PUBLIÉ LE : 17/07/2023 à 12:57
À l’occasion du dixième anniversaire de la disparition du journaliste français engagé Harry Salem, plus connu sous le nom de Henri Alleg, Actualitté rend hommage à cette remarquable figure des luttes anticoloniales. Par Amel Aït-Hamouda.
On ne résume pas un homme en un mot sans lui faire affront, du moins l’écriture synthétise l’engagement infaillible de Henri Alleg pour le droit des Algériens à disposer d’eux-mêmes.
Arrivé pour la première fois à Alger en 1939, alors âgé à peine de dix-huit ans, le futur héros est foudroyé par la beauté de la ville blanche au point d’annuler son projet de tour de monde pour s’y installer.
Aussitôt, Alleg s’engage auprès du Parti communiste algérien (PCA) et entame une carrière de journaliste au sein d’un quotidien indépendant : Alger républicain. À partir de 1951, il prend la direction du journal et montre dans ses colonnes « l’Algérie qui pense, qui travaille et qui lutte ».
Régulièrement saisi et censuré, Alger républicain sera définitivement interdit en septembre 1955, soit dix mois après le déclenchement de la guerre de libération nationale. Depuis lors, la clandestinité devient pour le journaliste une éthique professionnelle. Plus que jamais, Alleg persiste à dénoncer la torture dans ses articles publiés aussi bien en Algérie qu’en métropole.
Disparition de Maurice Audin et arrestation de Henri Alleg
En juin 1957, et en pleine Bataille d’Alger, Alleg se rend au domicile de son camarade de lutte, le mathématicien Maurice Audin (1932-1957) pour le prémunir contre la chasse aux communistes.
Accueilli par un policier, il comprend qu’il fut devancé et tente de trouver un prétexte pour s’enfuir, en vain. Une heure plus tard, les parachutistes débarquent, en s’écriant : « Excellente prise ! C’est Alleg, d’Alger républicain » et l’arrêtent dans l’immédiat.
Débute ainsi sa géhenne. D’abord, au centre de triage à El-Biar où se trouvait également Audin. Harassé, ce dernier marmonne à son ami : « c’est dur, Henri ». Un mois plus tard, vient la séquestration au camp de Lodi — à 100 km au sud-ouest d’Alger — et sera soumis une seconde fois aux « interrogations renforcées ». Épreuve de baignoire, penthotal, téléphone de campagne, supplice du feu, gégène, menaces de représailles sur sa famille, Alleg boit le calice jusqu’à la lie et ne donne aucune information à ses bourreaux.
Ce n’est qu’en août de la même année qu’il sera incarcéré à la prison civile de Barberousse, notamment grâce aux efforts infatigables des membres du collectif d’avocats communistes ainsi qu’à la lettre ouverte de son épouse, Gilberte Alleg.
La Question : de Barberousse aux Éditions de Minuit
« En attaquant les Français corrompus, c’est la France que je défends. »
La Question
Lors de ses visites à Barberousse, Léo Matarasso (1910-1998) — l’un des principaux avocats communistes pendant la guerre d’Algérie — souffle une idée à son défenseur : pourquoi ne pas mettre sur papier le récit de son incarcération et de sa torture dont il a été victime ? Alleg écrit préalablement une plainte, puis la transforme en un témoignage au nom de ses compagnons suppliciés. Avec la complicité de ses deux amis de geôle, l’auteur raconte sur du papier toilette ses semaines de tourment et remet au fur et à mesure ses feuillets à ses avocats, particulièrement à Roland Rappaport (1933-2017), pour que son témoignage gagne la France métropolitaine.
Son épouse dactylographie le texte et une fois le manuscrit finalisé, elle l’envoi par la poste aux éditions de Minuit. Sans surprise, Jérôme Lindon (1925-2001) accepte de le publier et « avec empressement ».
Dans un récit dans lequel s’entremêle écriture poétique et vérité crue, Alleg vient de dénoncer les sévices et le système de « la guerre psychologique » enseignée à la caserne Lourcine. Titré d’abord, Interrogation sous la torture, l’éditeur suggère de le renommer : La Question.
La Question : de la victoire à la saisis
« C’est en notre nom qu’on l’a martyrisé et nous, à cause de lui, nous retrouvons enfin un peu de notre fierté : nous sommes fiers qu’il soit Français. »
Jean-Paul Sartre, « Une Victoire », L’Express, 1958.
Le 18 février 1958, La Question circule librement en France. Face à ce témoignage irréfragable, les consciences endormies n’osaient plus qualifier la situation des : « événements d’Algérie ». En quelques jours seulement, des dizaines de milliers d’exemplaires sont vendus. Des intellectuels de tout bord écrivent des articles sur la torture en Algérie : Alain Jacob dans Le Monde, Edgar Morin dans L’Express, André Wurmser dans L’Humanité et Maurice Clavel dans Combat.
Le récit-choc transforme les rues de Paris en une seule préoccupation : « Les bourreaux sont-ils au-dessus des lois ? Non, alors il faut que justice se fasse ! ».
Promptement, un ordre de saisis est délivré « pour participation à une entreprise de démoralisation de l’armée ayant objet de nuire à la défense nationale. »
À seulement quatorze jours après sa censure, La Question sera republiée en Suisse par Nils Andersson sous le titre de La Cité. Pour son premier éditeur, l’acte de la réédition signifie deux victoires et prouve que la vérité ne peut être tue, et saisir un livre ne sera jamais synonyme de le tuer.
Alleg est quant à lui jugé en 1960 pour « atteinte à la sûreté extérieure de l’État », et est condamné à dix ans de travaux publics. Transféré à Rennes, le journaliste s’évade pendant son séjour à l’hôpital puis rejoint la Tchécoslovaquie.
Retour en Algérie indépendante et engagement postcolonial
Amnistié après les Accords d’Évian en 1962, Alleg décide d’œuvrer à la reconstruction de ce pays fraîchement indépendant et reprend la direction d’Alger républicain jusqu’en 1965 où il fut déclaré Persona Non Grata, au lendemain du coup d’État de Houari Boumédiène (1932-1978). Il se réinstalle en France, intègre l’Humanité et consacre sa plume pour dénoncer toutes les nouvelles formes du colonialisme.
La distance ne l’éloignera guère de son engagement pour une Algérie prospère et continue d’œuvrer à la construction d’une mémoire collective commune et apaisée. À titre d’exemple, il signera, en 2000, aux côtés entre autres de Germaine Tillion (1907-2008), Gisèle Halimi (1927-2020) et Josette Audin (1931-2019) l’Appel des douze « pour la reconnaissance par l’État français de la torture ».
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Puis, après plus de trente-cinq ans d’absence, l’auteur de La Question revient chez lui. Les caméras de Jean-Pierre Lledo suivent ses retrouvailles dans un film documentaire, Un rêve algérien dans lequel Alleg montre « qu’une autre Algérie était possible, où tous les siens auraient pu vivre ensemble ». Enfin, Henri Alleg offre un nouveau témoignage éclairé à travers Mémoire algérienne : Souvenirs de luttes et d’espérances (Stock, 2005).
Henri Alleg s’est éteint le 17 juillet 2013. À l’image de son parcours, où seule l’humanité prône, il a su réunir de nombreuses personnalités politiques françaises et algériennes, pour son dernier au revoir au Père-Lachaise accompagné d’un cortège de youyous, tel un glorieux héros anticolonial qu’il fut tout au long de sa vie.
Le 17/07/2023 à 12:57 par Auteur invité
https://actualitte.com/article/112689/auteurs/henri-alleg-le-journaliste-qui-fit-trembler-le-general-massu
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