lorsque j’ai pu, bien après les explosions, faire un pas. »
ROMPRE PLUS D’UN DEMI-SIÈCLE DE SILENCE
Dès lors, « quelle importance l’exactitude toponymique ? Car entre “Villerose” et “Terre-Noyée” », point n’est besoin que les noms soient de consonance maghrébine pour que l’on sache bien de quel effroyable conflit il est ici question, où l’on « sème la mort à tout vent » pour tenter de « rétablir notre bordel ». « Toute la vie, ajoute celui qui parle ici, on m’a dit que ça servait à rien de raconter un événement somme toute banal, d’une lutte qui… Alors je l’ai bouclée ». Aussi, à rompre enfin plus d’un demi-siècle de silence, « ça fait bizarre, observe-t-il, de sentir ses souvenirs revenir par wagons entiers. Du vrac quoi », où il n’y a guère lieu de s’étonner que « le temps du souvenir se mêle à celui de l’oubli ». Alors, non, ne croyez pas, proteste le narrateur, « que par pur plaisir je rallonge ma mise au point » : tant de détours se pressent en effet dans la parole, sur ce qui conduisait aveuglément à l’hécatombe finale ou sur ce qui l’a suivie, que sa relation sans cesse différée n’apporte en dernier lieu rien de plus à ce qu’on en avait pressenti de pire. Ainsi que l’a dit Pierre-Louis Rey, le « formidable exercice d’écriture » de Bogliolo aura donc été de traduire par quels allers et retours frénétiques du discours « l’épisode tragique, au lieu d’être raconté, traverse tout le récit comme une onde de choc ».
De celui qui, sans donner son nom, poursuit ce long monologue, on saura seulement qu’il est né « sous le même ciel que Saint-Augustin », qu’il n’a pas connu son père, tué à Monte Cassino, qu’il a d’abord été apprenti dans un garage. C’est depuis cet « hosto » où un tribunal militaire a préféré l’enfermer à vie « avec les mabouls comme on dit » qu’il se confie enfin à un interlocuteur venu l’interroger, soixante ans après les faits. À l’entendre, cette « histoire à devenir zinzin » est toute partie de ce mauvais « instinct maternel [...] qui des fois s’égare et aboutit au casse-pipe ». Celui d’une « veuve de guerre » qui encourage son fils à devancer l’appel et lui dit : « Choisis le train, tu n’auras pas à crapahuter dans les djebels avec ton barda sur le dos ». Et lui qui, découvrant que le « job » c’était « transport de civils et de militaires sur la voie métrique et unique » pour « amener les compagnies d’un campement à l’autre », au lieu de « s’attendre au pire », ne s’est pris que du fou désir de former bientôt avec sa « draisine imaginée » « un seul corps, enserrés l’un dans l’autre »...
« MOI J’AI TIRÉ, J’AI TUÉ »
Mais — « ce putain de Mais, ce Mais des questions sans réponse », il apprendra qu’« un jour sur deux, ça pète ou ça déraille » et que « dix-sept draisines avaient sauté depuis le début, à la fête des Morts. Cela s’appelle mourir pour les autres ». « Histoire sans commencement ni fin » où, son tour venu, « les choses ne se passèrent pas comme prévu », et même ont « tourné, simplifions : à la cata ». Après des mois passés à « patrouiller le long des voies pour empêcher les dinamiteros de faire tranquilou leur boulot », à « transbahuter » avec des mulets « cinq tonnes d’équipement », ou dans un atelier de « rafistolage post-sabotage », l’engagé volontaire est « enfin » affecté, avec six de ses camarades, comme chouf (guetteur) d’un convoi. C’est là que « le carrosse devint citrouille » : une mine fait dérailler le wagon de passagers, une autre, sauter la draisine dont les occupants sont pris sous des tirs « comme à la fête foraine »… Et celui qui, seul, reste « piégé au milieu du merdier, le bruit des balles sur le blindage, les potes en train de refroidir, les passagers en morceaux », avec Pierrot, son ami instituteur, « mort, ses yeux écarquillés », ne le nie pas : « Personne d’autre. Moi, j’ai tiré, j’ai tué […] Une demi-heure, deux heures […] j’ai arrosé tel un somnambule (…] à envoyer des giclées dans tous les sens, sans ligne de mire ».
