ANDI ARAI POUR M LE MAGAZINE DU MOND
Des femmes présentes sur le camp de ce qui fut, en mars 1954, la plus grande défaite française de la guerre d’Indochine, l’histoire officielle n’a retenu que l’infirmière Geneviève de Galard. Malgré leur bravoure et leur dévouement, d’autres recrues ont été occultées : les prostituées des bordels militaires. Des fantômes qui hantent les récits des vétérans.
Ce jour de septembre 2022, Alejandro Donoso Crespo dévidait la pelote serrée d’une vie de baroudeur. Il avait été long et tourmenté, le chemin qui l’avait mené depuis Cuenca, en Equateur, où il était né en 1927, jusqu’à cette chambre médicalisée d’un Ehpad de Libourne, en Gironde, où il finissait ses jours. A cette dernière station, il disait ouvertement s’ennuyer d’une existence devenue insignifiante. Aux murs, des tableaux explosaient de couleurs. Il les avait peints à la fin de sa vie, renouant sur le tard, après mille aventures, après mille périls, avec la fibre artistique de Lola, sa mère, disparue quand il était encore jeune. Mais même ses pinceaux avaient fini par le lasser. « Ici, on me maintient vivant avec des médicaments », constatait-il. La mort ne lui faisait pas peur. Il l’avait tant de fois côtoyée, il lui avait tant de fois glissé entre les doigts quand il était dans la Légion étrangère et se battait pour les causes perdues de l’empire français. La Camarde l’avait frôlé de près, en 1954, en Indochine, à Diên Biên Phu… Il lui avait fait la nique, cette fois encore. Fatigué de tout, iI l’a laissée cette fois le prendre, sans résister. Il s’est éteint le 12 février 2023.
A Libourne, les soignantes circulaient dans les couloirs, passaient une tête complice, encaissaient en souriant les remarques joyeuses et parfois trop lestes de ce monsieur de 95 ans. « Mes rayons de soleil », disait-il en parlant des infirmières. Elles lui en rappelaient une autre qui, à l’autre bout de sa vie, il y a près de soixante-dix ans, lui était apparue « comme une madone », non pas vêtue de blanc et chaussée de Crocs comme aujourd’hui, mais flottant dans une tenue de parachutiste trop grande pour elle et traînant de lourdes Pataugas aux pieds. C’était à Diên Biên Phu, cette cuvette longue de 20 kilomètres et large de 8 km, qui fut le premier tombeau de l’empire colonial. La femme s’appelait Geneviève de Galard.
Le 17 avril 1954, frappé par l’explosion d’un obus du Vietminh, l’organisation nationaliste et communiste qui encerclait l’armée française et menait l’offensive depuis le 13 mars, le légionnaire avait été tout à la fois aveuglé et assommé par le souffle. Ses camarades lui avaient bandé les yeux et l’avaient transporté sous la mitraille des assaillants vers l’hôpital de campagne, situé près du centre du camp retranché.
Il s’était réveillé dans un abri sombre, allongé sur une toile de parachute posée à même le sol bouillasseux : les lits de camp et même les brancards manquaient, tant il y avait de blessés. Une main délicate avait alors défait le bandage et lui avait glissé des gouttes sur les pupilles. La vue lui était doucement revenue et il avait découvert le visage trouble mais radieux, le sourire christique de cette bonne fée.
Dévouée aux soldats
A 29 ans, Geneviève de Galard faisait la navette entre Diên Biên Phu et Hanoï. La convoyeuse de l’air accompagnait vers l’arrière les blessés, transportés à bord de Dakota sanitaires. Les atterrissages se faisaient chaque fois plus périlleux. Le 28 mars, un moteur de son avion avait été endommagé. Placée désormais sous le feu direct des artilleurs du général vietnamien Giáp, la piste était devenue impraticable. Impossible de décoller ni d’atterrir. Geneviève de Galard était bloquée.
La jeune femme s’était alors montrée héroïque, soignant les blessés jusqu’à l’épuisement, allant leur prodiguer de l’aide dans les tranchées les plus avancées jusqu’à la reddition du camp, le 7 mai 1954. Cette attitude exemplaire lui a valu de recevoir la Légion d’honneur, le 28 avril, au cœur des combats. « Restera pour les combattants de Diên Biên Phu la plus pure incarnation des vertus héroïques de l’infirmière française », précise la surannée mention.
