Une rue du quartier chinois de Vancouver, au Canda, le 28 mai 2020.
Quelques heures avant la commémoration du 34e anniversaire de l’écrasement du mouvement étudiant de la place Tiananmen, organisée le 4 juin dans un parc d’une baie de Vancouver, Kay (son prénom a été changé à sa demande), 28 ans, a reçu un coup de téléphone anonyme. « Vous feriez mieux de ne pas vous y rendre, lui a conseillé son interlocuteur, il va faire chaud, et on n’est jamais à l’abri d’incidents qui pourraient éclater… »
Originaire de Shanghaï, installée au Canada depuis quatre ans, la jeune femme, assistante administrative, n’a pas renoncé à venir. Elle s’est affublée par précaution d’une casquette et d’un masque noir qui lui mange la moitié du visage, mais précise : « Je ne me fais aucune illusion. Ils ont déjà ma photo dans leurs ordinateurs. » Elle se dit habituée à ce genre d’intimidation : « Ils ne nous interdisent rien, mais veulent nous impressionner. C’est moi qui me bats au Canada pour le respect des libertés, mais ce sont mes proches restés au pays qui risquent des représailles », se désole-t-elle.
Derrière le « ils », indéfini, utilisé par Kay, se cache la main invisible de Pékin ; les pressions que le Parti communiste chinois (PCC) de Xi Jinping exerce sur l’une de ses plus importantes diasporas établies hors Asie. Sur les 2,6 millions d’habitants du district du Grand Vancouver, un sur cinq est d’origine chinoise.
Soupçons d’intrusion chinoise lors d’élections fédérales
Située sur le Pacifique, avec les Rocheuses en arrière-plan, Vancouver ressemble à sa jumelle américaine, San Francisco (Californie). La ville a été façonnée par les multiples vagues migratoires en provenance de Chine. Les travailleurs venus construire la ligne de chemin de fer du Canadian-Pacific ont rejoint, dans les années 1880, les premiers aventuriers attirés par la ruée vers l’or.
Un siècle plus tard, les opposants à la « normalisation » chinoise de Hongkong ont succédé aux richissimes hommes d’affaires de l’ancienne colonie britannique, qui en quelques années ont fait s’envoler les prix de l’immobilier de « Hongcouver », aujourd’hui l’une des villes les plus chères au monde. C’est d’ailleurs dans l’une de ses luxueuses résidences du quartier huppé de Shaughnessy que la fille du fondateur de Huawei, Meng Wanzhou, a vécu, pendant près de trois ans, son assignation à résidence réclamée par la justice américaine. L’affaire avait provoqué une crise diplomatique sans précédent entre le Canada et la Chine.
Les tensions entre les deux pays ont été ravivées depuis qu’en novembre 2022, des médias canadiens (Global Television Network et The Globe and Mail) ont révélé que les services de renseignement du Canada soupçonnaient le gouvernement chinois de multiples actes d’intrusion pour tenter d’exercer une influence sur les élections fédérales de 2019 et 2021.
Des accusations qui ont aussi placé le premier ministre libéral, Justin Trudeau, sous le feu des critiques. Accusé d’inertie par le Parti conservateur, il peine à montrer qu’il mesure la gravité de ces atteintes à la souveraineté de son pays. La démission, le 9 juin, pour « conflit d’intérêts », de l’ex-rapporteur spécial David Johnston qui venait de conclure à l’inopportunité de déclencher une enquête publique sur l’ingérence chinoise, n’a fait qu’alimenter le procès en faiblesse instruit contre Justin Trudeau.
La Chine doit rester la « mère patrie »
La crise politique couve à Ottawa, mais c’est à Vancouver que les opérations d’influence chinoises se vivent au quotidien. « Les Canadiens semblent découvrir la lune, mais cela fait longtemps que Pékin s’occupe de nos affaires », tempête Mabel Tung, présidente de l’Association de Vancouver de soutien au mouvement démocratique de Hongkong, l’une des organisatrices de la commémoration de Tiananmen, dont les mots d’ordre étaient cette année : « Pas d’infiltration, pas d’intimidation ».
Cette Hongkongaise, au Canada depuis 1979, raconte comment, depuis plusieurs années, des contre-manifestations d’étudiants chinois sont systématiquement organisées dans la ville à chaque rassemblement prodémocratie. « Les étudiants sont mis sous pression car le consulat de Chine dispose, grâce aux demandes de visa, de toutes les informations les concernant. D’ailleurs, à quoi voulez-vous que s’occupent les 176 Chinois accrédités “personnel diplomatique” en poste au Canada, plus que la délégation des Etats-Unis avec qui nous faisons 75 % de notre commerce et avec qui nous partageons la plus longue frontière au monde, sinon à nous espionner ? », s’interroge-t-elle, désignant à quelques mètres d’elle dans le parc Lam, un homme qui ne cesse de la photographier.
« En ne respectant ni nos lois ni nos frontières sur le territoire canadien, le Parti communiste chinois se livre à une guerre subtile, mais totale », renchérit Bill Chu. Cet ingénieur à la retraite, originaire de Hongkong et citoyen canadien depuis près d’un demi-siècle, a créé l’Association de réconciliation canadienne. Observateur attentif des agissements de Pékin, il a témoigné en novembre 2020 devant le comité spécial sur les relations sino-canadiennes de la Chambre des communes.
Il décrit par le menu les manipulations exercées sur la diaspora. « A l’aide d’armes furtives telles que les tentatives de corruption d’élus, les pots-de-vin dans le secteur des affaires, l’espionnage intellectuel dans les universités, les médias sinophones locaux ou encore les postes de police installés sous couvert d’associations d’aide à la communauté, ils opèrent simultanément un travail de surveillance et de lavage de cerveau », explique-t-il.
