Ancien appelé de la guerre d'Algérie, Benoist Rey, 84 ans, n'a rien oublié des 14 mois qu'il a passé en Kabylie.
De son enfance, Benoist se souvient des pèlerinages tous les samedis matin au chemin de croix que son père avait fait aménager sur une colline de Puteaux, en face du Mont-Valérien, pour rendre hommage aux soldats "morts pour la France", et de ses sept années passées au petit séminaire, dans l'espoir qu'il se fasse curé. Il n'en fût rien. Le garçon développa au contraire une profonde aversion pour la guerre et ses héros, la religion et ses prédicateurs.
Entré en opposition avec son père, dont il ne partageait pas les valeurs, Benoist, passionné par les livres et l'écriture, lui annonce son souhait de devenir typographe. "Il n'y aura jamais d'ouvrier dans la famille", lui répond son père. Le jeune homme est envoyé dans un petit séminaire à Flers de l'Orne, d'où il sera renvoyé au bout de vingt-sept jours pour cause de "lectures perverses" (il fut surpris à lire "Un cœur sous une soutane" de Rimbaud) et termine sa scolarité au lycée Saint-Jean de Béthune à Versailles, sans obtenir le baccalauréat. Désespéré, son père le laisse entamer son apprentissage dans un atelier de typographie à dix-neuf ans, jusqu'à ce que la France l'appelle à servir sous les drapeaux.
Quatorze mois dans l'enferde la guerre d'Algérie
En septembre 1959, Benoist part pour l'Algérie. Il est envoyé dans le Nord Constantinois, en Kabylie, dans le petit village de Texena, presque entièrement démoli. Il est sélectionné pour intégrer les commandos de chasse - une unité d'élite créée par le général Challes - mais refuse catégoriquement de se servir de son arme, par conviction. Le capitaine lui propose alors de devenir l'infirmier du commando. Un poste qu'il occupera jusqu'à la fin de son service.
Il raconte :
C'était une unité d'élite, on nous formait à être des tueurs. C'était uniquement des soldats du contingent mais encadrés par des militaires de carrière. On en faisait très vite des guerriers, pour la plupart. C'était un mix entre les paras et les légions, on nous faisait croire qu'on était aussi fort qu'eux. C'était comme une médaille d'égorger quelqu'un. On a été très peu à refuser ce genre de choses.
Durant ses quatorze mois de service, qu'il effectuera sans aucune permission, Benoist n'aura armé son fusil qu'une seule fois, pour empêcher un viol.
Tout de suite, j'ai dit "Non, je ne tirerai pas". Je ne voulais pas toucher une arme, par conviction. Avec les copains, on se demandait ce qu'on venait foutre ici. J'avais un fusil, mais je ne m'en suis jamais servi. Si, une fois, pour empêcher un viol.
Il explique :
C'était une pratique très très courante, les viols. J'ai souvenir d'un sous-lieutenant qui nous a dit : "Vous pouvez violer, mais faites-le discrètement." Il n'y avait pas de soucis, je n'ai jamais vu quelqu'un qui a été condamné pour ça. Le gars pouvait violer l'après-midi et le soir écrire à sa fiancée qu'il l'aimait toujours. Cela faisait partie de la guerre, cela n'avait rien à voir avec l'autre vie.
De retour à Paris fin octobre 1960, Benoist Rey commence tout de suite la rédaction des "Egorgeurs", l'un des rares témoignages de soldats sur cette sale guerre. Il y raconte les séances de torture, les égorgements de prisonniers, les viols commis par son commando. Publié en mars 1961 aux éditions de Minuit, le livre sera saisi quatre jours après sa publication par la censure.
Je ne pense pas que cela ce soit passé seulement dans mon commando. Il y a eu des témoignages quand même, mais pas beaucoup. Il y a énormément de gens qui sont rentrés de cette guerre sans jamais l'ouvrir. Tout le monde se taisait. C'est sûr qu'il fallait que ça soit dit tout ça.
Et ajoute :
Cela me fait tout drôle de remuer tous ces souvenirs parce que cela fait plus de 60 ans et c'est dans ma tête aussi précis que si c'était hier. Je me souviens de tout et j'y pense encore tous les jours, même aujourd'hui, à 84 ans.
Épisode 1/4 : Les égorgeurs
"L'écriture m'a sauvé de la folie"
Ancien appelé de la guerre d'Algérie, Benoist Rey, 84 ans, n'a rien oublié des quatorze mois qu'il a passé en Kabylie. Longtemps, les morts et les égorgés ont peuplé ses cauchemars. S'il n'a pas sombré dans la folie, c'est grâce à l'écriture et à la nécessité impérieuse de témoigner à son retour.
Enrôlé dans les commandos de chasse, Benoist Rey a toujours refusé de se servir de son arme, par conviction. Il a donc occupé le poste d'infirmier du commando, et soignait aussi bien les fellagas que ses camarades. Infirmier opérationnel, il partait sur le terrain avec les autres soldats avec, sur le dos, un paquetage de vingt-huit kilos.