A ce moment, la situation est déjà désespérée. Les fortifications de la cuvette, toutes dotées de manière obsessionnelle d’un prénom féminin – Eliane, Béatrice, Dominique, Huguette, Gabrielle, Isabelle, Claudine… –, tombent les unes après les autres. Il convient d’habiller dignement la déroute en cours, de l’enjoliver de noblesse et d’humanité. Quoi de mieux qu’une moderne Jeanne d’Arc ?
Une légende naît, celle de Geneviève de Galard, vestale au milieu du chaos, dont l’indéniable courage servira de paravent pour cacher la non moins indéniable défaite militaire. Elle fait la « une » de la presse française et internationale, notamment de Paris Match, le 1er juin 1954, prise en photo à sa descente d’avion dans sa tenue martiale.
« Elle avait le geste qu’il fallait, la précision, les mots qu’on attendait avec sa pure et fraîche voix de jeune fille », décrira le médecin commandant Paul-Henri Grauwin dans J’étais médecin à Diên Biên Phu (Editions France-Empire, 1954). Le témoin raconte comment son tenace dévouement en imposait aux infirmiers rétifs et à ce monde que Grauwin présente comme exclusivement masculin. « J’étais un peu la mère, un peu la sœur, un peu l’amie », se définira l’infirmière dans une autobiographie tardive (Une femme à Diên Biên Phu, Les Arènes, 2003).
Baptême du feu
L’infirmière est entrée dans l’histoire comme « l’ange de Diên Biên Phu ». Alejandro Donoso Crespo n’avait rien à opposer à cette imagerie pieuse. En revanche, ce qui le faisait bondir, c’est que Geneviève de Galard se présente et soit considérée comme la seule femme de Diên Biên Phu. Là, sa colère tonnait comme naguère le canon. « C’est un mensonge. Il y avait d’autres femmes. Il y avait des putes. Elles étaient une vingtaine. Elles aussi ont été braves. Elles se sont occupées des blessés. Mais elles n’ont pas eu la Légion d’honneur, elles. Elles n’ont pas eu le droit de rentrer dans l’histoire. On les a bien oubliées, va. »
On lui fait remarquer que l’armée n’a jamais officiellement reconnu l’existence de ces prostituées sur le champ de bataille. Son rire se fait aigre. « C’était dix piastres », lâche-t-il crûment. Argument massue : l’ancien soldat se souvient du tarif de la passe, en monnaie locale. « On les a oubliées, ces femmes. » Il insiste, Alejandro Donoso, ex-matricule 84687 du premier bataillon étranger de parachutistes (BEP). Lui se souvient bien de celles qu’on appelait hypocritement « femmes de réconfort ». Face à ce déni, à cette injustice qui perdure, il conclut d’une insulte qui fuse dans sa langue natale : « ¡Joder! » (« putain ! »).
Alejandro Donoso Crespo part en Indochine en 1953. Après une vie de patachon semée de noms de villes et de noms de maîtresses, l’homme, qui en est réduit à vivre sous les ponts de Paris, signe en 1951 à la caserne de Vincennes un contrat de cinq ans à la Légion. Un bateau pour Saïgon (aujourd’hui Hô Chi Minh-Ville), un autre pour Haïphong, au milieu d’un troupeau de vaches, puis un train poussif pour Hanoï, où le wagon du soldat essuie une première rafale de mitrailleuse, salut des indépendantistes du Vietminh. « Mon baptême du feu. » L’accueil de l’officier français à son arrivée n’est guère plus amical : « Vous êtes des ordures. Je veux vous voir crever. Rompez vos rangs ! » Promesse tenue. L’armée fait tout pour les faire crever, les légionnaires, en les envoyant au casse-pipe : Quy Nhon, An Khê, Kon Tum, Buôn Ma Thuôt, Nha Trang, autant de batailles à dix contre un, de copains qui tombent…
Indochinoises et Maghrébines
Entre les coups durs, il y a le repos du guerrier. L’Indochine marque l’apogée de ce qu’on a appelé les « bordels militaires de campagne » ou « BMC ». La loi Marthe Richard, du nom d’une ancienne prostituée et femme politique, interdit en France, depuis avril 1946, les « maisons closes » ou, plus hypocritement, « maisons de tolérance ».
