La vieillesse n'est un naufrage que pour ceux qui ont l'âme d'un naufragé, pourrait-on écrire après avoir terminé le 4ème tome des Mémoires de Taleb-Ibrahimi. Il a l'âme d'un guerrier, mélange de stoïcisme et d'amor fati. Il a survécu à tout en promenant sa longue silhouette d'acteur qui n'a joué qu'un seul rôle durant toute sa vie: le sien. Dans ce 4ème tome qui court de 1988 à 2019 il solde ses comptes en toute liberté, loin de l'understatement qu'il avait pratiqué à merveille dans les premiers tomes. Ici, il dit tout. Au diable les euphémismes.
Il revient sur ses positions politiques post- Chadli. Il persiste et signe des deux mains. Oui, il était pour la Réconciliation nationale, oui, il était pour le dialogue avec l'ex-FIS, oui, il était pour la réunion de Sant' Egidio, oui, il était pour la libération des détenus politiques. Que ça plaise ou non aux éradicateurs de tout bord, il n'en a cure. Allons, allons il n'a pas fait 5 ans de prison durant la guerre et 8 mois avec torture svp, sous Ben Bella pour renier ses principes. C'est l'homme de tous les dialogues. On pourrait mettre comme épitaphe sur sa pierre tombale «Ci-git un homme qui n'a jamais refusé de dialoguer même avec le diable en personne.» Le diable pour lui c'est celui qui n'a aucune valeur, qui se vend au plus offrant, qui se couche devant les privilèges. Lisez ses livres, vous trouverez quelques diablotins qui lui ont mené la vie dure, mais qu'il a toujours regardés avec une suprême indifférence. Il revient aussi sur sa candidature à l'élection présidentielle de 1999 et les misères que lui a fait subir l'establishment qui avait choisi un candidat -Bouteflika-alors que selon lui, des sondages le donnaient vainqueur. D'ailleurs, il refusera toute cooptation qui le conduira à vendre son âme. Et là, il montrera du doigt les parties qui lui ont fait perdre la partie pour le salut de la patrie. Mais tout cela, on le connaissait par ses conférences et par ses nombreuses interventions dans la presse. Ce qu'on ne connaissait pas -et ce qui est vraiment émouvant et inédit- c'est ce côté intime où il laisse parler son coeur dans la deuxième partie de son ouvrage intitulée platement «Les activités culturelles». Là il se découvre et nous fait découvrir un homme qui a du coeur, baignant ainsi son livre dans une douce lumière nostalgique, un tantinet romantique. Et romantique il l'est comme tous ceux qui ont le culte du souvenir et le regret des figures aimées. Avec son expérience, on aurait pu s'attendre à un homme revenu de tout. Eh bien, non, il a encore la capacité d'admirer et admirer c'est regarder en haut alors que mépriser c'est regarder en bas. L'homme de sa vie, c'est son père, cheikh Bachir Ibrahimi. Sa première école. Son guide. Sa ligne rouge. Il peut tout pardonner sauf si on touche à son père. Comme l'a fait Ben Bella à qui il ne pardonnera jamais. S'il est devenu ce qu'il est c'est grâce à ce père tant aimé à qui il doit tout. Beaucoup d'Algériens sont les fils de leurs mères, lui est résolument le fils de son père.
Au Café de Flore avec Assia Djebar
S'il y a quelqu'un qui ne s'est pas détourné de Boumediene pour se jeter dans les bras du chadlisme triomphant, c'est bien lui. S'il ne sacralise pas l'ex-président il mesure sa grandeur à la petitesse des courtisans qui l'ont renié «Mais j'ai horreur de l'ingratitude, notamment de ceux qui lui doivent beaucoup et qui, précisément, veulent vainement le rabaisser ou l'effacer de la mémoire populaire.» Suivez son regard.
