Avec la série « Racines », les Etats-Unis face à la réalité de l’esclavage
« Les séries qui ont changé notre regard » (2/6). Début 1977, le réseau ABC redoutait l’insuccès. Réunissant plus de 100 millions de téléspectateurs, la saga d’une famille africaine, de la déportation depuis la Gambie aux plantations du Sud esclavagiste, fut un triomphe.
Par Thomas Sotinel
Publié aujourd’hui à 16h00https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2023/08/22/avec-la-serie-racines-les-etats-unis-face-a-la-realite-de-l-esclavage_6186201_3451060.html.
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Avec la série « Racines », les Etats-Unis face à la réalité de l’esclavage
« Les séries qui ont changé notre regard » (2/6). Début 1977, le réseau ABC redoutait l’insuccès. Réunissant plus de 100 millions de téléspectateurs, la saga d’une famille africaine, de la déportation depuis la Gambie aux plantations du Sud esclavagiste, fut un triomphe.
Cicely Tyson (à gauche) et Maya Angelou dans la série « Racines » (1977). ABC PHOTO ARCHIVES/DISNEY/GETTY IMAGES
Le 30 janvier 1977, il se trouva 100 millions d’Américains pour regarder le final de Racines. Le record d’audience établi l’année précédente par la programmation en prime time d’Autant en emporte le vent (1939) était battu. La série avait été diffusée huit jours d’affilée par le réseau ABC, qui redoutait l’insuccès et avait préféré concentrer d’éventuels mauvais chiffres sur une seule semaine.
A la décharge des dirigeants du groupe audiovisuel, on peut faire valoir le risque qu’ils prirent de se lancer dans une entreprise inédite dans l’industrie de la télévision. Adaptée du récit de l’écrivain Alex Haley Roots, la saga d’une famille africaine, qui planait en tête des ventes de livres depuis sa sortie en août 1976, Racines proposait pour la première fois à une heure de grande écoute une série dramatique dont les personnages principaux étaient tous noirs, déroulant l’histoire d’une famille – celle d’Alex Haley –, de la déportation d’un ancêtre, Kunta Kinte, de son village de Gambie vers le Sud esclavagiste, juste avant l’indépendance des Etats-Unis, jusqu’à la Reconstruction, l’époque qui suivit la guerre de Sécession.
Avant cela, l’industrie du spectacle américaine s’était gardée de mettre en scène l’esclavage autrement qu’à travers le regard des Blancs. Le révisionnisme qui faisait de l’économie de plantation sudiste un système paternaliste et protecteur restait la représentation dominante.
La coalition qui la fit voler en éclats n’était pas celle qu’on aurait pu attendre. Alex Haley – le seul Afro-Américain des promoteurs de l’entreprise – avait beau avoir coécrit L’Autobiographie de Malcolm X (1965), il votait républicain. Le producteur, David Wolper, était jusqu’alors connu pour des documentaires à succès destinés au petit écran et une poignée de longs-métrages commerciaux. Quant à ABC, le réseau s’était hissé à la première place des audiences grâce à des succès familiaux tels Happy Days ou The Brady Bunch.
« Une entreprise risquée »
C’est ce trio pourtant qui a rappelé aux Etats-Unis leur péché originel, à travers l’histoire de Kunta Kinte, adolescent mandingue capturé par des marchands d’esclaves, et celle de ses descendants. Ce sont eux les héros de la série, qui, de génération en génération, tentent de sauvegarder leur héritage que les planteurs veulent effacer, de préserver des familles disloquées par le commerce des êtres humains, de construire une nouvelle identité à travers les sévices et les privations.