Ce qui n’empêche pas l’armée française de continuer à en entretenir très officiellement, invoquant le besoin de protéger les soldats des maladies vénériennes et les honnêtes femmes de leurs instincts primaires. Bernard Sartori, un de ces historiens autodidactes passionnés par les conflits militaires, a compilé des tonnes de documents qui attestent de la vie quotidienne et de l’organisation très réglée de ces bordels qui avaient, de fait si ce n’est de droit, des « délégations de service public ». L’armée fait frapper des jetons estampillés « BMC », distribués aux soldats en même temps que les préservatifs ou les pommades antiseptiques.
Christian Benoît, un lieutenant-colonel devenu historien, a, lui, écrit un livre sur le sujet (Le Soldat et la putain, Editions Pierre de Taillac, 2013). L’ancien saint-cyrien a épluché les archives militaires et retrouvé les fiches de ces pensionnaires, assorties de photos. Elles ont été établies par la sécurité militaire qui surveillait ces femmes, plus par crainte de l’espionnage que des MST. « En 1952, 5 029 prostituées étaient ainsi répertoriées en Indochine, explique Christian Benoît. On retrouve même des contrats passés via un avocat entre des unités et des proxénètes locaux… » A Saïgon, dans le quartier chaud de Cholon, une de ces maisons closes, surnommée avec délicatesse « le Parc à buffles », réunissait plusieurs centaines de pensionnaires dans des conditions particulièrement dégradantes.
Les prostituées sont « des femmes pauvres, exploitées, des victimes », résume Christian Benoît. Elles débarquent souvent des campagnes. Elles sont Indochinoises mais aussi Maghrébines, accompagnant les régiments de tirailleurs algériens ou de goumiers marocains.
Dans un très beau documentaire resté confidentiel, datant de 2008 et intitulé J’ai tant aimé, la réalisatrice Dalila Ennadre évoque ainsi la grâce touchante de Fadma, une de ces femmes recrutées en 1952 dans l’arrière-pays marocain pour suivre et «servir » les troupes « indigènes » en Indochine pendant une année. Face caméra, entre deux éclats de rire, Fadma raconte sans amertume ce qu’elle a vécu, mais en veut à la France de l’avoir bien oubliée ensuite. Qu’on ne s’y trompe pas : « Ça reste la femme objet, la femme de divertissement, rappelle Laure Monin-Cournil, professeure d’histoire au Pays basque et autrice d’une thèse sur Diên Biên Phu soutenue à la Sorbonne. Il ne faut pas oublier que nous sommes dans un contexte colonial, marqué par un total mépris des populations locales. »
A côté de ces femmes dûment encartées, il existe aussi les congaïs, ces concubines qui se mettent en ménage temporaire avec des militaires. Quand les soldats repartent, ils les confient à ceux qui arrivent. Alejandro Donoso Crespo vit ainsi avec Gia Ngoc Vân, une femme dont il aura un enfant, appelé Alex. Chassé d’Indochine après la défaite de Diên Biên Phu et plusieurs mois de captivité, le soldat ne retrouvera leur trace que vingt ans après la guerre, quand les relations entre la France et le Vietnam se régulariseront. Alejandro et Gia avaient refait leur vie, s’étaient mariés, chacun de son côté. Alex, lui, était devenu officier de l’armée vietnamienne.
Faisceau de témoignages
Dans ce contexte, la présence d’un BMC à Diên Biên Phu ne paraît pas saugrenue. Même si les tenants du discours officiel s’obstinent toujours à hurler à la légende. Jean-Marc Binot, journaliste indépendant et historien, se souvient de ce gradé qui lui avait raccroché au nez en l’accusant de vouloir dénigrer l’armée. Dans son livre Le Repos des guerriers. Les bordels militaires de campagne pendant la guerre d’Indochine (Fayard, 2014), il constate l’impossibilité de s’appuyer sur des archives pour attester leur présence même passagère sur le champ de bataille. Les prostituées de Diên Biên Phu n’existent que dans le souvenir des soldats, avec ce qu’il contient de fragilité et peut-être de suggestion collective.
