Le 2 janvier 1957, dans un modeste logement du 3, rue Caton, en plein centre de la casbah, Larbi Ben M’Hidi, l’un des six « Fils de la Toussaint » qui avaient déclenché les hostilités contre la France deux ans plus tôt, responsable des actions armées au sein du CCE (1), confirma à Yacef Saadi, chef des réseaux FLN d’Alger, le plan qu’il avait élaboré en compagnie de Abane Ramdane, théoricien de la révolution, et qu’il résumait en trois formules percutantes : « Mettez la révolution dans la rue et vous la verrez reprise et soutenue par des milliers d’hommes. », « Il faut que nous portions la guerre dans les villes », « Alger doit devenir le tambour de la révolution ». Dans cette optique, le mouvement révolutionnaire lançait un ordre de grève qui devait suspendre tout travail du 28 janvier au 4 février pour paralyser l’Algérie et faire la preuve de l’influence du FLN pour convaincre l’Assemblée générale des Nations unies d’adopter le texte sur l’autodétermination algérienne. L’ordre concernait les populations musulmanes. Les Européens apprirent par le « téléphone arabe », qui fonctionnait parfaitement de la casbah à la rue Michelet sous le voile des « fatmas », que 3 000 fidayin (2) s’apprêtaient à agir. C’était annoncer une nouvelle vague d’attentats semblable à celle qui avait ensanglanté la ville blanche l’été précédent. Pour venger l’exécution de deux condamnés à mort, Yacef Saadi avait alors lâché ses groupes avec un mot d’ordre : « Tuez tous les Européens isolés que vous rencontrerez ». Bilan de trois jours d’action terroriste : 72 attentats faisant 49 morts et blessés dans les quartiers populaires de Bab-El-Oued et de Frais-Vallon durant le mois de juin. Riposte de groupuscules contre-terroristes européens : une bombe de forte puissance avait explosé dans la nuit du 10 août détruisant un immeuble de la rue de Thèbes au coeur de la casbah. On avait retiré des décombres des dizaines de cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants surpris en plein sommeil. Un tract signé d’un mystérieux « comité des Quarante » avait affirmé : « Pour un Européen tué, c’est tout un pâté de maisons de la casbah qui sautera », tandis qu’un autre tract, celui-là du FLN, circulait dans la ville arabe terrorisée : « Les martyrs de la rue de Thèbes seront vengés ». Le dimanche 30 septembre en fin d’après-midi deux cafés européens, établissements parmi les plus fréquentés par la jeunesse des beaux quartiers, le « Milk-Bar », face au siège de la 10e région militaire, rue d’Isly, et la cafétéria voisine des facultés, rue Michelet, avaient été soufflés par une violente explosion : 4 morts et une soixantaine de blessés. Nombre d’entre eux avaient dû être amputés. Les bombes, fabriquées par un étudiant en sciences de vingt-quatre ans, avaient été posées au nez et à la barbe des patrouilles militaires et de police par de ravissantes musulmanes habillées à l’européenne, récentes recrues de Yacef Saadi qui avait dit à Ben M’Hidi : « Comme ce sont des jeunes filles séduisantes, les soldats regarderont leurs yeux et ne verront pas ce qu’elles ont dans leur sac ». Le plan avait parfaitement réussi. La capitale de l’Algérie qui se croyait à l’abri de la guerre, jusque-là limitée aux djebels et aux maquis, venait de basculer dans la violence aveugle. Le cycle infernal attentats-répression était en route.
C’était pour le réactiver que Yacef et Ben M’Hidi préparaient la grève générale, épreuve de force décidée par la direction du FLN pour officiellement « appuyer la cause algérienne à l’ONU » et plus prosaïquement démontrer son emprise sur la totalité de la population musulmane qu’il s’agissait de dresser définitivement contre les Français. Ce qui était jusque-là loin d’être le cas. Devant l’inefficacité de la police algéroise après la première vague d’attentats, inefficacité doublée de complicité avec les groupuscules ultras, responsables d’actions anti-terroristes comme celle de la rue de Thèbes, le président du Conseil (3) Guy Mollet et son ministre résidant Robert Lacoste décidèrent, à la veille de la grève annoncée par le FLN, de confier aux militaires la responsabilité de maintenir l’ordre dans la ville. Le 13 janvier, L’Écho d’Alger rappelait que le général Massu, chef de la 10e D.P. – c’est-à-dire patron des paras en Algérie, et nouveau « chef de la police » – mettait en garde la population algérienne. En cas de grève, les magasins seraient ouverts par la force.