Comme l’écrit le New York Times au printemps 1976, à l’occasion d’un reportage sur le tournage de la série, en Géorgie : « Racines est une entreprise risquée, artistiquement et commercialement (…). La possibilité existe que la description exhaustive et exacte de l’esclavage se révèle répugnante pour les téléspectateurs. »
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Pourtant, dès le premier soir, Racines rencontre le succès. Cela tient à la fortune du livre. Alex Haley a mis douze ans à le rédiger, de la signature du contrat avec l’éditeur Doubleday à la parution. Se fondant sur des indices plutôt maigres (Haley se trouvera bientôt entraîné dans une controverse sur la valeur historique et généalogique de son travail, qui tournera à son désavantage), l’écrivain s’est convaincu qu’il descendait d’un clan mandingue de Juffureh, village sur l’embouchure du fleuve Gambie, et que son ancêtre, Kunta Kinte, avait été vendu en 1750 à Annapolis (Maryland), afin de servir dans une plantation de Virginie. Pour financer son travail (l’avance de Doubleday est depuis longtemps épuisée), il donne des centaines de conférences à travers les Etats-Unis, réunissant des centaines de milliers d’auditeurs qui seront autant de prosélytes de Racines.
A l’écran, l’hybride d’histoire et d’invention d’Alex Haley devient pure fiction. Les scénaristes, tous blancs, ont décidé avec David Wolper d’élaguer l’œuvre de son élément autobiographique, tout en donnant aux personnages d’origine européenne une importance qu’ils n’ont pas dans le livre. Ce qui permet d’embaucher des vedettes du petit écran. Ed Asner (Lou Grant) sera le capitaine du navire et sa performance de puritain taraudé par sa conscience lui vaudra un Emmy Award, contrairement à ses collègues noirs ; Chuck Connors (L’Homme à la carabine), le petit planteur auquel Kunta Kinte est revendu.
Le Who’s Who du cinéma noir américain
Les acteurs noirs sont forcément moins connus. A l’exception de Sidney Poitier, Hollywood ne compte alors pas de vedette afro-américaine. Mais on peut voir en Racines un Who’s Who du cinéma noir américain, de la blaxploitation (Richard Roundtree, l’interprète de Shaft, tient un petit rôle) au cinéma d’auteur. Cicely Tyson, nommée à l’Oscar de la meilleure actrice en 1973, joue la mère de Kunta Kinte, personnage qui échoit à un inconnu, le jeune LeVar Burton.
LeVar Burton (à gauche), qui incarne Kunta Kinte, le jeune Mandingue déporté de Gambie, et Thalmus Rasulala dans la série « Racines » (1977). ABC PHOTO ARCHIVES/DISNEY/GETTY IMAGES
Dans Making Roots. A Nation Captivated (ASU Press, 2016, non traduit), l’universitaire et écrivain Matthew Delmont rapporte qu’ABC trouvait le jeune homme « trop africain (…) et que ses lèvres étaient trop grosses ». Le producteur Wolper passa outre, s’appuyant sur le fait que le premier épisode de la série, situé en Gambie (mais tourné en Géorgie), devait mettre en valeur la richesse et la complexité de la société et de la culture auxquelles Kunta Kinte était arraché.
Dans le concert de louanges qui accueille la diffusion de Racines, quelques voix dissidentes se firent entendre, comme celle de Ronald Reagan. Cité par le Washington Post, le futur président estima que « le parti pris qui consiste à ce que les bons soient tous d’une couleur et les méchants d’une autre est plutôt destructeur ».
Ce couac est en fait le « la » d’un concert à venir, le programme de la réaction qui se construit face aux avancées du mouvement pour les droits civiques. Le succès de Racines ne profitera pas aux acteurs, qui retourneront à la semi-obscurité à laquelle les condamne le système hollywoodien. Il faudra attendre le siècle suivant pour que le quotidien et l’histoire des Afro-Américains soient vus autrement dans les séries qu’à travers le prisme de la comédie.
Pourtant, les racines ont continué de ramper, à l’abri de la lumière, pour resurgir triomphalement. En 2015, le rappeur Kendrick Lamar enregistre King Kunta. En 2020, Barry Jenkins réalise la série The Underground Railroad, autre adaptation d’une fiction sur l’esclavage, qui sera cette fois une expérience entièrement afro-américaine. Et un chef-d’œuvre.
Par Thomas Sotinel
Publié aujourd’hui à 16h00https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2023/08/22/avec-la-serie-racines-les-etats-unis-face-a-la-realite-de-l-esclavage_6186201_3451060.html.
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