« Je suis méfiant sur certaines déclarations, prévient Jean-Marc Binot. Des témoins s’approprient ce qu’ils ont lu, beaucoup m’ont raconté des histoires magnifiées. » Le chercheur a également démontré que la seule photo de prostituées vietnamiennes, soi-disant saisies à leur arrivée sur place, avait en fait été prise dans un autre lieu.
« Le croisement des témoignages faisant référence à la présence de prostituées laisse peu de place au doute », estime cependant le lieutenant-colonel Ivan Cadeau, officier rattaché au service historique de la défense (SHD). Laure Monin-Cournil n’a pareillement « aucun doute ». Pas plus que Pierre Journoud. Cet enseignant-chercheur à l’université Paul-Valéry de Montpellier a recueilli, depuis ses années de thèse, des dizaines de témoignages. Il en a notamment tiré un livre coécrit avec Hugues Tertrais, professeur émérite à la Sorbonne (Paroles de Diên Biên Phu. Les survivants témoignent, Tallandier, 2004). « Je n’ai aucun doute sur l’existence des BMC à Diên Biên Phu, affirment-ils à l’unisson. Il y a un faisceau de témoignages sur le sujet de la part de gens qui ne se connaissent pas et qui convergent. »
Cette communauté scientifique s’accorde à dire que Diên Biên Phu aurait en fait compté deux BMC. L’un était composé de Vietnamiennes, l’autre de Maghrébines, rattachées aux régiments de tirailleurs algériens et marocains présents dans la cuvette. Ces dernières étaient baptisées les « Ouled Naïl », du nom d’une ethnie dont on les disait originaires, dans un douteux folklore colonial.
Vivaient aussi dans le camp les épouses légitimes des hommes des troupes supplétives d’origine thaïe ou hmong, en nombre indéterminé. Sans parler des habitantes de la cuvette, restées sur place. Le sous-lieutenant Jacques Allaire les décrit ainsi dans ses Mémoires : « Les femmes thaïes en particulier captivent le regard par la beauté de leur costume traditionnel richement brodé et coloré. (…) Moins nombreuses et plus réservées sont les Hmongs ou Méos aux jupes amples et rondes s’arrêtant aux genoux » (in Lettres de Diên Biên Phu, sous la direction de Guy Leonetti, Fayard, 2004).
De plus ou moins faux mariages sont également arrangés, pour des questions de pure convenance sociale, entre des soldats et des femmes des environs, sous la houlette des chefs de village. Il faut ajouter à cela, du côté Vietminh, la présence de milliers de femmes enrôlées de gré ou de force pour transporter armes et vivres à travers la jungle et refaire les routes détruites par les bombardements de l’aviation française.
Des récits trop rares
Lors de l’installation du camp retranché, en novembre 1953, deux Occidentales sont également présentes. Brigitte Friang, une photographe de guerre, dont les mégots teintés de rouge à lèvres étaient collectionnés par les soldats. Et Paule Bourgeade, la secrétaire du général Christian de La Croix de Castries, le commandant d’un camp qui compte 14 000 soldats. « Elle note ses observations sur son cahier de sténo et sème derrière elle des rêves et un léger parfum de Dior, le seul luxe qu’elle possède », écrit à son propos l’écrivain et journaliste Jules Roy, qui s’est rendu sur place avec d’autres reporters (La Bataille de Diên Biên Phu, Julliard, 1963). Brigitte Friang et Paule Bourgade furent rapatriées, juste avant l’assaut déclenché par Giáp. La première demanda ensuite à être parachutée à Diên Biên Phu pour suivre les combats, mais l’autorisation ne lui fut pas accordée.
Hormis Geneviève de Galard, restaient donc, pendant la bataille proprement dite, en mars 1954, les prostituées et les épouses de supplétifs. Mais l’infirmière française s’est inscrite dans la mythologie comme « la seule femme de Diên Biên Phu », comme elle continuera de le dire elle-même dans ses Mémoires, écrites en 2003. Gênantes, toutes les autres, expurgées du récit officiel.
« L’histoire première a été écrite par les cadres européens », rappelle Ivan Cadeau, du SHD. Mais ces « indigènes », selon la terminologie de l’époque, vont réapparaître peu à peu en filigrane des multiples livres de témoignages. Ce ne sont souvent que des êtres sans visage, à peine des ombres, expédiées en quelques lignes, des présences furtives qui n’auront jamais l’aumône d’un nom ou d’un prénom. Tout juste un légionnaire allemand se souviendra-t-il d’une qui boitait. En 1963, Jules Roy évoque « les filles du bordel de Lai Châu et celles d’une autre maison de Hanoï venues distraire les légionnaires du centre principal ». Le journaliste et historien américain Bernard Fall leur confère à peine plus de chair en 1968, dans un livre qui sert toujours de référence, Diên Biên Phu. Un coin d’enfer (Robert Laffont).
