Jeune journaliste, Jacques Duquesne a commencé sa carrière en couvrant la guerre d’Algérie pour le quotidien La Croix. Épreuve difficile, car sa perception des événements ne correspondait pas à la sensibilité de la majorité de ses lecteurs. Épreuve formatrice, car cela l’a conduit à affronter les questions morales et politiques essentielles posées par le métier de journaliste en temps de guerre. Mais cette épreuve a été comme reléguée par lui tout au long de sa vie active. Comme beaucoup des acteurs et témoins de ce conflit, il a cherché à en libérer sa mémoire pour ne pas en rester envahi et continuer à travailler et à vivre. À l’indépendance de l’Algérie, il s’était contenté de remiser soigneusement dans des cartons tous ses papiers de cette période : des centaines de lettres de lecteurs indignés par ses articles dénonçant la torture, des notes sur les multiples témoignages d’appelés sur les exactions de l’armée française, des photos et des documents inestimables, comme le courrier expédié par Josette Audin à La Croix sur la disparition de son mari. Tout cela a dormi cinquante ans au fond d’un grenier et Jacques Duquesne s’y est replongé pour composer ce livre.
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En novembre et décembre 1957, Duquesne a effectué son premier grand reportage en Algérie, sillonnant Alger et les régions rurales, recueillant les témoignages d’Algériens victimes de la répression policière et de la torture. Il en a tiré, en janvier 1958, une série de sept articles dans La Croix, intitulée « Souffrances et espoirs de l’Algérie », où il dénonce ouvertement la torture et les exactions des militaires. Ces numéros sont saisis en Algérie et la rédaction croule sous les lettres de lecteurs qui crient au scandale. On l’accuse de salir l’armée, de trahir la France, de céder à la propagande des communistes… Seule une petite minorité de lecteurs l’approuve, dont certains l’invitent à donner des conférences, parfois troublées par des contradicteurs agressifs. Le livre n’hésite pas à reproduire intégralement quelques lettres, parfois d’une grande violence : « Par respect pour les vrais Français, fermez votre sale gueule, Monsieur ! », lui écrit un capitaine de réserve ; une lectrice le traite de « mauvais Français et mauvais catholique », se réjouit que La Croix ait été interdit en Algérie et regrette qu’il ne l’ait pas été en France ; un prêtre, oui, un prêtre, lui lance : « Si les paras vous coupent les c… et vous brûlent les pieds, ils feront un heureux en la personne de votre abonné ».
3Mais Duquesne persiste et rapporte de nouveaux témoignages que, cinquante ans plus tard, il publie aussi dans ce livre. Par exemple, la lettre au président de la République d’un appelé qui, après avoir vu durant quatorze mois comment se déroulait cette guerre, décide lors d’une permission de refuser de repartir en Algérie. Ou celle d’un capitaine d’active basé à Arris, dans les Aurès, que son épouse a transmise à l’Élysée, dénonçant les responsabilités du haut commandement dans la conduite de cette guerre, qui a valu à son auteur trente jours d’arrêts de rigueur suivi de son renvoi sans solde.
4L’un des témoignages les plus importants que publie ce livre est celui de Huguette Akkache, constitué de 42 pages dactylographiées envoyées en février 1959 à La Croix et qui racontent en termes simples et précis le mois et demi de détention qu’elle a subi dans l’été 1957, durant la bataille d’Alger, à l’école Serrouy, près de la Casbah, transformée par les parachutistes en « centre d’interrogatoire », puis à Ben Aknoun, dans la banlieue de la capitale, dans un ancien camp ayant servi aux troupes américaines. Ce témoignage exceptionnel, qui est un document de la même force que La Question d’Henri Alleg, a été écrit après son retour en France, en 1958, et envoyé à la soi-disant Commission de sauvegarde des droits et libertés fondamentales qui servait à berner l’opinion, ainsi qu’à différentes personnalités (le général De Gaulle, François Mauriac, Jean-Paul Sartre, Maurice Clavel) et à des journaux (Témoignage Chrétien, Hubert Beuve-Méry au Monde, le R. P. Wenger à La Croix). Si La Croix ne l’a pas publié, Témoignage Chrétien en a reproduit des extraits dans un supplément intitulé « Témoignages et documents », et Le Monde a fait de même en décembre 1959, sous le titre « Le Centre de tri ». Mais il ne sera publié, dans une version quasi intégrale, relue et légèrement remise en forme par l’auteur, qu’en 2004, sous le titre d’Un été en enfer. Barbarie à la française. Alger 1957, par les éditions Exils à Paris, signé du pseudonyme de H. G. Esméralda. Mais, dans cette édition, les noms des tortionnaires n’apparaissent qu’en abréviations et c’est l’un des grands mérites du livre de Jacques Duquesne que de les publier intégralement pour la première fois ainsi que de rétablir certains passages (essentiellement relatifs aux violences sexuelles) absents de l’édition anonyme de 2004.