Le samedi 26 janvier 1957, en fin d’après-midi, à deux jours du début de la grève générale, les « filles » de Yacef posèrent chacune une bombe dans trois hauts lieux du quartier chic de la rue Michelet : l’« Otomatic », la cafétéria déjà visée quatre mois plus tôt, et la brasserie du Coq Hardi, près du plateau des Glières, trois établissements voisins, fréquentés par la clientèle aisée d’Alger. Trois explosions meurtrières à quelques secondes d’intervalle. Elles provoquèrent une panique épouvantable. Éclats de vitres et de miroirs, morceaux de fonte pénétrant dans les chairs, sectionnant veines et artères. Cris stridents, hurlements des femmes en proie à des crises de nerfs, sirènes d’ambulances, et le klaxon des voitures particulières chargées de victimes, qui empruntaient les sens interdits pour gagner cliniques et hôpitaux les plus proches. Ce samedi-là, Alger apprit la terreur, la colère et la haine. La foule révoltée par l’horreur du spectacle, demandait une vengeance immédiate, aveugle. Les premières ratonnades lui donnèrent quelques satisfactions. Le retentissement fut énorme, international. Abane Ramdane et Ben M’Hidi avaient bien vu. En portant la guerre au coeur de la cité, Alger devenait le tambour de la révolution. Empêcher la grève, trouver les bombes et démanteler les réseaux de Yacef fut dès lors l’objectif prioritaire. Désormais tous les moyens étaient bons pour débarrasser la ville blanche de sa « vérole », selon le mot de Lacoste. Répondre à la violence par la violence devint la seule règle. La casbah étant entièrement aux mains du FLN, il s’agissait de la mater en premier. Massu lança sur elle ses paras. Son adjoint, le colonel Godard, supervisait l’action des six régiments qui allaient être engagés dans la « bataille d’Alger » traitée comme une opération semblable à celles du bled où les « léopards » de la 10e D.P. avaient obtenu de si bons résultats. Seule la rapidité de l’action pouvait réussir à Alger comme dans le djebel...
Le lundi 28 janvier, le quartier arabe, d’ordinaire grouillant, est désert. Les magasins sont clos. Suivant les ordres du FLN, les habitants se terrent dans leurs logements après avoir fait des provisions de vivres et d’eau pour huit jours et secouru « les frères les plus pauvres qui n’auront pu épargner ». Dès 7 heures du matin, des régiments de paras et de zouaves s’abattent sur la casbah. Maison par maison, les portes sont enfoncées, les appartements visités, les hommes valides jetés dehors : « Allez, au travail ! ». Les intérieurs des plus réticents sont saccagés. Dans les ruelles encombrées d’hommes humiliés par leur impuissance, les officiers d’action psychologique attribuent à ceux dont l’aspect indique un certain niveau social les plus basses besognes comme de ramasser les ordures à mains nues. Il suffit d’un mouvement d’impatience, d’un éclair de révolte dans l’oeil, pour être embarqué vers l’interrogatoire dans l’un des centres dont la population commence de parler... Les half-tracks des paras arrachent les rideaux de fer de la basse casbah. En haute casbah où l’on ne va qu’à pied, des serruriers forcent les ferrures, des soldats les débloquent à coups de barres à mines. Dans les rues limitrophes aux quartiers européens les plus pauvres, les vitrines béantes sont pillées. On laisse faire un moment pour l’exemple ! Puis les paras freinent l’ardeur des pillards. Il y en aura tant que même L’Écho d’Alger du lendemain en fera mention. L’opération se poursuit pendant quarante-huit heures. La grève est jugulée. Les paras veulent tout savoir sur le FLN. Puisque dans la casbah chacun sait un « petit quelque chose », il faut qu’il le dise. Si ce n’est pas de gré, ce sera de force. À El Biar, à Bouzaréa, aux camps d’hébergement on pratique la torture à la chaîne. Les hommes, arrêtés au hasard des rafles, doivent lâcher leur « petit quelque chose » pour faire cesser leurs souffrances. Tout est bon pour les faire parler. L’eau déversée sous pression au fond de la gorge, l’électricité qui entre très vite dans le langage courant. On l’appelle indifféremment la gégène, le loup ou le téléphone. Les noms sont variés, la méthode toujours la même : deux électrodes, l’une au lobe de l’oreille, l’autre aux testicules, à la pointe des seins ou au clitoris - car les femmes n’échappent pas à l’affreux système puisqu’on sait maintenant qu’il y en a parmi les militants du Front qui ont posé des bombes. Il faut gagner le plus rapidement possible. Le nom des chefs, les caches, l’organisation. Et vite sinon on recommence... Tout le monde parle lors de ces interrogatoires. Et de grands pans de l’organisation tombent. Ben M’Hidi est arrêté après des centaines de recoupements qui, à la suite des interrogatoires musclés, permettent de reconstituer l’organigramme du FLN à Alger.
