Il a beau multiplier les échecs électoraux, collectionner les ennuis judiciaires et avoir été inculpé pour mise en danger de la sûreté nationale, l’ancien président reste le favori de la primaire républicaine pour l’élection de 2024.
« Have a drink ! » Donald Trump lève sa bouteille d’eau face à la foule avant de la porter à ses lèvres. « Thank you. Happy birthday. Great birthday. » Face à ce Narcisse peroxydé qui a soudain décidé de se souhaiter un joyeux anniversaire la veille de ses 77 ans, ses partisans venus l’acclamer ce 13 juin dans son club de golf de Bedminster, dans le New Jersey, n’ont d’autre choix que d’entonner en chœur « Happy birthday to you ». « Bel anniversaire, n’est-ce pas ? Je viens d’être inculpé pour des faits qui pourraient me coûter quatre cents ans de prison au total. Nous allons faire de cet anniversaire le plus beau de tous ! » ricane le Macbeth de l’Amérique.
Trump a retrouvé son sourire sarcastique. Quelques heures auparavant, il n’en menait pas large pourtant. Bras croisés, visage fermé, dents serrées, tendu comme un arc dans son costume sombre. Assis à la table de l’accusé dans une salle d’audience bondée du 13e étage du tribunal de Miami, le premier président de l’histoire des Etats-Unis inculpé pour un crime fédéral avait plaidé non coupable. Trente-sept chefs d’inculpation étaient retenus contre lui, dont la « rétention illégale d’informations portant sur la sécurité nationale », l’« entrave à la justice » et le « faux témoignage ».
L’ancien locataire de la Maison-Blanche est un habitué des tribunaux. Un récidiviste. Rien qu’en 2023, il a déjà comparu trois fois. En mars, il a été inculpé pour une histoire sordide d’accord financier passé avec une ancienne star de films pornographiques, Stormy Daniels. En mai, il a été reconnu coupable d’une agression sexuelle sur la chroniqueuse E. Jean Carroll. Mais cette fois, c’est différent. L’acte d’accusation est « plus grave sur le plan juridique et plus périlleux sur le plan politique », écrit Peter Baker dans le « New York Times ». Car Trump a mis en danger la sûreté de la nation.
L’affaire est rocambolesque. La loi oblige les présidents à transmettre leurs correspondance et documents de travail aux Archives nationales à la fin de leur mandat. Mais en janvier 2021, en quittant la Maison-Blanche, Trump emporte avec lui des centaines de documents classifiés comportant des renseignements ultrasensibles, notamment sur l’armement nucléaire des Etats-Unis. Des photos incroyables de cartons empilés dans une salle de bal, des toilettes ou un débarras de sa résidence de Mar-a-Lago, à Palm Beach en Floride, ont fait le tour du monde. Sommé de les restituer, il n’en a rendu qu’une partie en janvier 2022. Il a fallu que le FBI effectue une perquisition spectaculaire au cœur de l’été pour mettre la main sur le reste. Pourquoi avoir pris ce risque ? Pour s’en servir plus tard ? Peut-être. Parce qu’il ne parvient pas à concevoir qu’il n’est plus président ? Sûrement.
Au coude-à-coude avec Joe Biden
« Lock her up ! » (« enfermez-la ! »), hurlait Trump en 2016, lorsque sa rivale Hillary Clinton s’était vu reprocher d’avoir utilisé une messagerie privée au lieu d’un serveur gouvernemental sécurisé. Ironie de l’histoire, c’est lui qui, aujourd’hui, pourrait finir derrière les barreaux pour ne pas avoir appliqué les règles sur la protection des informations sensibles.
L’affaire des e-mails avait fait trébucher sa rivale au pied du podium. Les dossiers secrets lui coûteront-ils à son tour la victoire ? Personne ne se risque à faire des pronostics. Il n’y a pas si longtemps, on donnait le milliardaire blond platine pour mort politiquement. Il avait été lâché par le magnat des médias conservateurs Rupert Murdoch, qui l’avait déclaré persona non grata sur sa chaîne Fox News et le réduisait au surnom humiliant de « retraité de Floride » dans son tabloïd « The New York Post ».
On pensait que la série noire de ses ennuis judiciaires et ses trois échecs électoraux successifs plomberaient son retour sur scène. Il avait perdu le contrôle de la Chambre des Représentants en 2018, échoué à la présidentielle face à Joe Biden en 2020 – une défaite qu’il ne reconnaît toujours pas –, et enregistré des résultats mitigés aux midterms de 2022. Mais les affaires judiciaires l’ont paradoxalement ressuscité. On l’a vu remonter dans les sondages à chaque inculpation. Il fait désormais jeu égal avec Joe Biden. D’où lui vient cette mystérieuse résilience ?
