Après la mort de Mohamed Bendriss à Marseille, trois policiers du Raid ont été placés sous contrôle judiciaire. Cette unité d’élite, chargée de lutter contre le terrorisme, est désormais déployée, comme la BRI, pour le maintien de l’ordre. Un terrain pourtant hors de leur champ d’expertise. Enquête.
Ce sont des images qui évoquent un pays en guerre. Les énormes véhicules blindés de la BRI (Brigade de Recherche et d’Intervention) balaient les poubelles et voitures calcinées dans les rues de Nanterre (Hauts-de-Seine). Depuis le début des révoltes urbaines (qui ont suivi la mort du jeune Nahel, 17 ans, tué le 27 juin 2023 par un tir de policier lors d’un contrôle routier) cette unité d’élite de la police judiciaire, d’enquête et d’intervention, est mobilisée par l’Intérieur, tout comme le Raid (Recherche, Assistance, Intervention, Dissuasion). Deux unités dont la mission première est pourtant de « lutter contre le crime organisé, le grand banditisme et le terrorisme ».
Dans la nuit du 1er au 2 juillet 2023, à Marseille, alors qu’il circulait à scooter, Mohamed Bendriss, 27 ans, décède à la suite d’« un choc violent au niveau du thorax causé par le tir d’un projectile de type Flash-Ball », qui a entraîné un arrêt cardiaque, commentait le parquet fin juillet. Le Flash-ball est l’ancêtre du LBD, apparu dans les services de police dès 2009. A noter, l’appellation « Flash-Ball » pour « LBD » est encore largement utilisée. Selon l’avocat de la famille Bendriss, Me Arié Alimi, contacté par « l’Obs », le LBD ne serait pas forcément l’arme du crime : « Cela pourrait tout aussi être un bean bag [petit sac de toile rempli de minuscules billes de plomb, de sable ou d’acier, projeté à grande vitesse par un fusil à pompe, NDLR]. » Le 10 août 2023, trois policiers du Raid ont été mis en examen pour « violences avec arme ayant entraîné la mort sans intention de la donner », puis placés sous contrôle judiciaire
La veille du décès de Mohamed Bendriss, le 30 juin 2023, son cousin, Abdelkarim Y., 22 ans, perdait l’usage d’un œil, probablement touché lui aussi par un tir de LBD et, là encore, tiré par des policiers du Raid. Le parquet a ouvert une enquête préliminaire du chef de « violences volontaires en réunion ayant entraîné une mutilation par personne dépositaire de l’autorité publique et avec arme ». Pourquoi le Raid est-il dans les rues avec un tel armement ?
Des armes de guerre pour maintenir l’ordre ?
Selon l’article 2 de l’arrêté du 5 janvier 2011, « le Raid peut intervenir à l’occasion de troubles graves à l’ordre public nécessitant l’utilisation de techniques et de moyens spécifiques [leur équipement et munitions, NDLR]. » Contacté par « l’Obs », le capitaine de police Romain Bourron, porte-parole de la DGPN (Direction générale de la Police nationale), répond que les récentes mobilisations du Raid et de la BRI « ne s’inscrivent pas dans un contexte de maintien de l’ordre mais de rétablissement de l’ordre lors d’une situation insurrectionnelle » qui, selon lui, justifie l’intervention du Raid.
Pour Me Arié Alimi, le déploiement de ces unités spéciales dans un contexte de maintien de l’ordre est une « très grave erreur politique » :
« Ce sont des policiers d’élite dont la compétence est d’intervenir dans des actions terroristes et des prises d’otage hautement périlleuses. Leur objectif est donc de neutraliser, ils n’ont pas la compétence du maintien de l’ordre. Les envoyer sur le terrain dans ce contexte les ont conduits à des interventions non adaptées et à commettre des crimes. »
Et de poursuivre : « Leur intervention a surtout une fonction de communication politique illustrant que l’Etat montre les muscles vis-à-vis des émeutiers. »
Et cette décision de faire intervenir le Raid dans un contexte de maintien de l’ordre n’est pas sans conséquences quand on connaît l’armement dont l’unité est dotée. En plus des armes « non létales », ou de force intermédiaire (grenades lacrymogènes, assourdissantes, de désencerclement, instantanées et leurs lanceurs, ainsi que LBD 40 et projectiles non métalliques tirés par les lanceurs de grenade), dont l’utilisation est autorisée par le CSI (Code de la Sécurité intérieure) pour le maintien de l’ordre, le Raid dispose de son propre équipement « létal », confirme Romain Bourron. C’est-à-dire fusils à pompe, fusils d’assaut, armes de poing (Glock 17 et Glock 26), etc., « afin de pouvoir se défendre, comme tout policier sur le terrain qui a en permanence une arme sur lui », précise le capitaine de police.