Dans d’autres récits, la réalité crue des bordels est habillée de métaphores discutables, un officier évoquant des « hétaïres », du nom de ces courtisanes de l’Antiquité grecque, un autre « une annexe de la maison Tellier », la maison close de Fécamp racontée par Guy de Maupassant. Parfois, les faits sont travestis d’imagination, comme dans Marie Casse-Croûte, le roman d’Edouard Axelrad (JC Lattès, 1985), qui évoque le sort d’une mère maquerelle fictive à Diên Biên Phu.
Il n’est que René Vautier, un militant communiste et anticolonialiste (réalisateur notamment du film Avoir vingt ans dans les Aurès, en 1972) pour donner corps et esprit à ces femmes. Dans un article de Jeune Afrique paru le 7 août 1966, il raconte l’histoire de Myriam, surnommée « Mimi des Ouled Naïl », que le journaliste a rencontrée à Argenteuil, en banlieue parisienne. Issue d’une famille algérienne pauvre et déchirée, elle a été vendue à un BMC. « Un jour, on nous a mises dans un avion de la Croix-Rouge, narre-t-elle. Nous étions onze. On était avec des infirmiers et des médecins. On s’est posés à Diên Biên Phu. Je sais qu’il y en avait d’autres que je n’ai pas vues. Et d’abord, on a cru devenir folles : toujours, toujours des hommes, jour et nuit… Et puis après, des obus. Comme le tonnerre. »
Dans Les 170 jours de Diên Biên Phu (Presses de la Cité, 1979), Erwan Bergot, un ancien légionnaire, décrit également l’arrivée des « congaïs tarifées qui transportent leurs pénates à Diên Biên Phu ». Il décrit leur maquerelle, dans « son kai kao de satin rose tendre », un sac dans une main, « un vaste parapluie de curé » dans l’autre : « Maigre, digne, raide, elle traîne ses socques dorés dans la poussière du chemin. »
Mais, longtemps, l’histoire de ces femmes ne sortira pas du cercle des réunions d’anciens. A vrai dire, la France avait-elle envie de les écouter, ces soldats perdus d’une guerre oubliée, d’une cause disqualifiée par l’histoire et le triomphe des indépendances ? Des milliers de ces hommes sont morts en captivité, de maladie, de faim et d’épuisement, sans susciter la moindre émotion dans le pays pour lequel ils croyaient se battre. Ceux qui sont revenus se sont enfermés dans un silence plein de rancune, murant avec eux le sort de ces femmes enrôlées dans les BMC. Et puis, la fureur de la bataille, les morts, la détention ont, dans leur mémoire, relégué ces femmes au rang d’anecdotes.
Indifférence générale
Dès lors, si leur présence semble attestée, leur sort reste nimbé de mystère. Certains témoins affirment toujours que ces prostituées ne faisaient que de brefs allers-retours et auraient été rapatriées avant la bataille (qui a duré cinquante-sept jours). D’autres, plus nombreux, assurent qu’elles vivaient à demeure dans les BMC.