« Save America »
Premier à s’être déclaré candidat à la Maison-Blanche pour 2024, le « retraité de Floride » a pris une longueur d’avance : il rassemble ses ouailles depuis novembre. Une incroyable communauté de fidèles, connue sous le nom de MAGA, en référence à son slogan « Make America Great Again », qui lui voue un véritable culte. C’est elle la clé de voûte du phénomène Trump. Mais pourquoi continuent-ils de le suivre contre vents et marées ?
D’innombrables études ont dépeint cette Amérique populaire, patriarcale, chrétienne, blanche et conservatrice qui se sent menacée par la transformation démographique et culturelle du pays, dont elle tient la gauche pour responsable. Une Amérique qui se souvient du mandat de Trump (2016-2020) comme d’une époque économiquement stable, où elle se sentait soutenue. Une Amérique qui « ne voit pas la lutte entre les républicains et les démocrates comme une compétition politique, mais comme un conflit existentiel, souligne l’historien Thomas Zimmer sur Twitter. Ces conservateurs ont décidé qu’ils sont le pays, et que tous les autres sont des ennemis. » Cette Amérique-là voit en Trump son commandant et se reconnaît dans son cri de guerre : « Save America. »
« Ils représentent aujourd’hui de 35 % à 50 % de l’électorat républicain », selon Reed Galen, cofondateur du Projet Lincoln – un groupe de conservateurs opposés à Trump ayant claqué la porte du parti. Ce sont ces ruraux de Virginie-Occidentale qui affichent toujours une bannière « Trump » devant chez eux, même en dehors des périodes électorales. C’est cette famille rencontrée dans un restaurant de fruits de mer en Caroline du Sud, qui avait sorti ses casquettes « Trump 2024 » spécialement pour son déjeuner dominical. C’est Sharon, une infirmière californienne croisée à la grand-messe annuelle des républicains, la Conservative Political Action Conference (CPAC), à Washington, qui dilapide son peu de temps libre et ses maigres économies à sillonner les Etats-Unis pour le voir et revoir « monter à la tribune » lors de ses meetings.
Cette emprise alchimique qu’il exerce sur ses électeurs le soustrait aux lois de la gravité politique. « Teflon Don is back » (« Don Teflon est de retour ») annonçait le journal « Politico » en mai, pour décrire sa capacité à traverser les épreuves en restant indemne. « Comme il l’a dit lui-même en 2016, il pourrait se planter au milieu de la 5e Avenue à New York et tirer sur quelqu’un sans perdre un électeur, rappelle le politologue Geoff Kabaservice, du think tank Niskanen Center. Si ses supporters ne le jugent pas comme les autres politiciens, c’est parce qu’ils considèrent qu’il n’appartient pas à cette catégorie : c’est un milliardaire trop riche pour être corruptible, un roi du divertiss
ement impertinent, un messie venu les sauver. Ils arrêteront de le soutenir quand il mourra. »
D’autant qu’ils sont persuadés que leur héros est un martyr. « Dès son arrivée au pouvoir, il a fabriqué un récit très efficace qu’il a ressorti chaque fois qu’il a eu des ennuis, constate le politologue Lee Drutman, du think tank New America. Il se présente comme la victime d’un Parti démocrate corrompu qui abuserait de son pouvoir contre ses ennemis politiques. » Il a utilisé ce récit lors des investigations sur les ingérences russes dans la présidentielle de 2016, puis en 2020 en accusant les démocrates de lui avoir volé la victoire, puis dans l’enquête parlementaire sur l’assaut du Capitole, et de nouveau dans l’affaire des documents classifiés. Avec succès : 81 % des républicains estiment que leur champion est la cible d’une machination politique, selon un sondage réalisé après son inculpation à Miami.
Assis devant sa tente, une canette de bière à la main, Bryan, un garagiste à la retraite d’Alabama venu camper en Caroline du Sud, s’emballe :
« Et les documents classifiés qu’on a retrouvés aussi chez Joe Biden ? Et les e-mails de Hillary Clinton ? Si Trump est visé et pas les autres, c’est juste parce que l’Etat profond de Washington a voulu le neutraliser. Mais il peut compter sur nous. »
Sont-ils toujours prêts à en découdre ? Depuis l’assaut sur le Capitole du 6 janvier 2021, ses partisans se tiennent cois. Refroidis par la présence policière lors de ses comparutions et par les poursuites judiciaires qui ont visé les participants au 6 janvier. Mais Trump continue de ranimer leur flamme. « Je suis votre vengeance », leur a-t-il promis.