En évoquant Assia Djebar, il se lâche complétement. Avec élégance. Premier regard en 1959 à la prison de la Santé où elle était venue rendre visite à son frère emprisonné. Il précise qu'elle n'était pas en odeur de sainteté à cause de sa première oeuvre La soif qui était plus proche de Françoise Sagan que de Djamila Bouhired. Après le coup de griffe, le coup de coeur. Au fil du temps, ils deviendront amis. En tout bien tout honneur évidemment. Multiples rencontres au Café de Flore, la cantine de Sartre et Beauvoir. Leurs apartés ne sont jamais ennuyeux. Un jour elle lui demande ce qu'il pensait de son oeuvre. «C'est une quête d'identité à travers des prises de conscience successives: le corps, le couple, l'algérianité, l'islamité, la berbérité...» Bien vu. Ils joueront au jeu de l'épitaphe, tous deux raffolant des mots d'esprit et de tirades. Il la tenait en haute estime. «Assia Djebar était d'une éloquence rare, contrairement à beaucoup d'écrivains qui bafouillent, bredouillent devant les médias au point qu'on se demande s'ils sont vraiment les auteurs des textes qu'ils signent.» Là aussi, suivez son regard. Après sa mort, il lui donne rendez-vous au Flore du paradis où ils poursuivront leurs joutes verbales.
Si Mohamed Arkoun est le grand oublié en Algérie, lui ne l'oublie pas. Ils sont de la même époque, celle des années 50 à l'université d'Alger, mais dans deux mondes parallèles. «Nous ne partagions pas la même vision de l'Algérie. (...) C'est avec joie que j'ai découvert son évolution, durant ma détention lorsque j'ai lu l'étude qu'il avait consacrée à Miskawayh, le savant et homme d'État du XIè siècle. Je lui en ai fait part quand nous nous sommes revus après l'indépendance. Il m'avoua qu'il n'avait pas eu la chance de baigner durant son enfance dans une ambiance arabo-musulmane. C'est à Paris qu'il a découvert les splendeurs de la culture arabe et les trésors de la pensée musulmane. Il s'est alors appliqué à utiliser les sciences humaines pour élaborer une pensée critique de l'islamologie, mais de «l'intérieur», c'est-à-dire en tant que musulman, pour se démarquer des travaux des orientalistes.» Quand Arkoun fut bloqué dans son projet de création d'un Centre national d'études islamiques à Strasbourg à l'époque mitterrandienne, il sollicitera Taleb-Ibrahimi qui intercédera en sa faveur auprès du ministre des AE, Roland Dumas. En pure perte tant les lobbies étaient puissants. Quelques jours après le décès d'Arkoun, un hommage lui est rendu le 6 octobre 2010 à l'IMA. Taleb-Ibrahimi est présent avec ce regret: «J'étais peiné de ne voir aucune présence officielle de l'Algérie, ni de l'ambassade, ni du Centre culturel.» Il n'est ni le premier oublié, ni le dernier.
Venons-en à Malek Haddad qui fut si violent avec Jean Sénac, dixit Sénac lui-même: «Tu n'es pas arabe, fout le camp d'ici!» On s'attendrait à un monstre d'égocentrisme. C'est un ange de douceur et d'altruisme, selon celui qui fut son ministre: «Je puis dire de Malek Haddad ce que Camus a dit de Roger Martin du Gard: «C'est le plus humain, c'est-à-dire le plus digne de tendresse des hommes que j'ai rencontrés». Il ajoute plus loin: «Il émanait de lui une grande douceur, il n'élevait jamais la voix et quand dans nos réunions de travail, il faisait une proposition, écrite ou verbale, il commençait par se demander si elle méritait d'être retenue.» Et encore cet hommage en forme de blâme à tant de compatriotes: «Il n'avait pas la rudesse des Algériens, policé sans doute par Constantine où il avait passé son enfance et son adolescence et dont il aimait les paysages et les personnages d'Ahmed Bey à Ahmed Réda Houhou en passant par Ben Badis.»
Le plus beau cadeau offert par Aït Ahmed
Autre grand qu'il n'a pas oublié, Hocine Aït Ahmed. Il parle de lui avec admiration, amitié et aménité: «Au lendemain de l'indépendance, il livra un combat à l'Assemblée nationale pour un État de droit, de multipartisme, d'élections libres...mais les foudres de Ben Bella ne l'ont pas épargné: emprisonné puis condamné à mort, il doit à ses amis qui se sont démenés à l'étranger, de ne pas avoir subi le sort de Chaâbani.»