Du 18 janvier au 15 avril, Yacef livré à lui-même – les membres du CCE, véritable gouvernement de la Révolution, avaient quitté la ville trop étroitement contrôlée par les paras de Massu – vit ses troupes fondre au soleil de printemps. Les militants les plus décidés, les plus efficaces, se faisaient prendre ou devaient fuir au maquis. Pour « regonfler » le moral de la population musulmane terrorisée par la répression et l’échec de la grève générale, Yacef décida d’une nouvelle offensive où il jeta les plus jeunes de ses militants, filles et garçons. Terreur pour terreur. De nouvelles bombes explosèrent en plein match de football aux stades d’El Biar et de Belcourt, posées par des adolescents qui n’avaient pas dix-huit ans. Dix morts et trente-six blessés graves. Malgré la répression dont les échos sinistres retentissaient jusqu’en métropole, le FLN existait toujours ! À la veille de l’été, en fin d’après-midi, trois socles de lampadaires en fonte, qui servaient d’arrêts de trolleybus, explosèrent, mitraillant d’éclats la foule des travailleurs et des écoliers du centre d’Alger regagnant leurs domiciles. Sept morts dont trois gosses de six à quatorze ans et quatre-vingt-douze blessés, Européens et musulmans mêlés puisque chacun sait que le terrorisme est aveugle. Le samedi suivant, c’est au casino de la Corniche qu’une bombe de forte puissance explosa sous l’estrade où jouait l’orchestre de Lucky Starway, l’enfant chéri de Bab-El-Oued. L’engin ayant sauté au ras du sol, la plupart des victimes fut atteinte aux membres inférieurs. Huit morts dont le chef d’orchestre, et quatre-vingts blessés dont dix furent amputés dès leur arrivée à Mustapha. Aux obsèques des victimes, on assista aux ratonnades, au saccage des magasins. De l’organisation complexe montée par Yacef ne restait que quelques éléments épars. La population musulmane avait été rudement touchée par la répression. Il n’y avait guère de famille qui n’ait eu un ou plusieurs de ses membres arrêtés, torturés, tués parfois. Les disparitions se comptaient par centaines, par milliers. Plus de quatre mille avait recensé Paul Teitgen, secrétaire général de la Police qui, outré par les excès de certains régiments de paras, avait fini par démissionner. Ne restaient libres que Yacef qui tenait entre ses mains les fils unissant les quelques survivants des réseaux FLN, son dernier adjoint Ali la Pointe, un ancien proxénète, analphabète, brutal mais d’un courage extrême, et son ultime agent de liaison Hassiba Bent Bouali, une jolie jeune fille de dix-sept ans, délicate, élégante, instruite, héritière d’une riche famille bourgeoise qui ne pensait qu’à la victoire de la révolution. À n’importe quel prix.
Le 24 septembre, la chasse à Yacef se termina à 5 heures du matin autour du 3, rue Caton, précisément là où neuf mois plus tôt Ben M’Hidi, exécuté au plus fort de la répression, avait annoncé son intention de porter la guerre dans la ville. Yacef Saadi y occupait une cache soigneusement dissimulée, en compagnie de sa principale collaboratrice Zohra Drif, détentrice des archives de la Zone autonome d’Alger. Après un accrochage au cours duquel le chef rebelle blessa légèrement le colonel Jeanpierre qui menait l’assaut d’un commando de paras légionnaires, Yacef et Zohra Drif, pris au piège, se rendirent au colonel Godard sans combattre plus longtemps pour sauver Ali la Pointe, la jolie Hassiba et le petit Omar, un gamin de douze ans, neveu de Yacef, planqués dans une cache voisine, ignorée de tous, où le réseau entreposait ses dernières bombes. Quinze jours plus tard, le 8 octobre 1957 à 19 heures 55, après d’ultimes interrogatoires et quelques trahisons, Ali, Hassiba et le gamin furent localisés au 5, rue des Abderames. Devant le silence que ceux-ci opposèrent aux injonctions des assiégeants, les paras du 1er REP firent exploser un pain de plastic destiné à forcer la cache. Les bombes récupérées par Ali éclatèrent en chaîne. Outre les membres de la dernière équipe créée par Yacef, dix-sept personnes dont quatre fillettes de quatre et cinq ans y trouvèrent la mort. On se glorifia dans les états-majors et les cabinets ministériels de l’issue de la bataille d’Alger. On n’y souffla mot de Hassiba qui avait dix-sept ans et était si jolie, ni du petit Omar dont les yeux noisette riaient tout le temps. Il y avait aussi des gosses beaux, tendres, innocents sous les débris du « Milk Bar » ou de la cafétéria
Yves Courrière
écrivain, journaliste
https://francearchives.gouv.fr/fr/pages_histoire/39692
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