5L’un des noms les plus souvent cités est celui d’un jeune lieutenant décrit comme dirigeant les interrogatoires, ordonnant aux bourreaux de poursuivre ou de stopper les tortures, et actionnant parfois lui-même la magnéto tout en lançant de violentes diatribes anticommunistes, le lieutenant Schmidt (sic). Or, on sait que le lieutenant Maurice Schmitt commandait en 1957, lors de la bataille d'Alger, une compagnie de parachutistes au 3e RPC du colonel Bigeard, qu’il deviendra par la suite général, et même, de 1987 à 1991, chef d’état-major des armées françaises. Lors du débat qui avait suivi la diffusion sur France 3, le 6 mars 2002, du documentaire de Patrick Rotman, L’Ennemi intime, il n’a pas supporté les témoignages sur la torture de deux acteurs de la guerre d’Algérie (Louisette Ighilariz et Henri Pouillot), qu’il a accusés de mensonge, ce qui lui a valu une condamnation à leur verser des dommages et intérêts. Ce long récit de Huguette Akkache, publié pour la première fois par Jacques Duquesne avec les noms propres entiers des tortionnaires tels qu’elle-même ou d’autres suppliciés les ont entendus prononcer (d’où quelques erreurs orthographiques probables), contient à leur sujet des informations précieuses et inédites. En dehors de celui de ce lieutenant, cité à treize reprises, elle nomme l’inspecteur Lévy de la DST, et d’autres parachutistes du 3e RPC : le lieutenant Fleutiot, le capitaine Chabane, le soldat Chevallier, le lieutenant Sirvant (sic) et le capitaine Petot. Lorsqu’après avoir envoyé ce texte à la soi-disant Commission de sauvegarde des droits et libertés fondamentales, elle avait été reçue par elle et avait exprimé son exigence de voir les tortionnaires condamnés. On sait qu’il n’en a rien été et que, récemment, lorsque les cendres de Marcel Bigeard ont été dispersées au Mémorial des morts d’Indochine à Fréjus le 20 novembre 2012, en présence de l’ancien président de la République Valery Giscard d’Estaing, le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian s’est abstenu de la moindre allusion critique au rôle de ce commandant du 3e RPC lors de la bataille d’Alger. Pourtant, ce récit montre que, quand au début de septembre 1957, les bérets rouges du régiment de parachutistes coloniaux du colonel Bigeard partirent en opération dans le Sud, et le camp de Ben Aknoun passa aux mains des bérets verts d’un détachement parachutiste de la Légion étrangère commandé par un sergent français d’origine allemande, ancien légionnaire, entouré d’Italiens, d’Allemands, de Hollandais, seul le sergent étant français. Une amélioration très nette est alors intervenue dans le respect d’un certain nombre de règles humanitaires élémentaires pour les personnes détenues. Ce qui fait dire à Huguette Akkache que la langue française lui devint alors insupportable : « Les Allemands acquirent la sympathie du camp entier… J’en ressentis une gêne profonde, n’ayant pas oublié leur passé… J’eus mal encore pour la France, que j’avais autrefois aimée, et que je ne pouvais plus défendre à cause d’elle-même. »
6Ne serait-ce que pour ce témoignage exceptionnel, ce livre mérite d’être lu. Pourquoi n’a-t-il pas été davantage publié à l’époque ? L’auteur avait épousé en janvier 1954 un membre du bureau politique du PCA, interdit en septembre 1955 (Ahmed Akkache, lui-même arrêté en février 1957 et dont elle divorcera avant son évasion au début de 1962), et elle était la sœur de militants communistes algériens, juifs, fortement engagés au sein du FLN, les frères Timsit. En 1959, Huguette Akkache-Timsit a certainement communiqué également son récit au PCF et à l’Humanité. Or, la seule référence à son sort dans ce journal est, semble-t-il, le 16 août 1957, à la suite d’un article censuré consacré au sort d’Henri Alleg, alors interné au camp de Lodi, la mention brève de son arrestation : « Nous apprenons d’Alger que, le 6 août, Henriette Timsit (sic) a été enlevée par des parachutistes. Depuis, on est sans nouvelles d’elle » (voir L’Humanité censuré, 1954-1962, un quotidien dans la guerre d’Algérie, coordonné par Rosa Moussaoui et Alain Ruscio, p. 126). Mais de ce récit qu’elle a diffusé en février 1959, après sa venue en France, et qui était si important pour faire connaître les pratiques de l’armée française en Algérie, seuls Témoignage chrétien et Le Monde en ont, semble-t-il, publié des extraits. On touche là à l’histoire complexe du positionnement du parti communiste français durant la guerre d’Algérie, dont beaucoup de zones d’ombre restent à éclaircir.
https://journals.openedition.org/chrhc/3303
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