En parlant d'Ait Ahmed et de ses revendications c'est lui-même qu'il décrit, 30 ans plus tard, dans les années rouges. Au-delà de la politique, il y a le coeur et son coeur n'oublie pas cette émouvante dette de 1961 qu'il doit à Aït Ahmed: «En me demandant de passer prendre le café dans sa cellule, il avait pris auparavant le soin de demander à sa femme, au Caire, d'inviter mes parents pour que je puisse leur parler au téléphone. Ce qui relevait de l'impossible si ce n'était la considération que les autorités françaises accordaient aux cinq membres du GPRA détenus à la prison de Fresnes».
Autre moment émouvant, toujours à la prison de Fresnes, celui qui vit Ait Ahmed passer une nuit blanche à l'idée de la mort. Il demanda à Taleb-Ibrahimi de réciter la Fatiha s'il venait à décéder. Promesse tenue 50 ans plus tard quand il récitera la Fatiha devant sa dépouille. Dans son évocation de ses chers disparus, il n'oublie pas le mythique directeur d'El Moudjahid, Noureddine Nait Mazi. «Lorsque je pense à Noureddine Nait Mazi, les premiers mots qui me viennent à l'esprit sont élégance, conviction et fidélité.» Et ces mots qui encensent l'un et fustigent d'autres: «Il a été mon collaborateur au ministère de l'Information et de la Culture de 1970 à 1977, mais durant de longues années, j'ai été son petit collaborateur pour la confection de certains éditoriaux d'El Moudjahid. Cette belle plume n'a rien à voir avec les plumitifs de service ou avec ces «gazetiers fumeux qui se croient des flambeaux», selon le vers de Baudelaire.» La même admiration et la même fidélité à Boumediene lient les deux hommes qui n'ont jamais pratiqué la culture de la médiocrité.
Il citera d'autres compagnons que les hasards de la vie ont mis sur son long chemin, souvent des inconnus, parfois des figures prestigieuses avant de réitérer aux générations futures sa profession de foi: «La vie m'a en effet appris qu'on n'est grand ni par les dons de la nature, ni par les acquis de la culture, mais par la droiture et les qualités de coeur. De même qu'on n'est grand ni par l'avoir, ni par le savoir, ni par le pouvoir, mais par le devoir et le sens de l'humain.» Ici ceux qui le connaissent reconnaîtront son autoportrait. Son dernier mot? Il secoue le coeur: «Pour ce qui est de la patrie, somme toute, je l'ai servie avec passion et humilité. Je vénère ses héros, ses sages et ses saints. J'aime sa nature et sa culture. Et je ne puis taire ma dernière prière: puisse la terre algérienne abriter ma sépulture.» Amen.
La voix l’honneur
Ahmed Taleb-Ibrahimi aurait pu être un grand président, notamment dans les années 90. Il avait tout pour l’être. L’Algérie l’a raté ? Pas tout à fait. Il l’a été à sa façon. Preuve en est: n’occupe-t-il pas dans notre mémoire collective une place tout en haut, celle du battant, du combattant qui n’a jamais baissé les bras pour faire entendre, toujours, la voix de la justice, de l’honneur et du droit ? Quand Pasternak, grand écrivain russe, prix Nobel, a terminé son chef- d’œuvre, Le docteur Jivago, il s’est écrié : « J’ai justifié ma vie ! » Taleb-Ibrahimi peut en dire autant et doublement même : par les livres et par l’action.
Avec le temps qui passe, les Algériens prennent la mesure de la dimension de cet éclaireur qui a éclairé des générations. Puisse l’Algérie, si féconde en hommes de qualité, engendrer d’autres Taleb-Ibrahimi ! Pour sa gloire. Et sa grandeur.
Article de Ahmed BENAMAR
2023 06 04
https://www.msn.com/fr-xl/afrique-du-nord/algerie-actualite/m%C3%A9moires-dun-homme-de-coeur/ar-AA1c7XDB?li=AAGN08W
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