« L’utilisation des armes est très peu codifiée car elle dépend de l’interprétation subjective de l’agent », s’inquiète Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS et auteur de « la Nation inachevée. La jeunesse face à l’école et la police » (Grasset). L’ancien enseignant de l’Ecole supérieure de la Police nationale souligne les dérives de la loi de 2017 et plus précisément l’article L. 435-1 du CSI qui permet aux policiers d’ouvrir le feu dans quatre situations, en plus de la légitime défense : après sommations, s’ils ne peuvent se défendre ou se protéger des tiers autrement ; pour empêcher la réitération d’un meurtre ou d’une tentative de meurtre ; s’ils doivent neutraliser un individu qui cherche à leur échapper et risque de s’en prendre à des tiers ; lorsque le refus d’obtempérer d’un automobiliste menace physiquement les policiers.
Un tir de LBD peut tuer
Mohamed Bendriss était-il dans l’une de ces situations ? Dans un communiqué de presse diffusé le 10 août 2023, la procureure de Marseille a indiqué que la victime avait tenté de commettre un vol dans un contexte de « pillage généralisé des magasins du centre-ville ». Me Arié Alimi a dénoncé ces propos, visant, selon lui, « à vouloir protéger les policiers et à salir une victime qui est morte du fait de ces policiers ». Pour la famille de Mohamed Bendriss et son avocat, le défunt n’a jamais participé aux émeutes. Ils ont annoncé, dans la foulée, vouloir porter plainte contre la procureure et demandent que le chef d’accusation contre les policiers du Raid soit requalifié en « homicide volontaire ».
Car le LBD, présenté comme une arme « non létale », peut tuer. Les munitions du LBD (balles en caoutchouc, en mousse, assourdissantes, lacrymogènes ou fumigènes) sont classées comme des armes de catégorie A2, soit comme « matériel de guerre », les balles atteignant les 350 km/h. C’est ce que recense le journaliste Maxime Sirvins (« Politis »), sur son site maintiendelordre.fr, qui fait état des réglementations liées aux armes portées par les différentes forces de l’ordre.
Mohamed Bendriss est le deuxième décès par suite d’un tir de LBD. En 2017, lors d’une intervention dans un foyer de travailleurs étrangers, à Marseille, Mustapha Ziani, 43 ans, est touché lui aussi au thorax. Une zone du corps autorisée à être ciblée. Une instruction relative à l’emploi du LBD, datant du 2 septembre 2014 et publiée par le ministère de l’Intérieur, indique que « le tireur vise de façon privilégiée le torse ainsi que les membres supérieurs et inférieurs, la tête n’est pas visée ». Sur son site, Maxime Sirvins démontre qu’un tir de LBD dans la zone du tronc, entre autres, est « potentiellement mortel et [engendre] un risque traumatique élevé ». De plus, la distance de tir recommandée doit être entre 10 et 50 mètres pour s’assurer qu’il ne soit pas mortel.
Dans la nuit du 1er au 2 juillet 2023, le jeune Hedi a reçu un tir policier de LBD dans la tête qui a mené à l’amputation d’une partie de son crâne. Le membre de la BAC mis en examen pour « violences en réunion par personne dépositaire de l’autorité publique » aurait tiré à moins de 3 mètres du jeune homme.
Une formation non adaptée à la réalité du terrain
Concernant l’affaire Mohamed Bendriss, « On est en train de vérifier d’un point de vue juridique si les policiers du Raid sont habilités à se servir du LBD 40 ou autorisés à lancer du bean bag dans un contexte de maintien de l’ordre », explique l’avocat Arié Alimi.
Pour Romain Bourron, interrogé par « l’Obs » :
« Le LBD 40 est une arme qui fait partie de celles en dotation au Raid. Ils sont habilités de la même manière que les autres policiers car ils sont eux-mêmes policiers. »
Pour être habilités à porter un LBD, ces derniers doivent suivre une formation d’une journée qu’ils renouvellent tous les deux ans. En 2010, un « Spécial investigation » diffusé sur Canal + (« Attention, Flash-Ball ! », d’Alexis Veller) a filmé une séance, censée se rapprocher le plus des conditions réelles d’un maintien de l’ordre. Mais les policiers s’entraînent dans une salle éclairée, calme, et tirent sur une cible en carton, statique. Dans ce reportage, l’un d’eux vise la tête de la cible, zone pourtant proscrite. Le formateur réplique : « L’agent a atteint la cible, c’est le plus important. Il a touché la bonne personne. » Le tireur repart avec son habilitation.
Mais dans la vraie vie, « les gens bougent et vite, les agents voient mal, il y a du stress en jeu, ils ne peuvent pas évaluer les bonnes distances », précise à « l’Obs » Paul Rocher, économiste et auteur de « Gazer, mutiler, soumettre. Politique de l’arme non létale » (La fabrique éditions). Pour lui, la bonne formation à ces armes n’existe pas encore. Tout au long de la mobilisation des « gilets jaunes », selon le ministère de l’Intérieur, les forces de l’ordre ont tiré environ 480 fois plus sur des manifestants qu’en 2009. Il y a eu 19 071 tirs de LBD sur des civils. D’après le décompte du journaliste David Dufresne, 353 d’entre eux ont été blessés à la tête, dont 30 éborgnés.