J'ai calculé, en un an de commando, on a dû faire cinq mille kilomètres. Vous ne me ferez plus jamais mettre une paire de Pataugas. Longtemps, j'ai refusé de marcher.
Quand il n'était pas en opération, Benoist travaillait à l'infirmerie du camp, où il soignait la population civile. Une fois, ses supérieurs lui ont demandé de "retaper" un prisonnier qu'ils avaient torturé afin de poursuivre l'interrogatoire. Benoist et le médecin ont fait le choix de lui administrer une piqure de morphine, pour faire cesser les supplices.
Vous ne pouvez pas imaginer le raffinement des supplices : attacher un homme par les bras et les jambes et lui taper sur la plante des pieds pendant des heures. Le supplice de l'eau, la gégène, les corvées de bois. Quand on est rentrés, il y en a qui ont emporté des oreilles qu'ils avaient conservées dans du formol. Le cuisinier, lui, il chiait dans la gamelle des prisonniers. C'etait l'horreur.
Rentré à Paris fin octobre 1961, Benoist reprend son apprentissage dans une imprimerie. Confronté à l'indifférence et à l'incrédulité de ses congénères, il sombre dans un profond désarroi. En rentrant de l'atelier, tous les soirs, il écrit. Publié en avril 1961 aux éditions de Minuit, « Les égorgeurs » constitue l'un des très rares témoignage de soldat du contingent. Il sera saisi quatre jours plus tard par la censure.
Pendant deux ans, j'ai fait des cauchemars, et toujours le même: chaque nuit, je voyais des égorgements, des corps sans tête. J'avais l'impression d'être un mort-vivant, j'étais odieux, limite violent. On ne peut pas imaginer la colère qui m'habitait à l'époque, et surtout l'incompréhension. C'était cela qui me mettait en colère. Personne ne me croyait, les gens refusaient l'évidence. Il fallait que je témoigne pour essayer de me guérir de cette saloperie et parce que la guerre n'était pas finie. Il fallait que je dise ce qui se passait.
Le 18 mars 1962, les Accords d'Evian instaurent le cessez-le-feu. L'indépendance de l'Algérie est proclamée au mois de juillet. En septembre 1962, Benoist retourne en Algérie, à Texena, le village où il était stationné pendant la guerre. Il y retrouve ses camardes Algériens, dont un homme qui avait été fait prisonnier et à qui Benoist avait sauvé la vie en le portant sur son dos.
Cet homme-là, je l'avais porté sur mon dos pendant des kilomètres. Mes camarades étaient prêt à l'égorger. Je l'ai retrouvé en 1962 au village, et vraiment, cela a été un des plus beaux cadeaux de ma vie. On s'est tombé dans les bras comme deux frères. Cela a été des retrouvailles formidables. Je ne l'oublierais jamais.
Épisode 2/4 : "L'écriture m'a sauvé de la folie
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Montfa, terre d'accueil
Au début des années soixante-dix, Benoist Rey part s'installer à Montfa, un petit village perdu au milieu de la montagne ariègeoise. Il y retape une ferme en ruines, ouvre une auberge et commence à y accueillir de jeunes toxicomanes dépendants à l'héroïne. Une aventure humaine qui durera quinze ans
A la fin de la guerre d'Algérie, Benoist Rey se reconstruit doucement. Il devient tour à tour directeur technique dans une agence de publicité, un poste avec un "salaire de ministre" qu'il quitte dans la tourmente de mai 68; cuisinier dans deux petits restaurants parisiens; puis brocanteur. Il se marie, fonde une famille et décide de quitter la capitale pour partir vivre en Ariège, en raison de la santé fragile de son fils aîné.
Il s’installe à Montfa, un petit village de soixante habitants, perdu au milieu de la montagne ariégeoise, à huit kilomètres de la première route. Il n’a pas un sous, remonte seul les murs de la maison délabrée. Au bout de trois ans, il ouvre une auberge « L’Auberge des Traouquès », du nom du lieu-dit, faite de briques et de broc. Les ragots vont bon train, on l’accuse de mettre du haschich dans la nourriture, personne ne donne cher de sa peau. Il tiendra l’auberge jusqu’en 2000.
Sorte de commune libre, la maison de Montfa est ouverte à tous et à toutes. Petit à petit, des gens viennent s’y installer un an, cinq ans, dix ans. Benoist ouvre un centre culturel, avec une salle de spectacle et une imprimerie. Plus tard viendra une piscine associative.
