Coréalisé par Damien Ounouri et Adila Bendimerad, ce film étonnant réconcilie grand spectacle historique et tragédie théâtrale. Une nouvelle forme de cinéma maghrébin à découvrir en salles et dans le cadre du Festival international du film oriental de Genève.
«La Dernière Reine» entend figurer la séparation entre le monde violent des hommes et celui, a priori protégé, des femmes. — © First Hand Films
On n’osait pas trop y croire, tant le projet tenait de la gageure et ses auteurs semblaient manquer d’expérience. Sortir de l’oubli une figure légendaire du bas Moyen Age, la princesse Zaphira, aujourd’hui tenue pour une invention romanesque du XVIIIe siècle, n’était pas à la portée de n’importe qui. Il faut aussi dire que le cinéma d’Afrique du Nord ne nous a guère habitués à ce genre de grand spectacle, du moins depuis la disparition de l’Egyptien Youssef Chahine. Pour leur premier long métrage de fiction, le cinéaste franco-algérien Damien Ounouri et la comédienne algérienne Adila Bendimerad ont donc visé haut. D’autant plus que quelques documentaires pour l’un, une poignée de rôles chez Merzak Allouache pour l’autre et un moyen métrage en commun (Kindil el Bahr, 2016) ne font pas encore un nouveau Cecil B. DeMille, ni même un Manoel de Oliveira – si l’on préfère ses évocations historiques minimalistes.
La surprise de ce film révélé à la dernière Mostra de Venise est d’autant plus belle. Avec un talent bluffant, les auteurs de La Dernière Reine brossent une fresque prenante, pleine de combats et d’intrigues de palais. Mais surtout avec comme cœur battant un destin de femme aussi fascinant que tragique, reine d’Alger un court instant avant de voir tous ses espoirs s’écrouler. Réelle ou imaginaire, peu importe au fond, tant leur Zaphira revisitée raconte avant tout la lutte pour le pouvoir des hommes et la place de la femme dans la société arabe d’hier et d’aujourd’hui.
Rivalité d’hommes, solidarité de femmes
Nous voici donc au début du XVIe siècle, période très agitée en Méditerranée. Depuis une dizaine d’années, les frères Barberousse, pirates d’origine grecque, écument les mers, se muant plus récemment en corsaires au service de divers sultans pour combattre les Espagnols. En 1516, Aroudj Barberousse libère Alger du joug ibère et prend le pouvoir sur le royaume de l’émir Salim al-Toumi, quant à lui plus fin diplomate que guerrier. Seconde épouse de ce dernier, Zaphira se sent délaissée dans son palais et veille sur l’éducation de leur fils, le jeune prince héritier Yahia. Lorsque son mari est assassiné, convoitée par Aroudj, elle tente de s’inventer un rôle de régente, s’alliant avec l’autre veuve, Chegga, et d’autres fidèles de Salim entrés en rébellion pour reprendre le pouvoir. Mal leur en prendra…
De ce matériau haut en couleur, il y avait de quoi tirer une œuvre feuilletonesque à la Dumas, ou alors une tragédie shakespearienne. Or, se refusant à choisir, les auteurs sont parvenus à faire cohabiter les deux! Et ce sont peut-être leurs limitations budgétaires qui les ont poussés à cette heureuse décision. Dans un pays où ne subsiste quasiment aucune trace architecturale de cette époque, il s’est en effet agi de styliser. Quelques criques encore sauvages et recoins montagneux accueillent ainsi les séquences de combat tandis que de splendides intérieurs abritent la vie de palais. Très tôt, on comprend aussi qu’Ounouri et Bendimerad entendent ainsi figurer la séparation entre le monde violent des hommes et celui, a priori protégé, des femmes.
Au terme d’une scène de combat introductive où gicle le sang, Aroudj Barberousse perd un avant-bras, qui sera bientôt remplacé par une terrible main de fer. Il est celui par qui le chaos arrive, qui va renverser l’ordre établi d’une sorte de photo de famille évidemment anachronique, mais surtout trop belle pour être vraiment crédible. Malgré ses rondeurs rassurantes et tout son art diplomatique, on se doute bien que Salim ne fera pas longtemps le poids. Mais comment réagira Zaphira, qui se dépérissait dans l’attente d’un mari accaparé par les affaires d’Etat et polygame? La libération d’Alger ne pourrait-elle pas devenir aussi la sienne? L’intelligence des auteurs est de faire fi d’une trop stricte historicité pour éveiller de telles questions, plus en phase avec notre temps.
Reine tragique
Il convient de préciser que Zaphira est aussi en bisbille avec sa propre famille, un père qui a déjà pris ombrage de son mariage et qui enverra ses frères la remettre dans le droit chemin de la soumission. De tous côtés, on devine son étroite marge de manœuvre, le piège qui risque de se refermer sur elle. Pour gérer cette complexité, une seule solution: recourir véritablement aux moyens de la mise en scène. Les cinéastes usent ainsi d’ellipses et de rêves prémonitoires, suggèrent le hors-champ et assument une part de théâtralité, osent des montages audacieux et font le meilleur usage de la musique (des précieux père et fils Galperine), le tout dans un mélange étonnamment harmonieux de cinéma classique et moderne.
Incarnée par Adila Bendimerad elle-même, Zaphira ne suscite pas d’emblée la sympathie dans son existence privilégiée mais la conquiert par sa lutte de femme pour sa liberté. A côté d’elle, toujours plus belle et émouvante, la seule actrice reconnaissable, la blonde Nadia Tereszkiewicz (Les Amandiers, Mon crime), ne pèse soudain plus très lourd dans le rôle d’Astrid la Scandinave, maîtresse jalouse de Barberousse. Zaphira finira-t-elle par céder à celui qu’elle soupçonne d’avoir fait assassiner son mari ou choisira-t-elle une issue plus digne? On pense à la Cléopâtre de Joseph Mankiewicz, à la reine Margot de Patrice Chéreau et à d’autres reines tragiques. Entre Histoire et légende, cette Dernière Reine séduit tel un somptueux livre d’images qui aurait pour finir trouvé des accents quasi shakespeariens.
La Dernière Reine , de Damien Ounouri et Adila Bendimerad (Algérie, France, 2022), avec Adila Bendimerad, Dali Benssalah, Mohamed Tahar Zaoui, Imen Noel, Nadia Tereszkiewicz, 1h52. Projection spéciale en présence du réalisateur et de l’actrice Imen Noel dans le cadre du Festival international du film oriental de Genève, vendredi 16 juin aux Cinémas du Grütli (20h30). Festival jusqu’au 18 juin.
Norbert Creutz
Publié le 13 juin 2023 16:19. Modifié le 13 juin 2023 21:39.
https://www.letemps.ch/culture/ecrans/la-derniere-reine-l-oubliee-d-alger
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