Myriam assure, elle, avoir abandonné le camp pour les bords de la rivière Nam Youn, où s’étaient réfugiés des déserteurs de l’armée française, baptisés les « rats » par leurs anciens compagnons d’armes. Mais d’autres femmes restèrent auprès des combattants de la place forte. Des témoins racontent qu’elles devinrent de précieuses auxiliaires médicales pendant les combats. Le médecin lieutenant Sauveur Verdaguer a ainsi loué leur attitude à chaque fois qu’il a témoigné, et notamment dans Les Lettres de Diên Biên Phu : « Elles furent admirables par leur dévouement de tous les instants et peut-être encore plus par leur seule présence. » Il émet un tardif regret : « Je ne les ai jamais vues citées dans les nombreux écrits qui ont fleuri après la bataille. Dieu sait pourtant qu’elles l’auraient mérité. »
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Même hommage plein de repentirs du médecin général Jean-Marie Madelaine, dans un témoignage envoyé en 2003 à Laure Monin-Cournil : « Elles s’étaient converties en aides-soignantes, volontaires pour les dangereuses corvées d’eau, évacuant les ordures, le vomi, les excréments, les pansements dégoulinant de pus et de sang, faisant boire ceux qui n’avaient plus l’usage de leurs bras, tenant la main aux mourants… Elles ont été admirables. »
Paul Grauwin, qui les avait occultées dans ses Mémoires de 1954, s’est livré, à la fin de sa vie, à une pareille entreprise de rédemption de celles qu’il présente comme des Marie-Madeleine. « Tous mes blessés, tous mes amputés, mes opérés du ventre étaient à l’abri dans des trous souterrains. Et il fallait qu’ils pissent, qu’ils fassent leurs besoins, qu’ils fassent un peu de toilette. Ce sont ces femmes, ces prostituées transformées en “anges de la miséricorde” qui m’ont aidé à les aider, qui ont permis à nos blessés de supporter leurs misères. Elles les ont fait manger, boire, espérer contre toute espérance », dira-t-il en 1984, cinq ans avant sa mort, à Alain Sanders, un journaliste de Présent, un quotidien d’extrême droite. Il expliquera alors que ses Mémoires avaient été expurgées des dames du bordel sur ordre de sa hiérarchie.
Que sont devenues ces femmes après la défaite ? Personne, pas plus Alejandro Donoso Crespo que les autres, ne le sait. Des soldats affirment qu’elles ont été exécutées d’une balle dans la tête sous leurs yeux par des commissaires politiques les accusant de trahison. D’autres assurent qu’elles ont été faites prisonnières et sauvagement entravées. Elles n’apparaissent en tout cas pas dans la longue reconstitution de la bataille que filmera, avec l’apport forcé des captifs, l’opérateur russe Roman Karmen, venu après coup enregistrer la victoire indochinoise et l’humiliation française. Nulle femme dans les longues files hagardes partant pour les camps de rééducation. Plus aucun de ces soldats ne reverra les femmes du BMC et, à vrai dire, ne s’en souciera vraiment. Quand la France, dans le cadre des accords de Genève, signés le 20 juillet 1954, négociera le rapatriement des prisonniers, il ne sera évidemment fait nulle mention du sort des infortunées.
Mythologie tenace
Près de soixante-dix ans après, Dô Ça Son, soldat du Vietminh, se souvient de celles qu’il appelle dans un français impeccable et daté « des filles publiques ». « Je les ai vues de mes propres yeux. J’ai parlé avec elles », assure-t-il. Il avait 22 ans au moment de la bataille. Ce cadre de section, membre du bataillon 252, régiment 174, division 316, qui vit toujours au Vietnam, se vante d’avoir reçu la reddition du point fort baptisé Eliane 2, le 7 mai 1954, à 17 heures. Il affirme même être passé devant un conseil de discipline pour avoir serré la main d’un officier français, enfreignant les règles dictées par le strict code idéologique. Lui qui avait risqué sa vie a dû admettre publiquement « une erreur ».
Fidèle à son mythe, sans doute prise au piège de celui-ci, Geneviève de Galard, elle, a continué de jouer le rôle qui lui avait été assigné. « Nos adversaires, choqués de voir une femme seule au milieu des hommes, souhaitent me voir rejoindre les jeunes filles Vietminh qui distribuent la nourriture aux blessés », déplore-t-elle dans son autobiographie de 2003. Il faudra attendre un entretien à Paris Match en 2016 pour que Geneviève de Galard qui, encore vivante mais affaiblie, à 98 ans, n’a pu être interrogée par M, concède : « Je suis la seule femme. Avec les prostituées vietnamiennes du bordel militaire de campagne (BMC). Mais cela, je ne l’apprendrai que bien après. »
« On est prisonnier de l’image créée à l’époque, constate Pierre Journoud. On n’ose pas toucher à cette mythologie. » L’historiographie vietnamienne ne s’intéressera pas plus à ces femmes qui dérangent tout autant l’écriture officielle d’un peuple levé tout entier contre l’impérialisme. Les prostituées gênent encore, près de soixante-dix ans après. Elles restent toujours les fantômes de Diên Biên Phu.
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