Depuis cinquante ans, la France s’inquiète de la survenue d’émeutes urbaines en oubliant l’origine des violences : la mort d’un jeune homme au nom d’origine arabe ou africaine, confronté à la police, observe, dans sa chronique, Philippe Bernard, éditorialiste au « Monde ».
Nahel M. (Nanterre, 2023), Zyed Benna et Bouna Traoré (Clichy-sous-Bois, 2005), Youssef Khaïf (Mantes-la-Jolie, 1991), Malik Oussekine (Paris, 1986), Lahouari Ben Mohamed (Marseille, 1980), Mohamed Diab (Versailles, 1972)… Cela fait au moins cinq décennies que la France tressaille régulièrement après des violences consécutives à la mort d’un jeune homme au nom d’origine arabe ou africaine, confronté à la police. « Rengainez, on arrive ! » était l’un des slogans, adressé pacifiquement aux policiers, de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, il y a bientôt quarante ans. Qui se souvient que l’idée de cette Marche des beurs est née en réponse à des « bavures » policières visant des fils d’immigrés ?
Un garçon circulant à pied, à scooter ou en voiture tente d’échapper à un contrôle de police et est tué. Des parents en pleurs, des quartiers en flammes, des amis qui décrivent la victime sous les traits d’un ange, des fuites orchestrées qui rendent publics ses éventuels antécédents policiers, des débats sur la politique de la ville et l’immigration, sur les parents dépassés et les allocations familiales, sur les méthodes des forces de l’ordre et l’insécurité, puis des policiers mis hors de cause, des retombées électorales : la montée, depuis les années 1980, du Front national (FN) puis du Rassemblement national (RN), l’élection à la présidence de la République de Nicolas Sarkozy moins de deux ans après les émeutes de 2005… Le scénario rythme depuis plus d’un demi-siècle l’histoire sociale de la France.
La plupart du temps, les nuits d’émeutes et le vacillement politique sont seuls restés gravés dans les mémoires, éclipsant le drame initial entre jeune et policier, a fortiori la conclusion de l’enquête et le sort réservé au fonctionnaire. Sauf peut-être dans le cas emblématique de la mort de Malik Oussekine, dont le scénario a été transmis par une série télé et un film, ou celui de Zyed et Bouna, entretenu depuis lors par une mobilisation.
Injustice flagrante
Cette fois encore, après la mort de Nahel M., l’ampleur des violences, le choc des pillages et les agressions injustifiables contre des élus et des bâtiments publics risquent de reléguer au second plan le fait générateur de cette traînée de poudre : l’homicide volontaire – chef de mise en examen du policier retenu par la justice – d’un adolescent. Exceptionnel, le placement en détention de l’auteur du coup de feu confirme cependant le scénario sans précédent de Nanterre : une « bavure » mortelle filmée en vidéo.
Le séisme qui a suivi soulève bien des questions sur notre incapacité à casser les ghettos, à tenir les promesses républicaines d’égalité des chances et d’une citoyenneté indépendante des origines, à assumer l’immigration. Mais il ne faudrait surtout pas oublier l’injustice flagrante qui a tout déclenché : la mort par balle d’un garçon de 17 ans.
Cela ne revient ni à chercher des excuses aux pilleurs qui en ont pris prétexte, ni à tout réduire à une cause unique. Mais, alors que la droite, engagée dans une effarante course-poursuite avec l’extrême droite, tente d’avancer une grille ethnique, hurlant au « chaos migratoire », à la « guerre raciale » menée par des « Français de papiers », alors que des syndicats de policiers dénoncent les « nuisibles » – une haine qui répond à celle des jeunes et l’alimente –, il est significatif que la question des origines des émeutiers, brandie comme cruciale, soit celle que la police française refuse de prendre en compte lorsqu’elle est dénoncée comme discriminatoire.
çus comme noirs ou arabes », a tranché l’ex-Défenseur des droits Jacques Toubon en 2017, ont « une probabilité vingt fois plus élevée que les autres d’être contrôlés ». Et les manières humiliantes des représentants de l’ordre font partie du mauvais folklore national. Pourtant, ces réalités reconnues et combattues par la plupart des polices européennes relèvent en France du non-dit.
Le poids des préjugés
« L’égalité des citoyens devant la police n’est pas centrale dans la formation des policiers, témoigne le politologue Sebastian Roché. La discrimination n’existe pas en tant que pratique de police. Sur ce sujet, l’institution ne dispose d’aucun dispositif de connaissance et de réponse. Le lien entre les inégalités de traitement et les troubles ne sont pas considérés. Pour les policiers, le problème vient toujours des autres : de la justice qui fait mal son travail, de la population ensauvagée et des journalistes qui “ne [les] aiment pas” ».
Au Royaume-Uni domine le concept de policing by consent, basé sur l’idée que les policiers sont des citoyens en uniforme amenés à rendre des comptes. Les débats publics sur les « biais raciaux » y sont courants. On en est loin dans la police française, institution sans contrôle démocratique, où la formation néglige les relations avec la population et le poids des préjugés raciaux.
Les « bavures » policières constatées pendant la crise des « gilets jaunes », la difficulté de l’institution à prendre en compte les violences faites aux femmes le montrent : le contentieux entre la population et la police ne se réduit pas à sa dimension « raciale ». Ni l’invocation d’un racisme « systémique », qui, pertinente mais globalisante, clôt d’emblée tout débat avec les policiers, ni la seule dénonciation des attitudes « postcoloniales », qui tend à enfermer les jeunes émeutiers dans une identité victimaire et une histoire qu’ils ignorent, ne peut suffire à embrasser toutes les dimensions d’un indispensable aggiornamento policier.
Le Beauvau de la sécurité, qui a débouché début 2023 sur une loi de programmation de 15 milliards d’euros sur cinq ans, n’a rien changé aux relations entre police et population, qui figuraient pourtant à son ordre du jour. Que faut-il de plus que la bavure « inexcusable » de Nanterre et les immenses dégâts de tous ordres qu’elle a occasionnés pour réparer cet « oubli » et faire cesser la litanie des jeunes morts pour rien ?
Publié aujourd’hui à 06h01
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