Paul Rocher tire le signal d’alarme. Classer une arme comme non létale pousse les forces de l’ordre à en abuser :
« En suggérant que les armes ne sont pas dangereuses, on encourage les tireurs à y recourir davantage et plus facilement. On incite le policier à utiliser son arme plutôt que de chercher à résoudre des situations conflictuelles par d’autres moyens. Tout cela conduit à une brutalisation du maintien de l’ordre. »
Et de poursuivre : « On peut discuter des zones de tir autorisées mais étant donné que le tireur n’a jamais la certitude de les atteindre, c’est une réglementation inapplicable, et donc, inutile. »
Aimène, touché à la tête par un beanbag
Le 30 juin 2023, à Mont-Saint-Martin (Meurthe-en-Moselle), Aimène Bahou, 25 ans, « reçoit un projectile du Raid, un bean bag sur la tempe », alors qu’il se déplaçait en voiture, vitre ouverte, « pour aller se ravitailler à la pompe à essence », a assuré à l’AFP un membre de sa famille. Il passera près d’un mois dans le coma. Le policier du Raid mis en cause a reconnu le tir et a affirmé avoir visé « un véhicule de couleur claire » avec à son bord des « individus cagoulés », dont l’un des occupants s’apprêtait à allumer un mortier. Mais cette description ne correspond pas à la voiture d’Aimène Bahou. Plus tôt dans la journée, le vidéaste indépendant Adrien Arbl, alors qu’il faisait son travail d’informer, a été visé par un policier du Raid par un tir de bean bag reçu près de l’appareil génital.
Pendant la crise des « gilets jaunes », alors que le Raid avait également été déployé, l’utilisation des bean bags était déjà dénoncée. Selon une information du « Monde », le directeur général de la police nationale de 2019, Eric Morvan, avait déclaré à cette époque que le bean bag n’était « pas une arme utilisable en ordre public ».
La SFMU (Société française de Médecine d’urgence), écrivait quant à elle, en 2013 : « Le bean bag présente un potentiel létal non négligeable à moins de 3 mètres. A une distance supérieure ou égale à 7 mètres, le bean bag peut être responsable de lésions sévères voire mortelles. La région visée devrait être une zone corporelle souple telle que l’abdomen. »
Le capitaine Romain Bourron, lui, assure pourtant que les munitions bean bags font partie des armes « non létales » et de force intermédiaire dont peuvent se servir les forces spéciales BRI et Raid, à condition de respecter les « principes d’absolue nécessité et de stricte proportionnalité ». Mais selon le CSI cité plus haut, en vertu de l’article D211-19, les « projectiles non métalliques tirés par les lanceurs de grenade » sont « susceptibles d’être utilisés [soit autorisés, NDLR] par les représentants de la force publique pour le maintien de l’ordre public ». Seulement, les bean bags peuvent contenir des billes de plomb, de sable et d’acier ; un alliage métallique.
Un surarmement de la police française
Paul Rocher affirme que l’armement non létal de la police et de la gendarmerie a augmenté de 70 %, entre 2012 et 2017 : « Le nombre d’armes [de force intermédiaire, NDLR] a presque doublé (de 13 000 à plus de 23 000), et encore c’est une sous-estimation, poursuit-il. L’augmentation des armes va de pair avec l’explosion générale des dépenses pour la police, qui ont augmenté de 35 %, contrairement au reste du service public. On est dans une surenchère policière. » Des chiffres confirmés par la Cour des Comptes. Pour l’économiste, « il faut s’interroger sur l’institution policière et sur la manière dont la police voit la population : au mieux, ils s’en méfient, au pire, ils la regardent avec hostilité. Si les gouvernements augmentent les budgets et les effectifs de la police, gonflent l’institution, qui entretient des rapports conflictuels avec la population, ça débouche sur la crise. »
Malgré les rappels à l’ordre et critiques de l’ONU, du conseil de l’Europe, du défenseur des droits et autres associations humanitaires sur l’usage du LBD, « les agents syndiqués pèsent trop lourd pour que le ministre de l’Intérieur interdise l’utilisation de ces armes », estime Sebastian Roché. Gérald Darmanin a, selon lui, « fait tout son mandat sur sa capacité à dialoguer avec la police, à la choyer, mais a perdu l’autorité qui permet de réformer le fonctionnement et l’utilisation des armes ».
Modifier les procédures, déclarer un moratoire sur l’usage du LBD, réviser la loi de 2017 et le cadre légal de l’emploi des armes, « provoquerait une énorme tension avec la police et des chantiers politiques difficiles », conclut le chercheur. Paul Rocher, lui, estime que l’Intérieur ne va pas chercher à mettre la police au pas mais, au contraire, à la renforcer :
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