L’accueil de jeunes toxicomanes
Un soir de l’été 1982, une assistante sociale, Martine Lacoste, vient dîner à l’auberge. Elle travaille avec le docteur Claude Olivenstein au centre Marmottant, à Paris. Le centre accueille des jeunes toxicomanes pour des cures de désintoxication. Martine Lacoste propose alors à Benoist de prendre en charge ces jeunes après leur cure pour des séjours d'un à deux mois, pour leur permettre de se refaire une santé loin de la ville et de ses tentations. Benoist devient la première famille d’accueil d’Ariège. Une aventure humaine qui durera quinze ans, au cours desquels il accueillera une soixantaine de jeunes gens dépendants à l’héroïne, et, plus tard, au crack.
C’était des mecs qui se piquaient, des vrais toxicos; ce n'était pas des fumeurs de joints. Au début, c’était plutôt l’héroïne, puis dans les années 90, ça s'est compliqué avec le crack. Là, on ne savait plus comment les gérer. J'ai eu quelques cas lourds, quand même. Et puis, les gars, ils faisaient toutes les conneries. J'ai été en chercher pas mal chez les gendarmes!
Au début des années 80, l’épidémie du sida fait rage. Les clients désertent l’auberge, craignant d’attraper cette maladie dont on ne sait trop comment elle se transmet. Beaucoup des jeunes accueillis y laisseront leur peau, rattrapés non pas par la drogue, mais par le sida.
L’aventure prend fin brutalement un jour d’août 1995. Farid, le dernier accueilli, se saisit d’un couteau et prend le plus jeune fils de Benoist en otage. Imbibé de crack et d’alcool, il faudra deux heures à Benoist pour le persuader de le prendre en otage à la place de son fils, et lui faire finalement lâcher le couteau.
Moi, l’auteur des Egorgeurs, égorgé par un Algérien, cela aurait fait sourire quelques copains ! Farid, je m'en souviendrais de celui-là. Du coup, j’ai arrêté tout de suite. Mais enfin j'ai été très heureux de faire cela, ça en a sorti quelques-uns de la merde. Cela leur aura permis de voir autre chose.
Épisode 3/4 : Montfa, terre d'accueil
Mon frère Stanislas
Ancien appelé pendant la guerre d'Algérie, Benoist Rey était typographe de formation. Un métier qui le passionnait et dont il doit la découverte à son frère aîné, Stanislas. Dans le cabanon qui abrite sa petite imprimerie, Benoist revient sur la vie de ce frère, dont les frasques l'enchantait
Au bout de la route, dans une petit cabanon de pierre, Benoist a installé tout son matériel de typographie: les casses qui contiennent les lettres en bois de buis ou d'olivier deux fois centenaires; la presse; les composteurs etc. Avec son voisin Paul, Benoist a monté une petite imprimerie associative Au pied de la lettre, où ils impriment poèmes, affiches et recueils.
Le matériel de typographie de Benoist. Avec son voisin, ils ont crée l'association "Au pied de la lettre", et impriment tracts et affiches. © Radio France - Charlotte Perry
En Ariège, où Benoist a vécu pendant près de trente ans, l'imprimerie servait à tirer des tracts pour les manifestations et les nombreuses luttes auxquelles il participait. Un usage militant mais aussi éducatif, à travers les ateliers de typographie qu'il organisait à destination des enfants des écoles et des toxicomanes dont il avait la charge (cf. épisode 03).
Affiches et poèmes dans l'atelier de typographie de Benoist. © Radio France - Charlotte Perry
L'histoire de Stanislas
Sa passion pour les beaux livres et l'art de la typographie, Benoist l'a hérité de son frère aîné Stanislas.
Né en 1922, Stanislas était l'aîné des quatorze enfants de la famille Rey. Editeur de Charles Maurras, royaliste et partisan de l'Algérie Française, Stanislas partageait les convictions politiques d'extrême droite de leur père - pétainiste dans l'âme - aux antipodes des idées libertaires et pacifistes de Benoist. Tous les deux pourtant s'adoraient, et Stanislas fût l'un des premiers à rejoindre Benoist dans sa maison de Montfa, en Ariège.
J'adorais mon frère. Stanislas, c'était un poète, il a fait des trucs pas possible. Il était capable de tout.
Atteint de troubles psychiatriques et alcoolique, Stanislas a fait de nombreux séjours dans des hôpitaux psychiatriques, à Saint Anne et Saint Alban. Par crainte de le voir finir ses jours enfermé, Benoist l'a emmené avec lui en Ariège, où Stanislas a vécu cinq ans en compagnie de Benoist et de ses amis. Jusqu'au jour où, en pleine crise, il a glissé et a fait une chute mortelle dans un ravin.
Il est mort dans un village qui s'appelle Pratt et Bonrepaux, ça ne s'invente pas ! En hommage à son engagement pour l'Algérie Française, après son enterrement, j'ai fait un couscous. Je crois que ça l'aurait fait rire !
Épisode 4/4 : Mon frère Stanislas
Stanislas Rey (à gauche), dans la ferme de Montfa. - Benoist Rey
http://www.micheldandelot1.com/benoist-rey-memoires-vives-d-un-vieil-homme-a214481647
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