Ron DeSantis loin derrière
Résultat, malgré ses déboires, l’ancien président toise de haut ses concurrents en lice pour la primaire républicaine, avec 53,4 % des intentions de vote contre 21,4 % pour son rival le plus redouté, le gouverneur de Floride Ron DeSantis, et 5 % ou moins pour tous les autres. Nul ne sait s’il est réellement imbattable ou finira par exploser en vol. Mais une chose est sûre : le célèbre golfeur confirme sa domination sur le Grand Old Party (GOP, le surnom du Parti républicain). Après sa nouvelle inculpation, la plupart des élus et candidats républicains ont repris en chœur son récit du procès politique. Ils sont piégés : ne pas défendre leur boss autoproclamé, c’est se voir accuser de faire le jeu des démocrates ; mais le soutenir, c’est reconnaître son hégémonie.
« Tout républicain qui remet en question sa vision paranoïaque de l’Amérique risque de se suicider politiquement », analyse Geoff Kabaservice. Ils l’ont vu purger le parti avant les midterms, tel un parrain de mafia, adoubant ses amis, éliminant ses ennemis. Et ils redoutent de s’aliéner les voix MAGA. La peur règne. L’oxygène manque. Dans son ombre, il n’y a pas de place pour exister. Ses rivaux ne se font remarquer que lorsqu’ils parlent de lui. « CNN a fait à Trump un cadeau incroyable en transmettant en direct un débat entre lui et ses sympathisants. Les grands médias doivent cesser de jouer son jeu pour donner de l’air à ses concurrents », remarque le politologue.
Quand ils n’affichent pas leur soutien, les élus du GOP se terrent dans un silence gêné. « Ce parti a passé un accord avec le diable : ils ont peur de gagner avec lui, mais ils savent qu’ils ne peuvent pas gagner sans lui », juge le déserteur républicain Reed Galen. Seules de rares voix discordantes osent dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas : « C’est un loser qui gémit et fait en sorte que tout tourne autour de lui », fustige le candidat à la primaire Chris Christie.
L’élite républicaine ne sait plus que faire. Ils ne lui trouvent pas d’alternative. Beaucoup misaient sur le Floridien Ron DeSantis. Mais il est loin derrière dans les sondages. La primaire 2024 semble rejouer celle de 2016 : une dizaine de concurrents aux idées plus ou moins similaires (moins d’immigration clandestine, d’avortements, de transgenres, d’impôts…) vont se neutraliser en se partageant la moitié de l’électorat qui ne roule pas pour le gourou MAGA.
Qu’espèrent-ils donc ? Le calendrier judiciaire qui va rythmer cette campagne est à double tranchant : il va ramener constamment la lumière sur Trump, qui criera encore et encore à la persécution politique, mais il pourrait finir par décourager ses électeurs les moins fervents. Car ses ennuis ne font que commencer. On attend encore les conclusions des investigations sur les pressions qu’il a exercées pour modifier le résultat de l’élection en Géorgie en 2020, et de l’enquête fédérale sur son rôle dans l’assaut du Capitole. Enfin, son procès dans l’affaire Stormy Daniels est prévu pour mars 2024, en pleine primaire.
Comment tout ça peut-il finir ? Trump entend poursuivre sa campagne jusqu’au bout. Après tout, la loi le permet, même s’il était derrière les verrous. La presse américaine le compare à un Silvio Berlusconi, qui a passé des décennies à faire des allers-retours entre les élections et les tribunaux italiens. Ou à un Benjamin Netanyahou, qui veut étouffer l’indépendance de la justice israélienne afin d’échapper à la prison. Comme eux, il n’a plus rien à perdre. Son but, c’est de se sauver lui-même en revenant à la Maison-Blanche. « Ce serait sa carte de sortie de prison – et l’enterrement de l’Amérique », prévient l’éditorialiste Edward Luce dans le « Financial Times ». Juste après s’être souhaité « happy birthday », Trump a promis que, s’il était réélu, il nommerait un procureur spécial pour « poursuivre Joe Biden ». « Lock him up ! » ont entonné ses adorateurs.
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