« Rien d’autre. Survivre », « Je tire pas, on me tue ; je tire, je tue. », expliquera-t-il tout au plus, lui pour qui « la vie n’avait qu’une seule voie : “ma” draisine, je devais la faire rouler ». Mais « certains te regardent de travers quand t’as exécuté le boulot », doit-il constater. Après « leurs cocoricos sur notre rassurante puissance de feu », les journaux « l’épinglèrent » : « Des faits accablants qu’il faut dévoiler, photo à l’appui, témoin qui raconte. » La hiérarchie s’en lave les mains en le condamnant pour « ouverture du feu sans ordres reçus ! » Et jusqu’à sa propre mère, « femme de devoir, cœur de marbre », qui, dit-il, « n’a plus voulu me voir après tout le boxon qui s’ensuivit. »
« Solitude sans issue » où s’engloutit tout le reste d’une vie et dont, à quatre-vingts ans passés, l’ancien engagé observe : « Je vis ici en retraité. Exilé – perpétuel », confessant sobrement à propos de la journée du désastre : « Je l’admets, pourquoi les buter tous ? » « Disons qu’aujourd’hui je le regrette. » Mais c’est sans rien céder de la rage qui, comme une grenade toujours dégoupillée, renvoie férocement dos à dos lâches envolées patriotardes des gradés d’alors et vaines injonctions des médecins ou infirmières à « se détacher » de sa sinistre affaire, « ces salopards de lanceurs de grenades sur les magasins » et « ces mille braillards qui aimaient accueillir les grosses légumes à la tomate », les Européens « zigouillés comme des lapins à Wahran » ou les martyrs algériens d’hier, attendant toujours leur dû dans « ce pays là-bas si grand, si riche, pour qui ? ».
UN COMBAT AUSSI MEURTRIER QUE VOUÉ À L’ÉCHEC
Le rythme effréné selon lequel le narrateur, à l’instar de son véhicule de mort, continue, « la sulfateuse en rafales », à dézinguer ceux qui l’ont « foutu là-dedans » fait si bien partager au lecteur l’horreur de son « gâchis » individuel, qu’il faut achever le récit pour que s’impose la force de la métaphore ici offerte de l’insoutenable entreprise dont celui-ci ne fut en effet qu’un épisode « somme toute banal » : « Le rythme de la draisine, me confirme l’auteur, aide à créer l’enchaînement, quelque peu absurde et fatal de toute guerre », et de celle-là en particulier. Comme si le véhicule surarmé avec sa « tourelle semi-aveugle » qui fonce, sans plus même pouvoir faire marche arrière, « la ligne métrique, unique, sans voix de secours ni à droite ni à gauche, qu’il suffisait de suivre pour le voir le terminus », en étaient la plus juste image : un État forcené engageant, aux cris de « Patrie, Empire, Liberté », toute une jeunesse dans un combat aussi monstrueusement meurtrier que voué à l’échec, pour ensuite la laisser à sa seule mauvaise conscience de dindon de la farce.
On verrait alors celle qui, après avoir poussé « son poussin chéri » vers ce qu’elle croyait lui « éviter les ampoules aux pieds », l’aura plaqué face à l’irréparable, comme figure de cette ingrate et irresponsable mère patrie, évoquée dès les premières lignes du récit, au nom de laquelle d’aucuns faisaient la morale en entonnant « Le Chant du départ » pour que d’autres qu’eux-mêmes laissent leur peau « en accomplissant leur devoir ».
Encore fallait-il, ajoute l’auteur, trouver à exprimer jusque dans la langue tout ce que cette histoire d’Algérie emporte « de morts et de disparitions — d’individus, d’un lieu, d’une époque... ». Et inventer donc une voix qui exprime le désastre d’un être qui s’y est fracassé, sans céder ni au faux parler « peuple », ni à l’idéologisme des bons sentiments ou du seul ressentiment. Dans une oralité qui, bannissant toute essentialisation, n’est de bout en bout qu’interpellation et ironie dévastatrice, Bogliolo le fait si bien dans ce premier roman publié, et d’une manière si éloignée de l’écriture raffinée qu’on lui connaît comme bibliographe et érudit, qu’il n’est pas à exclure qu’il se soit soumis à cet effet à quelque secret oulipien de l’écriture, à quelque autre « disparition » à la Georges Perec, qu’il nous dévoilera peut-être un jour.
nte enquête menée par Raphaëlle Branche2, les survivants de cette « génération algérienne » ne sortent souvent qu’à peine de décennies de silence, cette fiction sans tabous sait en dire autant que bien des témoignages vécus.
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