Il se désespère aussi de constater que le Canada, au nom du respect du « pluralisme idéologique », sous-estime la menace. Cette stratégie d’influence et de coercition du Front uni (à la fois organe central du PCC et entreprise de promotion de la Chine portée par des milliers de structures ou d’individus) vise, selon lui, à persuader les Chinois, même installés à l’étranger, que la Chine reste à jamais leur « mère patrie ». « Comme ils établissent sciemment une confusion entre le pays et son régime politique, vous devenez une cible dès que vous osez critiquer la politique du parti unique », ajoute-t-il.
« Faux articles »
C’est au fait d’être considéré comme « antichinois » par les autorités de Pékin, que Kenny Chiu, 58 ans, ex-député conservateur à la Chambre des communes, est convaincu de devoir sa défaite en 2021. Il serait l’un des huit candidats sortants ciblés par des campagnes de dénigrement de la Chine lors de ce scrutin, dont le but aurait été de favoriser la victoire des libéraux de Justin Trudeau.
Arrivé de Hongkong en 1989, Kenny Chiu s’est illustré lors de son premier mandat parlementaire, en votant une motion qualifiant de « génocide » la politique menée contre les Ouïgours ou encore en réclamant la création d’un registre canadien des agents d’influence étrangers. Attablé dans un restaurant, dans un centre commercial 100 % asiatique de son ancienne circonscription de Richmond, dans la grande banlieue de Vancouver, l’ancien élu reconverti dans le secteur privé, raconte le changement de climat lors de sa dernière campagne électorale.
« Des électeurs qui, en 2019, étaient prêts à planter une pancarte à mon effigie dans leur jardin, me claquaient la porte au nez. De faux articles accusant le chef du Parti conservateur de l’époque de haine à l’égard des Chinois tournaient en boucle sur WeChat, l’application de messagerie mobile chinoise. Il m’était impossible de me défendre, j’ai été banni du jour au lendemain des radios canadiennes en cantonais dont j’étais une des voix depuis dix ans. »
Des documents des services de renseignements canadiens ont révélé que l’ancienne consule générale de Chine à Vancouver, Tong Xiaoling, s’était vantée en 2021 d’avoir contribué à la défaite de candidats conservateurs de la métropole, et d’avoir à l’inverse, favorisé la victoire du premier maire sino-canadien de la ville, Ken Sim, aux élections municipales d’octobre 2022. Ce dont ce dernier se défend.
« Contrôler le discours narratif sur la grandeur de la Chine »
Les médias sinophones de Vancouver constituent les relais de la propagande de Pékin auprès de ceux qui maîtrisent mal la langue anglaise, les personnes âgées ou les immigrants de première génération. En dehors de la chaîne chinoise CCTV disponible sur le câble, les quotidiens Global Chinese Press ou Sing Tao Daily, la télé Fair Child TV ou encore la radio 1 320 CHMB sont officiellement détenus par des groupes de presse canadiens.
Selon Simon Sai Leung Lau, ancien militant prodémocratie de Hongkong qui a choisi l’exil après le vote de la loi sur la sécurité nationale en 2020, tous sont « infiltrés » financièrement ou politiquement par le Parti communiste chinois. Il a créé à Vancouver le groupe de presse Sinjai, afin de diffuser des programmes « alternatifs ». Par la censure ou l’autocensure, « l’objectif de ces médias est de contrôler le discours narratif sur la grandeur de la Chine et d’infuser dans nos veines le poison du nationalisme chinois. Ils en profitent pour semer les ferments de la division dans la communauté nationale canadienne », explique-t-il. Pas un mot, par exemple, ces derniers mois, sur les allégations d’ingérence dans le processus démocratique du Canada, mais des mises en garde quotidiennes sur « le racisme » de la société canadienne.
Ce dernier argument trouve un écho au sein de la communauté chinoise de Vancouver. Le Canada a longtemps laissé libre cours à ses préjugés antiasiatiques, jusqu’à voter en 1923 une loi explicitement raciste, dite « d’exclusion des Chinois » pour stopper net l’immigration. Henry Tsang, professeur à l’Université Emily Carr de Vancouver, a consacré un ouvrage (White Riot, Arsenal Pulp Press, 192 pages, 28 dollars, non traduit) à la plus importante émeute raciale que la ville ait connue. En 1907, une foule de 9 000 personnes, emmenée par la Ligue d’exclusion des Asiatiques, les syndicats et le maire de l’époque, était venue terroriser les habitants du quartier de Chinatown, aux cris de « Canada blanc pour toujours ! »
« Ce qui s’est passé hier peut se reproduire, craint Henry Tsang. La Chine est tellement diabolisée aujourd’hui que des Canadiens peuvent être tentés d’accuser les Chinois de façon indifférenciée, d’être des suppôts du régime de Pékin. » Une perspective qui fait frémir le sénateur indépendant de Colombie-Britannique, Yuen Pau Woo, convaincu, pour sa part, que c’est la « frénésie médiatique accusatoire contre la Chine », qui nourrit le renouveau du sentiment xénophobe. « Je ne connais pas un seul Chinois au Canada qui ne soit pas fier d’être canadien. Exiger de ceux qui peuvent être admiratifs des progrès accomplis par Pékin, un test de “loyauté”, rappelle les pires heures du maccarthysme », s’emporte-t-il.
La pandémie de Covid-19 avait provoqué en 2020 à Vancouver, une explosion des agressions contre les Asiatiques. La communauté chinoise de la ville redoute désormais d’être le bouc émissaire des opérations d’intrusion de son pays d’origine, dont les membres sont pourtant les premières victimes.
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